arnaud maïsetti | carnets

Accueil > LECTURES | LIVRES, PIÈCES, FILMS > littératures > Chloé Delaume | Fictions du réel

Chloé Delaume | Fictions du réel

J’habite dans la télévision, Verticales

dimanche 1er octobre 2006

« Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau humain disponible. » Chloé Delaume a voulu comprendre en quoi consistait la mise en disponibilité mentale des téléspectateurs. Durant 22 mois, du lever au coucher, elle s’est faite « sentinelle » de la télévision, devenant son propre sujet d’étude, se soumettant aux flux de messages médiatiques et publicitaires, ingurgitant le maximum de programmes de divertissement, téléréalité surtout, pour en ramener « des informations du réel ». À travers cette expérience limite, la narratrice décrypte sa mutation en cours : cerveau et corps se modifient inéluctablement. Quand l’humain n’est plus qu’un outil au service de « la fiction collective ».
Chloé Delaume, J’habite dans la télévision, Verticales, 2006

« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective ’business’, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. […] Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. […] Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité. C’est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l’information s’accélère, se multiplie et se banalise…[…] La télévision, c’est une activité sans mémoire. Si l’on compare cette industrie à celle de l’automobile, par exemple, pour un constructeur d’autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n’en aurons même pas le temps ! […] »
(Propos de Patrick Le Lay, président de TF1, publiés dans Les Dirigeants français et le changement en juillet 2004 par la société de conseil EIM. Celle-ci présentait les réponses à des questions à des dirigeants tels que Patrick Le Lay, Michel Bon (ex-France Télécom), Robert Louis-Dreyfus (LD Com), Michel Pébereau (BNP Paribas), Henri de Castries (Axa), sur les nouveaux défis des entreprises françaises face au changement.)

Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Alors de l’écrire. Pendant des mois, de midi jusqu’au petit matin, Chloé Delaume regarde la télévision. Les publicités, les programmes lénifiants de l’après-midi, les journaux du soir, les grandes messes du vingt heures, les petites émissions de la nuit – elle entre dans la syntaxe de la télévision, épouse son rythme structurant, va réagir aux stimuli (consuméristes) : elle devient Versuchspersonen : un sujet d’étude. Son propre sujet, devenu l’objet de la télévision.

La narratrice décrit sa lente et continue plongée dans la passivité, observe ses changements d’attitude dictées insidieusement par la télévision, voit sa manière de parler contaminée ; la contamination est telle qu’aucun discours contre n’est plus possible – mais tout contre la puissance de la télévision, la narratrice dépossédée de son libre-arbitre, devient la télévision. La pensée n’est plus qu’un avis. La mise en relation des faits est aléatoire. C’est le plus terrifiant. Parce que la télévision nie l’idée même d’histoire, fabrique du passé, des archives pour mieux annuler le temps en l’abîmant dans un présent perpétuel, la pensée ne peut s’articuler sur rien. Le besoin de manger est désormais une réaction – pour combler le trou qui se creuse peu à peu dans l’esprit. Les rediffusions de l’après-midi ont la même valeur qu’un direct prime-time.

On sait que rien ne se passe que le temps passé à regarder le vide grandir – la vie remplacer la notre. Le cœur de l’expérience se situe ainsi à un niveau bien plus profond, plus fondamental encore peut-être que la pensée. C’est le corps dans l’ensemble qui se trouve modifié, nié dans son intégrité. C’est le corps qui subit une temporalité de l’extérieur, le corps qui se soumet à des désirs étrangers à ses besoins ; et c’est cette étrangeté qui devient sa nature même. L’exemple des essais thérapeutiques sur des embryons humains afin de les préparer aux commandements télévisuels est implacable : c’est désormais en amont du cerveau humain que s’opère le conditionnement.

Il y a beaucoup de façon de parler de la télévision. La plupart des observateurs analyse ses contenus, tente de voir ses interactions avec le réel. Sans voir que le réel dont ils parlent n’est plus séparé du discours que produit la télévision, de la présence qu’elle impose partout, tout le temps – que le réel est devenu une partie d’un tout qu’on nomme télévision. Une partie.

Le livre raconte l’histoire d’une effacement progressif – de la narratrice, du réel, du corps, du temps, de tout ce qui a sens. « Ceci est l’histoire d’un crime – du meurtre de la réalité. Et de l’extermination d’une illusion – l’illusion vitale, l’illusion radicale du monde. Le réel ne disparaît pas dans l’illusion, c’est l’illusion qui disparaît dans la réalité intégrale. » (Baudrillard).

