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Mathilde Soulheban | Théâtre de la dette, ou la scène du passage : transiter par l’origine
À propos des Endettés
mardi 1er décembre 2020
Reprise ici de l’article paru en décembre 2020, dans la revue Incertains Regards n°10, « Formes transitoires »,
Presses universitaires de Provence.Cette note dramaturgique accompagne la création sonore de la pièce, Les Endettés de Mathilde Soulheban, réalisée avec les étudiants de la section théâtre d’Aix-Marseille Université.
Dettes publiques, exactions fiscales, régime colonial, protectionnisme, guerres commerciales, etc. Ces rejetons de la fin du XVIIe s. prennent un développement gigantesque lors de la naissance de la grande industrie au XIXe. s. Voilà ce qu’il en a coûté pour dégager les « lois naturelles et éternelles » du capitalisme. Ne dirait-on pas que l’humanité est un séjour de damnés ? C’est avec des taches de sang sur une de ses faces que l’argent est venu au monde. Le capitalisme vient au monde en transpirant de la tête aux pieds, la sueur et le sang.
Karl Marx, Le Capital
(Livre I, Chapitre XXXI, Genèse du capitalisme industriel)Mais (demanda Pantagruel) quand serez vous hors de debtes ? Es Calendes Grecques, respondit Panurge ; lors que tout le monde sera content, & que serez heritier de vous mesmes. Dieu me guarde d’en estre hors. Plus lors ne trouverois qui un denier me pretast. Qui au soir ne laisse levain, ia ne fera au matin lever pasté. Doibvez tous iours à quelqu’un.
François Rabelais, Le Tiers Livre
(Chapitre III, « Comment Panurge loue les debteurs & emprunteurs »)
Les voies transtoires de l’Histoire
Le temps passe. Seul le passé demeure. Immobile, étal, fatalement posé là où l’Histoire l’a laissé. Définitivement ? Il suffit pourtant de prendre langue avec lui. Tout change alors. Ce qui s’anime, dans la plongée rêveuse de ce qui a eu lieu, c’est la possibilité d’une autre Histoire. Non celle qui est passée, mais serait à venir, à travers elle et par elle, parfois grâce à elle. On invente le passé pour qu’il ait lieu devant soi. Ainsi passe le temps : d’un bord à l’autre du réel et de l’imaginaire, transite l’histoire pour que s’activent nos devenirs. Peut-être est-ce la tâche du théâtre.
Dès lors, si, du passé, on faisait table rase de l’origine même ? Que se passe-t-il quand, dans l’Histoire, ce qui passe, c’est l’Histoire même, son passage de l’inexistence à sa levée, de l’origine à son devenir ? Comment dater ce passage, qui nommerait ce moment où l’Histoire commencerait, moment transitoire (et infiniment transité) où nous sommes encore — au milieu duquel nous sommes enveloppés ? « En fait, il y a trois ans, j’ai entraperçu la possibilité de saisir d’un même geste le monde et sa réalité silencieuse sans utiliser l’un pour révéler l’autre, de pouvoir fabriquer une énigme vraiment bien, quelque chose qui soit comme un sphinx souriant [1]. » Le théâtre possède parfois cette faculté à lire sur les lèvres d’un sourire silencieux.
Mathilde Soulheban achèvera en 2017 Les Endettés au terme de sa formation en dramaturgie et écriture scénique, dans la filière « Écriture Dramatique » de l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre à Lyon. Pièce d’étude, pièce du passage — entre l’étude et la réalité professionnelle, expérience transitoire en tous points, pour l’autrice en premier lieu (et pour la pièce aussi, on le verra) si le « passage » n’est pas entendu comme la forme défaillante avant la complétude, plutôt sa tension permanente vers un inachèvement qui la réalise pleinement, Les Endettés est une pièce (du) transitoire. Au-delà des contingences de sa composition, ce texte essaie de saisir dans le passage incessant de l’Histoire la nature de notre Histoire et ce qui nous lie à elle. Or, c’est sous l’angle de ce qui passe, ce qu’on passe et ce qui se passe qu’elle se trame.
