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1793-1794, année révolutionnaire | Musée Carnavalet

Signes, traces & documents

samedi 23 novembre 2024


1793-1794, année révolutionnaire — s’il en est une. Le musée Carnavalet expose ces jours, non comme on vide son sac, mais comme on range un grenier. Paris, une année entière, pas n’importe quelle Paris, pas n’importe quelle année. On marche dans les rues de la ville en respirant la ferveur et l’appel, la soif et la hâte, la confusion et le désir d’ordonner le monde autrement et mieux. Il y a les grands noms et les signes manifestes qui prétendent renverser l’ordre des choses jusqu’à le faire, et les traces plus infimes et pas moins considérables de la vie comme on l’éprouve quand on est un vivant dans les faubourgs ce printemps 94, que le monde s’ouvre en deux, qu’il promet tant, là-bas, d’horizons accomplis, éblouissants du Bonheur majuscule — si éblouissants qu’on ne voit pas que la fosse commune sera pourtant au rendez-vous de juillet. On marche dans ces couloirs de Carnavalet non pas, pourtant, guidés aveuglément par des forces fatales, en pente douce vers la tragédie, au contraire : on y croise partout des carrefours, des choix, des vies soulevées, soulevant. On fait le contraire de se rendre à l’échafaud – et si l’échafaud y est, aussi, dans les dernières salles, il ne réfute pas le reste, qui n’a pas conduit vers lui, mais qui l’interrompt ; décidément, il s’agirait de reprendre le fil. Allons.


Où croiser dès avant de franchir les murs de l’hôtel Renaissance le regard de cette jeune femme tel qu’une jeune femme l’a déposé sur la toile et qu’on pouvait voir chaque soir au Club des Jacobins — regard sous lequel on lança discours et gestes, et cris, et silences après les cris. La toile de Jeanne Villain dit Nanine nous regarde passer les portes, la pique ornée du bonnet rouge tenue d’une main, les textes sacrés déroulés de l’autre à ses pieds qui foulent les chaines de l’oppression, la couronne et les registres féodaux : tout y est, même nous, devant elle.

Où entrer, et faire face. À l’année massive, ces deux dates comme sur les pierres tombales, de même séparés d’un trait qui taisent ce qu’on peut pas dire. À cette planche en regard exécutée par Florent Grouazel et Youn Locard, auteurs de la monumentale série dessinée Révolution — en trois volumes, et mille visages — : sous la planche représentant la foule en liesse pilonnant, ce 5 mai 1793, les textes constitutionnels rendus caducs par l’abolition de la royauté, la constitution pilonnée. D’une image à la chose, et de la chose à l’acte qui réalise son abolition et par là son dépassement, l’appel à ce qui n’existe pas encore mais vient, devient nécessaire et urgent, on ne cessera pas d’aller nous aussi dans ces salles comme dans ces gestes.

Où dans la première salle, lire sur l’affiche même qui ornait les murs de la Convention à gauche et à droite du bureau du président, dans le dos de l’orateur, les Tables de l’Acte Constitutionnelle et la Déclaration des Droits de l’homme ; poser ses yeux et presque toucher de ses mains les articles fameux - le premier qui décrète le bonheur commun, et le dernier qui inscrit en lettres précises et fermes le droit et le devoir d’insurrection quand ce bonheur est empêché, et tout se boucle, du droit au devoir, et de l’insurrection au bonheur.

Où observer ce qu’observaient les membres du le Grand Comité de l’An II quand ils levaient les yeux des feuilles volantes noircies de cette tâche de mettre le Bonheur à l’ordre du jour : un papier peint au goût discutable qui devaient entourer les fenêtre du pavillon de Flore donnant sur le monde.

Justement : le plan est là, qui désigne où sont les bureaux, les comités, le reste : avec les yeux, on parcourt le plan qui localise l’endroit où l’Histoire a eu lieu.

Parcours léger, surtout qu’on n’a pas épinglé à la poitrine la médaille dorée du Comité donnée et entre les mains cette sacoche de cuir tanné brodé de son nom aussi lourd que les dossiers qui s’y trouvent.

Où croiser le regard noir de Barère, aussi noir qu’est rouge le porte-document du Président de la Convention.

Où méditer sur et devant la mâchoire de Marat par laquelle furent mâchonner les mots qui ont servi à renverser le monde, entre autres.

Où marcher dans les rues quotidiennes de Paris comme dans la forêt des signes qui nous appellent encore.

Où consulter les registres de sûreté, surpris de se surprendre rassuré de ne pas trouver son nom sur les cartes rouges dites du soupçon.

Où constater que l’accusation de « terroriste » est bien l’invention contre-révolutionnaire qui sert pour les vainqueurs de l’Histoire à nous effacer.

Où l’on trouve des mots comme si c’était des armes et des armes qui n’ont pas besoin de mots.

Où l’on trouve assignats, gravures, dessins à mains levées comme autant de traces qui sont autant de signes.

Où sont déposées presque face à face, l’unité indivisible d’une idée et les têtes et pieds tranchés des statues des rois qui blessaient tant le regard.

Où on ne ferme pas les yeux sur la loi, où l’on pose même ces yeux sur la table où la loi fut donnée aussi tranchante que possible, aussi implacable qu’est tendre le bois noir, aussi droite que cette table est ronde.

Où évidemment on n’échappe pas aux portes verrouillées, aux cris de détresse qui hurlent l’injustice, aux injustices aussi - devant l’acte d’accusation d’Olympe de Gouge et de quelques autres hurlant encore.

Où l’atroce bien sûr est au bout du chemin : la lame nous attend, légèrement rouillée par l’usage, et le regard de Danton « dessiné de souvenir », les listes des appelés au monde d’après où sont presque tous les noms.

Où soudain le tragique prends corps aussi : sur cet appel à l’insurrection le soir de Thermidor, le nom de Robespierre et sa main levée après deux lettres - Ro. Deux lettres, qui sépare l’élan de l’interruption, deux lettres pour réaliser qu’écrire son nom en entier sous cet appel à l’insurrection aurait fait de lui, non la victime d’un putsch, mais le responsable factieux d’un appel au coup d’État. Alors il s’arrête ; lève la main au-dessus du papier, puis repose le stylo : c’est fini [1].

Et cette tâche de sang : une larme ?

Où finir par retrouver le visage ami, le camarade au sourire à demi effacé, la boucle d’oreille de pirate, le regard porté quelque part où l’on n’est pas encore.


[1Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, écrit : « Nous avons eu sous les yeux l’original d’une proclamation adressée à la section des Piques, celle de Robespierre. Jamais manuscrit ne présenta un aspect plus tragique. Il nous semble le voir encore. L’écriture a quelque chose d’emporté. Le papier est taché de sang. Sur ce papier, un appel à l’insurrection : « Courage, patriotes de la section des Piques ! La liberté triomphe. Déjà ceux que leur fermeté a rendus formidables aux traîtres sont en liberté. Partout le peuple se montre digne de son caractère. Le point de réunion est à la Commune, où le brave Henriot exécutera les ordres du comité d’exécution pour sauver la patrie. » Suivent les signatures : Legrand, Louvet, Payan, Lerebours, Ro… Quelle révélation et quel drame dans ce mot inachevé ! Il raconte que Robespierre, pressé par ceux qui l’entouraient, au nom de leur salut commun, de signer la guerre civile, la mort de la Convention, le renversement d’un principe, se sentit troublé jusqu’au fond de l’âme, prit la plume, commença, et sa conscience protestant, ne put continuer. ».