L’expérience à laquelle se livre Chloé Delaume est la confrontation directe avec l’Ogre télévisuelle, avec la réalité qu’il impose et la mort qui en découle – mourir au monde et à la vie sociale, pour, non pas vivre avec la télévision, ou tout simplement devant, mais dans. Intégration du réel dans ce qui le nie, intégration de la vie dans l’illusion morte, sans mémoire, incessante et totalisante.

Car peut-on survire à son emprise ? Peut-on se livrer à cette fiction collective qui nous rend esclave, complice, témoin, sujet, objet tout à la fois de son entreprise sans abdiquer la vie ? La télévision vend du temps de cerveau disponible. C’est un fait. Mais c’est moins « le temps de cerveau » qui pose problème, que sa disponibilité…

L’essence de la télévision, montre Chloé Delaume, se situe dans le jeu, dans le téléréalisme aujourd’hui incontournable, parce que le jeu, et la fiction qui en émane, sont au cœur de l’intégration du réel par le divertissement – le détournement. Que dire de la télé-réalité qui n’a été dit ? Par exemple : « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais la réalité » (Freud).

Quand le jeu remplace la réalité et quand la fiction produit le réel, alors tout est affaire de croyance, ou de crédulité. Chloé Delaume n’analyse pas vraiment ce phénomène (ce n’est pas son propos), mais y entre – dans le château (de la Star Académie) pour comprendre comment les rôles se distribuent, comment chacun joue le rôle, non pas qu’on lui assigne, mais que chacun pense se choisir ; comment chacun des candidats joue le rôle que le jeu exige, chaque année semblable à la précédente. Le jeu est bien l’image du jeu sociale – chacun à sa place est un échantillon (représentatif) de l’ensemble afin que soient permises la reconnaissance, la projection, l’empathie, la haine.

On dirait que tu serais le loup, et moi, le chasseur. On dirait qu’il est la pulsion. Et moi, la mauvaise conscience. On dirait qu’il est mon prochain. Et moi, le suivant. On dirait que tu serais l’employé. Le manifestant. L’étudiant. La vie active, la vie passive. Chacun sa place, son rôle, sa catégorie socioprofessionnelle. Et puis quand vient le moment d’être éliminé, c’est la logique des choses, arrivé au bout de l’aventure humaine, chacun quitte ses camarades avec la satisfaction d’avoir vécu, non pas ses cinq minutes de gloire, mais ses secondes d’existence jetées à la face du monde – du public.

Et l’oubli immense qui s’en suit n’est pas seulement la métaphore de la petite mort – davantage l’image de la mort simplement, d’un réel redevenu anonyme, c’est-à-dire impensable, insignifiant, semblable à la mort. La télévision est devenu le Videodrome qu’avait imaginé David Cronenberg. Elle a réalisé ses projets, concrétisé son emprise ; aboli la réalité.

Mais le livre de Chloé Delaume trouve sa grande force au cœur de ce qui structure la déjection télévisuelle : à la syntaxe déployée par la télévision (« le chaos organisé »), Delaume oppose sa propre langue ; à l’expérience de meurtre de masse qui se vit dans le corps, l’écrivain impose une expérience littéraire, non pas seulement en désespoir de cause, mais parce que là se trouve la possibilité d’une résistance. C’est en intégrant sa propre fiction dans la fiction englobante de la télévision que la narratrice parvient à sortir du jeu, à s’effacer littéralement et par là, intégrer la télévision, la supplanter, en faire un livre, peut-être, autre chose en tout cas, qui produirait son effacement, même provisoire.

La narratrice au terme de l’expérience en effet produit son propre effacement. Elle poursuit par là, ses réflexions autour de la désincarnation (initiées dans La Vanité des Somnambules, et poursuivies dans Corpus Simsi notamment). En créant dans la narration, la fiction de la fiction, Chloé Delaume n’écrit pas seulement une critique de la télévision (à quoi bon, au juste ?), mais elle façonne une vraie proposition littéraire. C’est-à-dire qu’elle pose les jalons d’une véritable position de résistance – contre la fiction aujourd’hui majoritaire des livres calquée sur celle de la télévision (jusqu’à la syntaxe soumise aux conventions).