Sur le sourire du sphinx — image sœur de l’Angelus Novus de Paul Klee devant quoi se tient la pensée de l’Histoire de Walter Benjamin [2] —, l’image-maitresse, l’éclat d’une forme immédiate agglomérant en elle, comme un champ de force, le chiffre de l’époque, son sceau : le passage. Champ de force pris dans le champ de force du théâtre : pour dire le passage, c’est le motif éminemment théâtral de l’échange que la pièce articulera et sur lequel elle se fondera pour avoir lieu. Lieu et formule qui tiendraient ensemble l’histoire et le théâtre, l’échange est aussi une notion centrale des sciences sociales ; en anthropologie et en économie, il est le terme clé disant le processus même des relations humaines.
Voilà ce « même geste » saisi : l’échange, comme ce qu’on passe, ce qui passe d’un corps à un autre, d’un temps à un autre, d’un espace à l’autre. Par l’échange, le théâtre sort du pur chant lyrique ; par l’échange, les sociétés quittent la sauvagerie animale ; et par l’échange, s’arrache de l’autre pour qu’advienne le devenir. Car dans l’échange s’édifient du temps et de l’espace, afin que s’élaborent ou se déchirent des communautés — puisqu’on échange autant des mots d’amour que des coups.
Mais il ne s’agit pas de méditer sur l’échange pour le penser et lever une pièce de théâtre qui pauvrement l’illustrerait. Cherchant à dire le monde et son signe, trouvant dans l’échange une force et une forme théâtrale, une façon de saisir l’histoire et un processus dramatique capable de la nommer, la pièce affecte un coefficient altérant l’échange : c’est la dette. La dette, soit ce qui nous lie à quelqu’un dans le défaut de l’échange, ouvre en effet une voie plus âpre : c’est les enjeux de la domination, c’est-à-dire de la violence, que porte en réalité tout échange.
Si Les Endettés est une pièce du passage, parce qu’elle s’organise sous le motif de ce qui passe, ce qu’on se passe, elle fait de ce passage une épreuve de force. Or, cette histoire que raconte la pièce, c’est l’histoire des commencements de l’Histoire. Ultime saisie du motif comme processus, et du processus par l’art de ce qui le fonde : la fable qu’élabore la pièce porte en elle l’allégorie des débuts pour tâcher de trouver le fondement de l’Histoire. Nul hasard si elle le trouve dans la dette. Il y aurait quelque chose de paradoxal de dater l’origine de l’Histoire humaine avec un motif qui par définition remonte toujours plus avant dans le temps. Mais c’est précisément pour déjouer le piège de l’origine comme point premier que la pièce s’origine dans ce désir de raconter par la dette une origine qui serait infiniment repoussée, introuvable, désaxée. « L’origine, c’est mon point de fuite préféré. On peut remonter et remonter, le cours des choses, des événements, du temps et même avant le temps, plus l’échelle grandit, plus ses barreaux paraissent négligeables [3]. » Comment faire de l’origine le contraire d’une origine, mais un point de fuite, un moment transitoire d’un devenir ?
Dans Rome, la ville sans origine [4], Florence Dupont s’inquiète de la notion romaine d’origo, qui déplace le sens de notre origine — celle-ci présupposant une chronologie, dont elle serait le début. Reprenant les travaux de Yan Thomas [5] qui montrait que la citoyenneté romaine n’était pas donnée par le sang ou le sol, mais par l’origo, la ville à laquelle appartient le père du citoyen, elle dévoile combien, ni lieu de naissance ni lieu d’habitation, cette origo était surtout une pure fiction. Cette origo fictive, flottante, mouvante, de passage — Énée, nouvel Ulysse, n’aura jamais vu la Cité qu’il a fondée — peut donc être l’instrument privilégié capable de lever la possibilité d’un récit historique disant tout à la fois un fondement, un passage, une tension dans le temps. Soit : une perspective.
Ainsi la pièce Les Endettés va se donner comme tâche de raconter l’origine de toute origine (et de toutes les origines) et saisir la nature de notre présent, afin de mieux dégager la possibilité d’un avenir — pour cela, de s’établir dans une fable de pure fiction, lovée dans un récit mythique.
