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Luang Prabang et ses royaumes | D’or et de cendres

La perle recrachée

mardi 21 janvier 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres


Poursuivre par la recherche de la perle du Mékong.


C’est à l’endroit où le fleuve semble hésiter entre l’immobilité et le mouvement qu’il a déposé la ville, comme on recrache ce qu’on ne peut emporter plus loin. Là où la rivière Khan jette son eau claire dans la tourbe boueuse du fleuve, Luang Prabang est posé comme une presqu’île sur l’isthme cerné de sommets. Le brun doré des eaux reflète les silhouettes des collines autour ; le Mékong paraît ici plus lourd et opaque, charrie des fragments de ciel dans ses méandre d’histoires oubliées, mis à sacs ou triomphes sans lendemain ; la preuve. On marche au bord du ressac comme on s’approche de ce qui s’éloigne, la matière épaisse qui s’étend et s’enfonce en elle-même jusqu’à la mer des jours plus loin.

Je lis au réveil les nouvelles de Paris, de New York, d’Ukraine et de Gaza ; les désastres viennent s’échouer jusqu’ici, avec le décalage horaire et l’irréalité du paysage qui leur donne leur vérité nue et leur statut véritable d’obscénités embarrassantes. Je me surprends à prendre pitié du monde, comme si j’en étais disjoint. (J’entends le tambour du temple appeler pour les aumônes).

Il faudrait savoir faire quelque chose de tout cela qui date ce présent comme on fait des étoiles éloignées les constellations dessinant des déesses sur des chariots en feu, des bêtes fabuleuses et des ustensiles de cuisine.

Dans la ville, la marche dévoile sa géométrie indolente. Les rues, la plupart à sens unique, tracent leur labyrinthe tranquille et se fraient un chemin entre les passages pavées de brique rouge terracotta pour se répandre lentement comme un réseau de veines fatiguées, battantes pourtant. Les murs des maisons portent les strates d’un temps qui ne sait plus s’effacer : bois délavée, éclats d’enduit, volets clos sur des secrets, partout cette lumière qui tombe à l’oblique des façades dessinant les ombres longues sur le sol brûlant. L’atmosphère semble faite de ce mélange d’attente et d’abandon ; on y marche lentement, le poids du jour nous retient. La ville respire à peine.

Là, sur les marchés, le lao se mêle à l’anglais approximatif des routards, aux dialectes des tribus venues des collines. Tout semble pittoresque, et l’authentique calibré pour le voyageur en quête d’altérité. Les cafés proposent le latte et les boulangeries vendent la galette des rois. Ça pourrait ressembler à Montmartre, si Montmartre avait choisi le tropique du Cancer et le biome de la forêt subtropicale humide. De fait, ça ne ressemble qu’à Luang Prabang : des ruelles sous les ombres gigantesques du teck, du palissandre et du bois de rose ; on entend le calao, l’alouette du Siam et la chouette des pagodes

Il y a devant chaque maison ou presque, un drapeau du Parti communiste.

Des fragments de safran semblent hésiter entre l’ocre et l’or. Les étoffes sèchent, suspendus à un fil invisible, comme autant de prières silencieuses. Manque les corps derrière les haillons : moines qui dans le ventre des temples, dorment, rêvent peut-être, désirant ne plus rêver.

Les temples surgissent au détour des ruelles, éclaboussés d’or sous le soleil cru. Leurs toits forment des mains en prière et pointent vers le ciel. À l’intérieur, l’air est saturé d’encens. Les statues du Bouddha veillent sur un monde déjà disparu. Au pied des stupas, les chiens errants dorment. Les touristes passent. L’or reste comme le mystère de ce pourquoi il a été posé, les images qui dessinent les gestes sacrés sur les frontons des temples, et partout le silence.

On marche dans une ville qui se défait sous nos yeux. Chaque pas est une déchirure dans le tissu du présent ; chaque regard une tentative désespérée de recoudre ce qui ne peut plus tenir ensemble. On avance, on trébuche presque, non pas sur les pierres mais sur ce que la ville nous renvoie de l’épaisseur du temps.

Et puis les montagnes, massives, qui enveloppent l’air.

Le soir, on grimpe au sommet du Mont Phousi, placé au centre de la ville, de ce monde. Trois cent vingt huit marches plus tard, au pied du Vat That Chomsi et son stupa doré, la vue est dégagée pour envisager la situation historique : le soleil tombe. Dans sa chute, il entraîne avec lui tout le reste, l’horizon, ce qui reste du ciel. Une foule tend les appareils comme si c’était le premier coucher de soleil ; et comme à chaque fois, c’est le cas. Chaque coucher de soleil semble ce miracle que sa banale répétition n’épuise jamais. Sans doute aussi regarde-t-on autre chose : ce qui dans le rituel pourrait venir le briser, prend fin et recommencera.

Au Palais Royal, le Royal Ballet joue un soir sur deux (relâche le mardi, le jeudi et le dimanche) l’épopée laotienne en équilibre instable sur deux mondes : celui des traditions figées dans l’or des temples et celui d’un présent qui cherche à se transmettre, tâtonnant, édifiant, profane. Le Phra Lak Phra Ram se déplie devant nous comme un parchemin ancien froissé par des mains novices sous lesquelles il devient un prospectus pour touristes en quête d’une vérité qu’ils pourraient saisir entre leur mains et emporter comme vulgaire statuette d’éléphant. Les corps des danseurs voudraient tout à la fois reconstituer fidèlement et inventer. Quelque chose résistait pourtant en dépit de ce vouloir-faire : peut-être à la grâce de ce désir — se donnait à voir moins un spectacle qu’un acte de foi reposant sur le pari que le passé n’est pas passé. Tout, dans la ville, le disait pourtant : et tout ici, voulait le nier. De quoi devenais-je complice ? Dans quel folklore se réduisait l’art des gestes expédié ici en une heure sous les ventilateurs ? Quand les acteurs ôtent leur masque, que reste-t-il du temps, de qui a fixé les lois de ces gestes et de leur adresse, de nous, du soir ? Peut-être était-cela qui s’était joué devant le spectacle non du coucher de soleil mais des mains lourdes des iPhones tournées vers lui : tâcher de retenir une trace du passé pour l’avenir comme une façon de vivre le présent plus intensément.

ຂໍເສຍດີ ແລະ ຂໍແຈ້ງວ່າ ຈົນໜ້າ

Au Laos, chaque verbe ou presque est précédé du vocable « demander » : pour dire au-revoir, cela donne quelque chose comme « je vous demande de bien vouloir accepter de vous saluer ».

Ensuite, on joint les mains et on fait semblant de sourire.