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Descendre le Mékong | Itinéraire de Houay Xai à Luang Prabang en passant par Pakbeng

Franchir est un acte désespéré

lundi 20 janvier 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements


De Houay Xay, franchir davantage une frontière : depuis le haut Laos, voir le Mékong se jeter sur lui-même et s’engouffrer dans l’horizon.


Chiang Rai frissonne encore sous la lumière louche de l’aube à peine levée quand on atteint la gare routière, cette lumière de six heures qui n’éclaire pas et s’évanouit avant d’effleurer les corps. À l’arrêt de bus, des ombres accablées de sommeil patientent déjà. Une femme en sarong mauve tâche de vendre des bouteilles d’eau tiède et du riz gluant enfoncé dans le bambou. Le bus ne doit partir que dans une demie-heure et il est déjà rempli de passagers endormis comme s’ils avaient passé la nuit ici. Le chauffeur mord dans une mangue. Il a déjà les yeux du jour, vifs, rieurs presque, l’odeur du café brûlant dans sa gorge, du poisson séché et d’alcool de riz éventé sur la peau. Le bus roulera, toutes portes ouvertes, s’arrêtant parfois dans un soupir de ferraille pour prendre des passagers de hasard qui s’entasseront comme ils le pourront, et ils le pourront difficilement. Soudain le bus s’arrête, la voix du chauffeur lance des mots qui semblent vouloir dire quelque chose : les passagers se lèvent brutalement et s’échappent : il faut attraper le sac, vérifier une dernière fois le passeport, et on y est : devant, un bâtiment fait barrage, un fonctionnaire tamponne sans trop y regarder et nous jette presque dehors ; sans savoir comment, on se retrouve dans un autre bus qui franchit un pont jeté sur la rumeur du fleuve. Pendant tout ce temps, le Mékong était là, qui ne faisait que passer. Le Laos est de l’autre côté, il suffit de présenter ses papiers et d’ouvrir les yeux.

On passe : un fonctionnaire, un autre, dans sa guérite, marque d’un simple tampon et d’un sourire las le passage entre le régime thaï militaro-monarchique livré au capitalisme le plus libéral et le dernier bastion du communisme paysan : d’un geste, il applique la marque qui couvrira de ses ornements illisibles la page entière du passeport, quand le visa Thaïlandais n’apposait que paresseusement un vulgaire paraphe. On paie un obscur droit de passage en dollar, sorte d’impôt qui déguise une amende qui déguise un pot de vin et voilà, on est de l’autre côté, même si on ne sait pas de quoi, ni où. Il faut encore attraper un tuk-tuk et on roule, on se penche : notre ombre se dépose sur la terre du Laos où elle s’efface. De l’autre côté, le Mékong continue de filer.

Il est midi. La chaleur écrase quelques maisons de tôles dans la poussière : c’est Houay Xai, ou bien Huoeisay, ou Houei Sai : on reconnaît les villes frontières à leur impossible désignation, glissant d’une langue à l’autre sans parvenir jamais à s’arrimer à son propre nom. Le tuk-tuk nous jette à son tour devant un embarcadère vide. On est arrivé trop tard. La porte du Laos s’est ouverte pour se refermer aussitôt. Les slowboats sont tous partis, avalés par le Mékong, et ce n’est pas comme le métro à Châtelet : il faudra attendre demain matin que le prochain passe. Houay Xai s’offrait donc, midi passé, comme une escale forcée. Les bateaux qui avait déjà fui le matin laissaient derrière eux cette ville frontière, bourgade de far-east composée d’une seule rue cendrée, avec saloon et guesthouses de circonstances, où la carte SIM se négocie en dollar et le temps s’étire avec la paresse du Mékong. Le fleuve, justement, se confondrait désormais avec l’horizon, le paysage, le monde entier. Il laissait couler devant soi, large et brun, lent, sa frontière liquide couleur de terre.

Le Mékong. Le nom seul évoquait les épopées coloniales, les rêves d’exploration engloutis et les cauchemars de la domination qui en découlent, les fantasmes d’un Orient mystérieux, les flots de sang et les moussons fécondantes, les déluges de tous les temps, les désirs. Il laissait flotter les souvenirs des empires défaits, les guerres oubliés sitôt que perdus, et elles semblaient l’être toutes sous ces rives. Ici, à Houay Xai, le fleuve était d’une matérialité saisissante : on l’avait rêvé voie royale, artère nourricière, il n’était rien de plus que de l’eau emportée par de l’eau dans son lit d’odeur de vase, charriant les limons ocre et la brume. Rien de plus : mais rien de moins que la puissance, le calme et la lenteur de ce qui emporte. Le clapotis des vagues contre les berges faisait trembler les couleurs changeantes sous la lumière. Au revers de l’histoire, un fleuve concret, porteur de tant de ces histoires qu’il avait fini par être l’histoire même d’ici, celle de ce jour qui les contenait toutes.