En passer par Gilgamesh et les Eurobonds
De quoi s’agit-il ? D’une double réécriture : celle du mythe de Gilgamesh, et celle d’un essai d’économie politique. Un récit fondateur réécrit donc en temps d’austérité, sous les auspices des théoriques de la dette, celle qui écrase la Grèce par exemple — et pour l’exemple —, la nôtre, contemporaine. « Tout est parti de ce livre de David Graeber, Dette, 5000 ans d’histoire [6]. Déjà, je ne pensais pas que nous avions cinq mille ans de déficit à notre actif. Ce livre part de la question : pourquoi faut-il rembourser ses dettes ? Pourquoi y a-t-il autant de légitimité du côté du créancier, et aucune du côté de l’endetté [7] ? » Cette violence première n’est pas que symbolique : l’aliénation de l’endetté est sans mesure. Les pays du Tiers-Monde paient, sur des générations, ces dettes par lesquelles les pays du Nord ont acheté leur domination. À la dette est attachée la violence, qui dessine l’histoire des relations humaines et celles dites internationales depuis la nuit des temps. Or, Graeber a pu montrer que bien des sociétés humaines ont pu reposer sur le principe même de la dette qui liait les parties plutôt qu’elle ne suscitait de la violence. Au contraire, la dette, pris dans l’amas rituel qui structurat nombre des civilisations, jouait le rôle de régulateur social, dénouant les conflits, se posant même en valeur métaphysique. Car la dette suprême qu’on paie s’établit face à la mort. Combien vaut une vie ? Autour des premiers cercueils se donnait le théâtre de la dette. Les paroles qu’on lançait, les objets symboliques qu’on tressait — et qui coûtait le temps qu’il fallait pour les façonner —, les biens communs qu’on sacrifiait, l’argent qu’on dilapidait lors des cérémonies funéraires… tout cela jouait la représentation d’un échange avec l’impossible contre-don. Le mort ne revenait pas à la vie, mais on payait ainsi du moins les regrets qu’on emporte et l’honneur qu’on lui doit.
La dette, en tant que telle, n’est qu’une manière neutre d’inscrire l’échange dans le temps (ce qu’on donne, on attend qu’on nous le redonne) et d’établir des équivalences dans le monde des choses. Mais il est devenu, dans nos sociétés de marché néo-libérales, cet outil d’aliénation. On comprend dès lors que la dette ne relève pas tant aujourd’hui d’un enjeu économique, que d’un processus lent et puissant de domination, recourant aux traits objectifs et rationnels de l’arithmétique pour mieux asservir en comptant sur l’acceptation des dominés. La dette pourrait être en cela ce fait social total, selon l’expression de Marcel Mauss [8], anthropologue dont le travail sur le potlatch notamment — cette économie singulière du don — a été si déterminant dans les sciences humaines au XXe s.
Ce que peut politiquement l’art tient sans doute moins à un engagement idéologique en faveur de causes, qu’à la conquête de territoires de fictions occupés par l’imaginaire dominant. « Comment produire de l’imaginaire sur la dette qui ne soit pas l’œuvre des dominants [9] ? » Hors de question donc de rêver à un monde sans dette et de se réfugier confortablement dans l’idéal à l’abri du réel. L’annulation esthétique de la dette ne solde aucun problème politique — elle le laisse aux dominants et à ses méthodes. L’enjeu serait plutôt de lever un monde entièrement régi par la dette et de faire l’expérience commune d’en traverser la violence.
Or, cette violence tient à une question relativement simple : tenir la parole donnée. Sous cet enjeu réside la force émancipatrice du théâtre. Sur ce renversement se fonde la politique des Endettés. Dans le monde archaïque — premier — construit par la pièce, les personnages assistent à la naissance du langage en même temps qu’ils doivent faire face à la menace d’une dette aliénante : renoncer à leur parole, ce serait renoncer aussi à ce qui fait d’eux des humains à peine nés. Si les endettés ne remboursent pas, ils perdent leur qualité d’êtres ; si le créancier n’est pas remboursé, il perd son statut même de personnage de créancier.