La langue de Chloé Delaume est avant tout une narration : construite en puzzle éclatée, partie d’un tout relié à son site Internet, bâtie comme instrument de mémoire, structuré par les flux et reflux d’une phrase dont le centre se déplace du verbe à l’adjectif, tension permanente d’une ironie féroce avec la lente dérive des mots et du corps – puissance du Verbe que l’Ogre n’a pas encore tué. L’épicentre de ce livre pourrait à ce titre être la lettre fictive adressée à Gilles Deleuze (à son fantôme, à son image), où s’affirme le véritable enjeu : trouver un territoire qui ne soit pas seulement le lieu où habiter ; sortir du territoire collectif dont nous ne sommes plus qu’un prolongement désarticulé, solitairement relié les uns autres à une fiction qui ne se fait que par la mise à mort de qui la constitue. Sortir du territoire, en cerner un autre, tracer par la langue ses contours, ses répétitions, ses ritournelles où s’affirme l’existence en dehors et du dehors de l’extériorité produite par le champ de la télévision.

Je suis en dehors. Je suis l’organe qui sort du monde ; je suis la pulsation. Je suis ma propre pulsation. Et je suis l’intérieur du dehors. Alors, si Chloé Delaume se poste en sentinelle, c’est moins pour garder quelque chose que pour tracer les premières bornes d’une sortie possible.

Le livre n’est pas un pamphlet contre la télévision. Sans doute est-il plus largement une tentative paradoxale de réappropriation du corps et de l’esprit au cœur même de ce qui la nie. De faire de la télévision, le support de cette réappropriation ; de parler la langue que l’Ogre n’entend pas, dont l’Ogre a imposé l’oubli. D’écrire l’oubli que la télévision en flux continue ne cesse pas d’oublier.


Post-it.
(Chloé Delaume habite dans ma télévision. Vendredi soir, sur Canal Plus, le Grand Journal de Denisot. Elle apparaît soudain entre la présentatrice et l’invitée du jour, Laurence Ferrari. Je viens, il y a une minute à peine de finir le livre. Il n’y a pas de hasard. Je ne suis pas ici par hasard ; Chloé Delaume non plus. C’est la première fois que je regarde la télévision depuis que j’ai terminé le livre ; je me suis demandé avant de l’allumer, si ça allait changer quelque chose. Au moins, Chloé Delaume est dedans. C’est un premier changement. J’écoute ce qu’il se dit.

Chloé Delaume s’excuse de parler mal ; l’excuse fait sourire cette idiote de L. Ferrari qui affiche son sourire niais depuis le début. Les questions portent sur l’expérience relatée dans le livre – l’aventure artistique et humaine qui a conduit à regarder pendant douze mois la télévision. On la regarde comme un cobaye qui sort d’une expérience rigolote et un peu folle (genre souris de laboratoire : le livre réalité !) C’est fou. « C’est terrifiant », surenchérit même dans un sourire abruti un des chroniqueurs. L’animatrice qui conduit l’interview affirme péremptoire : « C’est un très bon livre ! ». Ses questions témoignent naturellement qu’elle a à peine jeté un coup d’œil sur le résumé du pitch. Chloé Delaume essaie de parler de cette expérience en décrivant les changements (physiques, psychiques) qui sont intervenues dans sa vie – on s’inquiète pour son compagnon, on s’interroge sur l’organisation technique de l’expérience (« mais les télévisions, elles étaient où ? et pour manger ? »).

Quand Chloé Delaume essaie de parler de l’enjeu politique d’un tel livre – Ferrari hoche la tête, et affirme quelque chose du genre : « ça, c’est mon rayon ! ». L’éternelle confusion du politique et de la politique. L’éternel malentendu de la presse avec la littérature. Quand Chloé Delaume, à la fin de l’interview, insiste sur la portée littéraire d’un tel livre (« j’y tiens... »), on dodeline poliment de la tête, et dans la foulée, on lui demande son avis sur la saison 6 de la Star Ac qui vient de commencer. Elle répond. Et puis, c’est terminé, Laurence Ferrari va parler de comment elle compte parler vraiment de la vie politique dans ce pays, (elle ajoute : sans s’intéresser à la vie privée des candidats.)

Chloé Delaume est partie. Elle s’est effacée de la télévision ; elle a ouvert un trou en son milieu, et elle a parlé dans la télévision, de la télévision. Elle est devenue de la télévision pendant quelques minutes. Quand la télévision parlait, c’était elle ; et puis quand elle s’est tue, la télévision a continué).