Ayant soulevé l’horizon politique du drame et dégagé la structuration dramaturgique de la fable, resterait à faire lever le tissu fabuleux de la pièce. Graeber, dans son essai, ne cesse de repartir de la Mésopotamie à travers les soubresauts économiques de Sumer. Or, Sumer est le berceau de la légende de Gilgamesh, dont le récit n’est pas sans écho avec les enjeux économiques de la dette. Surtout, cette fable présente le mérite de proposer une contre-histoire au récit, lui aussi légendaire, de la naissance de l’économie telle qu’elle est racontée dans les manuels officiels de nos sociétés de marché — sauf que dans les livres d’Adam Smith, le mythe exposé est toujours relaté comme une vérité scientifique. Ce mythe, qui fait du troc un stade primitif dépassé par l’invention progressive d’une monnaie, est largement faux. Il y a toujours eu de la monnaie, et toujours du troc en parallèle — toujours un système d’échange symbolique aux fonctions précises, souvent rituelles, s’affrontant à l’impossible (la mort, les Dieux), et visant à réguler les violences sociales. Proposer une autre fable, qui serait plongée dans la même évidence fabuleuse que le « récit » d’Adam Smith, permettrait de dégager d’autres lignes de force structurant un même objet.
Cette contre-fable, par laquelle l’autrice passe pour traverser l’Histoire, s’origine à Çatal Hüyük. Située en Anatolie centrale et fondée à la fin du VIIIe millénaire, cette ville est considérée comme l’une des plus anciennes de l’Humanité. On sait aujourd’hui que la ville était formée de maisons posées les unes contre les autres : elle ne possédait pas de rues ; les toits étaient les allées et les places, des portes y étaient percées pour entrer dans les maisons. Écrire réclame peut-être ces renversements pour avoir lieu.
C’est par le toit qu’on entre donc dans cette réécriture de Gilgamesh, l’autre source aberrante de l’histoire/l’Histoire. Mais de cette fable matricielle, il ne reste que des spectres lointains, des souvenirs parcellaires. À l’aventure du jeune roi capricieux puni par les Dieux pour son arrogance, ne restent que des bribes de noms : Gilgamesh sera « Gil » ; le Géant Enkidu bâti pour lutter contre lui, sera le jeune et chétif « Kid » ; la prostituée Shamat — la joyeuse —, qui civilisera Enkidu en l’initiant aux rites sexuels, sera simplement « La Joyeuse »… Ce processus de réduction qui touche les noms porte plus généralement sur l’épopée, réduite, ou plutôt concentrée en récit d’enfance — avec toute la cruauté qu’elle suppose, de joies légères aux violences inouïes. Sont évacués également les références aux objets et à leur temps : les signes qui demeurent portent sur des signifiés si génériques qu’ils peuvent être de toujours et de maintenant — des fleurs, de la bière, des couteaux —, la fable s’ancre par là au monde et s’arrache au temps. L’autre « évacuation », plus radicale encore, porte sur la dimension transcendante de la fable source. En supprimant les références aux Dieux, et même à tout arrière-monde religieux, c’est évidemment la substance même du mythe que la pièce trahit, ou plutôt dont elle se délivre. Il eût été facile de faire de la dette une manipulation religieuse, une escroquerie de prestidigitateurs en toge : en assumant l’origine sacrée de la dette, la pièce aurait pu se lire comme une vaine critique d’un pouvoir totalisant. Or, ici, aucune référence au folklore mythique : seule dynamique théâtrale, seul substrat et appui, seul motif ou presque, la dette concentre les pouvoirs. Ceux de la dramaturgie, du politique, du poétique.
Reste la butée anthropologique d’un monde premier où le rituel n’est pas religieux. Cette butée à laquelle s’affronte le texte en la laissant ouverte, comme une plaie, c’est la mort, et son envers, la vie gorgée de sens. Qu’est-ce qu’un rituel sans dieu ? Peut-être est-ce cela, aussi, la définition du théâtre. Une liturgie écrite sans espérance ni charité, et lancée à personne, autant dire à tous.
Notre seule patrie, l’enfance
L’intrigue finalement tient en peu de mots. Dans une ville où les jours s’organisent autour des récoltes d’orge et de blé qui servent à fabriquer de la bière, on attend la venue d’Humb, qui a fondé jadis cette ville et revient tous les sept ans réclamer son dû : une part considérable de blé que chaque habitant lui doit. Son arrivée est imminente. Ceux qui n’auront pas de quoi le payer, il les dévorera. Seulement, la plupart — soit par négligence, soit par révolte — ne possèdent pas de quoi payer le terrible Humb. Quand il revient, tous essaieront de négocier avec lui, chacun avec ces armes : la ruse, la négociation, ou l’affrontement… Révolte ? Mais par rétraction. Un I would prefer no to qui se dresse sans velléité ni revendication. Sans négociation non plus. Se raconte peu à peu la fondation du monde, non pas depuis une terre vierge, mais par récusation d’un ordre ancien.
Loin d’emprunter la voix épique du mythe en surplomb, c’est par l’enfance que fraie la pièce. Espace et territoire transitoire du passage, l’enfance est d’évidence le chemin apte à dire ce récit, par la douceur tranquille qu’il porte et la cruauté infinie qui la sous-tend. L’enfance, comme on le sait, est la langue de l’origine mystérieuse, langage du mystère des origines. Elle est aussi, politiquement, notre seule patrie [10]. Les personnages parlent dans cette voix-là, revêtant l’apparence de la simplicité pour dire le pire et l’évidence d’un même mouvement.
C’est un monde d’enfance, et pas seulement pour les personnages : on est à l’enfance de l’Histoire. L’humanité ne sait pas compter ni écrire ; elle boit (de la bière) et dort. Joue. Entre dans les maisons par le ciel. L’onirisme est sa réalité. La Joyeuse veut faire entrer tout ce monde dans l’âge de raison. Elle expose ce qu’est le dénombrement ; ce que peut être l’écriture ; elle esquisse des hypothèses sur les origines rationnelles de toutes choses. On l’écoute distraitement. Peu parviennent à comprendre l’intérêt de son invention du calcul. Humb lui-même, qui réclame du blé, ne veut pas entendre parler des colonnes de chiffres. Ce qu’invente La Joyeuse pourtant, c’est la possibilité d’étaler dans le temps le paiement. Car l’économie se base sur une fiction, celle de la fabrique dans le futur d’un temps où on pourra rembourser.
Cependant, la Joyeuse code sa fiction dans la syntaxe de l’aliénation propre à Humb. Or, il y a d’autres fictions d’enfance, plus révolutionnaires. Les jeux de cartes d’Hivreh sont une ruse à double niveau. En jouant, on oublie la mort ; on distrait le créancier, et on peut lui reprendre ce qu’on lui doit. Kid, l’enfant suprême jusque dans son nom, a peut-être compris plus que d’autres que la seule façon de ne pas payer, c’est de ne pas participer au monde. Il fait l’école buissonnière de cette réalité. La sécession est une position politique radicale. Quant à Gil, son enfance est ultime : pour mettre un terme aux agissements de Humb, il lui tranche la tête. Le chef ainsi décapité ne saurait s’en prendre aux autres. C’était sans compter que la tête, séparée de son corps, continue de parler. Le théâtre des voix sait ainsi recourir aux plus belles libertés données par l’enfance pour laquelle on ne meurt pas : on disparaît.
Les passages secrets du provisoire
Il y aurait pour ainsi dire une dramaturgie par personnage. Chacun avec ses objectifs, ses moyens de les mener, et sa langue pour le dire seraient saisis au prisme du transitoire. Littéralement, le mot recouvre deux sens distincts que ce théâtre tend ici à confondre. Le transitoire, c’est ce qui ne dure pas, mais c’est également ce qui sert de transition.
La pièce raconte une journée, du matin à l’aube suivante — en passant par la nuit. La nuit est justement ce sas, passage secret qui conduit de l’autre côté du jour, basculé dans l’irréversible. Le mouvement de rotation de la terre est une révolution qui, revenant à son point de départ, n’est cependant pas identique à lui-même, puisqu’il a produit du passé. C’est le drame et la joie de chacun de ces personnages : celui du devenir, que l’écriture saisit toujours en tant que tel, en passant, sans jamais s’y attarder.
Cela se traduit par une succession de scènes courtes, emportées ; par un refus du monologue — qui contamine tant les écritures théâtrales contemporaines — ; par une structure essentiellement dialogue dans les répliques comme dans ce qui les anime, rapports de force constants, mouvants, cherchant des alliés pour affronter des adversaires, ceux-ci et ceux-là changeant… La vitesse de la pièce est sa structure même : en elle le transitoire est une allure et un regard sur le monde, une tension politique qui sait combien il ne s’agit décidément plus d’interpréter le monde, mais de le changer : ainsi chaque scène vise à trouver comment faire pour changer de monde, à l’échelle de celui-ci.
On passera d’un régime de Humb, sa violence tranquille, la dette comme aliénation — à un régime autre. Ce monde sera-t-il libéré de la dette ? Ce que dévoile la pièce (son processus est ainsi de dévoilement), c’est que la violence est le dévoiement de la dette, et si ce dévoiement est général, il n’en reste pas moins une violence faite à l’idée même de dette. Car on ne peut envisager des relations sans la dynamique du don/contre-don, et cette dynamique là, outrepassant les stricts rapports économiques, porte en elle une tension émancipatrice. C’est en faisant de la dette une force transitoire — celle d’être provisoire et de fabriquer la relation — que peuvent s’inventer des mondes libérés de la contraire par corps. En somme, il s’agit de délier la fausse identité économique et politique sous-tendue par la morale de la dette, pour s’arracher à cette aliénation. Par-delà le bien et le mal, en évacuant la question morale, la dette retrouve son énergie circulatoire : celle qui peut lier à la vie et à la mort les êtres sans les attacher.
On peut lire Les Endettés comme le récit initiatique d’une humanité qui in fine en finirait avec la dette comme morale (et avec la morale de la dette comme structuration politique) pour envisager d’autres horizons. Si Humb est chassé de la ville qu’il a lui-même bâti, il part à la conquête d’autres villes à terroriser, cherchant à répandre sans doute le poison de la dette — Humb est bien le paradigme de l’alliance terroriste du politique et de l’économique —, mais il reviendrait peut-être à Hivreh d’inventer un monde lavé des dettes morales, plutôt plongé dans la puissance érotique des relations, celles d’une alliance de la terre et des hommes, forgée sans hiérarchie d’aucune sorte entre les éléments.
HIVREH. À dans sept ans, Humb ! Tu reviendras, bardé de fleurs et de pions, tu verras comme ça aura changé. Je vais tout casser et tout reconstruire, à peine vous aurez tourné le dos, vous entendrez un fracas immense : ce sera moi, et j’aurai détruit la ville. Tu reviendras, tu apporteras les arbres tombés de la forêt de cèdres. Apporte des échafaudages, des mains de bois sur des nuques de brique. Reviens vite, je vais construire une ville, il faudra que tu la voies : elle sera partagée en deux, je suis certaine qu’il faut avoir à l’idée la ville avant de la construire, je pense qu’il faut l’allonger contre le fleuve, comme une grande fille endormie, son bras étendu dans l’eau, c’est le port et les cent oiseaux qui lui sucent le sang, de part et d’autre, ce sont les bateaux. Ce sera une ville qui sera reconstruite sept fois, à chaque fois parce que le fleuve l’aura dévorée. Ici, ce n’est pas de la terre pour faire pousser les choses. Ici c’est de la terre pour échanger. Je construis une ville pour les milliers — fais-les venir. Tu reviendras et tout aura changé, je suis tombée de la nuit, couverte d’idées [11] !
Le transitoire ne serait donc pas seulement un temps, celui du passage entre deux états, plutôt la condition nécessaire à la levée des mondes neufs, et la loi qui les gouvernerait. Transitoire est littéralement le contraire de l’état (cette manière d’être durable), et, partant, de l’État. Transitoire serait la pulsation incertaine, mais vivace de ce qui sans cesse devient autre. Au pouvoir serait substituée la potentialité de vies, échangées d’un corps à l’autre, pour lesquels ce qui serait donné appelle le contre-don essentiel qui relancerait le temps et d’autres devenirs.
Quant à la mort, cette butée sur quoi venait se fracasser la logique transcendantale du monde, il reviendrait d’être envisagé comme un autre devenir, celui de la vie, récif face à quoi toute vérité s’échoue. Avant de s’achever, la pièce prend soin d’enterrer l’un des siens, dans un passage qui se révèle décisif pour en finir avec elle-même et mieux s’ouvrir à des secrets qui font du transitoire la loin à venir.
– NIN. Je vais te rouler en boule comme un bébé qui dort, et maintenant que tu es redevenu de l’argile, je ne t’en veux plus d’avoir hurlé toute la nuit. Comme tu vas être loin. J’écrirai de grosses fleurs sur ton dos, quand les vraies auront fané, tu n’auras qu’à laisser ta tête rouler contre ton bras, et tu les verras.
– KASI. Nin, la vue ne m’est pas revenue.
– NIN. D’abord la vue, ensuite toi tout entier. Tout va manquer, quand je t’aurai enterré. J’ai fait un lit d’herbes tendres, pas les jaunes, les vertes, celles qui sont presque bleues. Et des fleurs jusqu’à ce que tu sois enseveli. Kasi, pour toi ce sera l’été et tout de suite après la nuit.
KASI. Je resterai, sans faire de bruit, sous la terre, et pour toi, quand tu viendras, je chanterai, pas fort, mais un peu.
NIN. Tu chanteras quoi ?
KASI. Aucune idée. Je chanterai des fleurs grosses comme des poings, elles pousseront contre tes pas. Des fleurs qui dégoulineront de larmes, parce que les larmes des morts, il faut qu’elles partent nourrir le fleuve.
NIN. Tu retournes d’où tu viens, maintenant. Je lancerai des poignées de sel sur le champ, que rien n’y pousse plus jamais. Les portes seront condamnées.
KASI. Tu ne restes pas ?
NIN. Le chagrin attire les bêtes et les bêtes t’attaqueraient. Je vais loin d’ici, que mon chagrin se tarisse, que tu ne puisses plus parler pour l’attiser. Je mettrai une pierre là où je t’enterre, et je graverai ma silhouette dessus, pour que ce soit tout le temps mon poids, sur ta terre. Tu ne t’apercevras pas que je suis partie.
La mort de Kasi n’est pas sa fin. Devenu aveugle, Kasi va chercher un endroit dans la terre où mourir, comme une bête. Nin, son compagnon, lui survit, et pourrait porter la dette ultime, impayable, de la vie après la mort. Mais Kasi laissera après lui, une part de lui qui poursuivra le contre-don vital. De son corps dévoré par les vers pousseront les fleurs, porteurs de son chant ultime. Les fleurs, tous les personnages sous les ordres de la Joyeuse n’ont eu de cesse de les tresser pendant toute la pièce pour préparer le rite de la dette à Humb. Elles étaient comme le signe de la dette qui liait, réduite à un décor permettant de civiliser l’œuvre de mort de Humb. Le signe est ici renversé. Les fleurs, symptôme de la lyrique courtoise, est aussi le signe d’une autre éthique, celle de la beauté sans morale. Appelée à disparaître aussitôt née, la fleur est depuis la Renaissance l’image de la vanité en regard de quoi le transitoire est leçon. On ne fait que passer. Cette vanité est au contraire ici stigmate d’une vie infirment recommencée où le transitoire est force de réinvention, de métamorphoses, de passage vers des provisoires renouvelés.
Envoi
Ainsi la pièce conjoint ses motifs et sa structure pour renverser la dette aliénante en pulsion de vie où domine la loi anarchique, élémentale et lyrique du transitoire. C’est à ce point incandescent de réunion des images et des dynamiques que se joue, littéralement, l’expérience de cette pièce.
Le théâtre des voix tel qu’il peut s’éprouver dans l’exploration audiophonique de la pièce met en tension ces contradictions, entre l’écriture couchée et fixe du drame et sa dispersion arrachée dans la voix, souffle transitoire d’une présence évanouie sitôt levée. La voix est par nature transitoire, provisoire et de passage, frayant dans le corps pour s’expulser et s’anéantir. La mise en voix d’une telle pièce ne ferait donc que tenter de rejoindre son processus, sa politique, sa poétique.
De tels essais — d’écriture et de mise en voix — pèsent peu face à l’œuvre de mort des Humb de cette terre qui la gouvernent, implacablement, assurant leur pouvoir par une dette irremboursable. Ces essais lancent pourtant des hypothèses. Ils lèvent des expériences qui font la preuve qu’échapper à la loi de l’aliénation est une épreuve qui se traverse par effluves, intempérance, opiniâtreté.
Au sang et à la sueur réclamés pour payer les dettes, potlatch démesuré par quoi se réduit l’économie politique de ce monde, répond, musicale, la voix d’enfance de la pièce, qui plonge dans l’immémorial pour tracer des horizons incertains, mais possibles, désirables, dessinant les voies de passages, transitant dans le transitoire, provisoirement déposé là pour être emporté ailleurs, à l’appel de temps insurgés.