Puis, comme tous fleuves qui sont des frontières, il séparait autant qu’il reliait. Deux mondes, deux régimes, le fleuve dressait ce lieu de passage et de contrôle : toute la journée, les pirogues feraient l’aller-retour avec la Thaïlande à portée de fronde, lourdes de riz et les cales parfois emplies de ce qu’on ne déclare pas ? Obstacle, pont, et porte battante, le Mékong charriait décidément tous les clichés qu’il engloutissait aussitôt, comme celui du fleuve de sagesse : aujourd’hui rongé de déchets flottant, le Mékong raconte aussi cette histoire là, d’un monde déjà détruit à force de s’accomplir contre lui-même.

Résistent quelques ombres par où passent d’autres histoires capables de donner le change, de relancer la fable et son histoire. Ombres des rois déchus et des contrebandiers, des exodes, des retours et des cités englouties. Ombres de Claudel, de Loti qui passent, ombre souveraine de Duras surtout, lointaine et adolescente.

« Que je vous dise encore, j’ai quinze ans et demi. C’est le passage d’un bac sur le Mékong. L’image dure pendant toute la traversée du fleuve. J’ai quinze ans et demi, il n’y a pas de saisons dans ce pays-là, nous sommes dans une saison unique, chaude, monotone, nous sommes dans la longue zone chaude de la terre, pas de printemps, pas de renouveau. »

Nous y sommes ; ce n’est pas le même pays, mais c’est le même fleuve, la même saison demeurée ici, intouchable. Duras qui dit aussi

« Jamais de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers l’océan »

On sait où s’échappe le Mékong, mais on a longtemps ignoré d’où il venait, jusqu’à renoncer, et accepter qu’il venait fatalement d’un endroit vague, introuvable. Par hasard, on a surpris sa source en 1999, sur les hauts plateaux tibétains : l’eau tombe donc de cinq mille mètres jusqu’à mes pieds, en lignes courbes.


C’est le lendemain. Le jour tremble, on fait des feux pour bouillir l’eau, le café noir comme du sang. Sans mot, on nous fait embarquer sur un slowboat, sorte d’épave flottante armé de sièges de voitures entassées censés emporter soixante dix passagers, et nous serons près de deux cent ces deux jours, à faire cela, la descente du Mékong dans l’odeur d’essence, le bruit terrible d’une gigantesque tondeuse à gazon, toute la lenteur du monde. Le moteur gronde, les heures s’étirent. Je lis deux cent pages de L’Idiot : celles de l’automne glacial qui accueille le Prince Michkine — autour, la jungle étouffe, on peut entendre les éléphants si on le voulait, et s’ils n’étaient pas rendus muets par les dresseurs ; les bouddhas invisibles sourient au fond de leurs temples éclaboussés d’or qui surgissent entre deux arbres dans les villages dressés sur pilotis. Le Prince et Rogojine s’enfoncent dans les ruelles glacées de Pétersbourg pendant que le Mékong avale les distances, m’emporte nulle part, vers lui-même.

Une première journée entière à se laisser porter par le courant, à faire face à la terre qui s’échappe sous les yeux : la jungle, les villages isolés, les pêcheurs solitaires et têtus en lutte avec le fleuve roi — nous ne sommes tous que ses sujets soumis à son rythme. C’est une lente immersion dans le paysage où l’on viendra se confondre, s’abimer presque. Le Mékong ne semble pas toucher ses rivages, ou seulement en passant, sans le vouloir ; les collines, les palmeraies, les villages maigres où les enfants courent sur les rives de cailloux semblent exister malgré tout, à son passage, comme si c’est le fleuve qui leur donnait naissance : et c’est le cas.

Pakbeng, le soir venu, surgit comme un mirage, une halte aberrante : ville de carton pâte née pour accueillir les backpackers. Pakbeng, simple étape, ne vibre que d’une fraternité de passage. Ici, rien ne vit le jour, mais chaque soir, les slowboats déversent deux cents silhouettes errantes sur les rives le temps d’une nuit avant de reprendre leur route. Demain, ce seront deux cent autres : on ne passe qu’une seule nuit à Pakbeng. Une coupure de courant plongera le village dans le noir pendant plusieurs heures ; on paie la bière en kips et la nuit prend toute la place.


Au petit matin, le Mékong attendait, impassible. Le slow boat reprend sa course sur la peau ridée du fleuve et la descente se poursuit. Le fleuve, le fleuve toujours, le fleuve hypnotique, interminablement changeant dans sa couleur de cendre, de cuivre, le fleuve dont on ne cesse pas de fendre les eaux boueuses où le ciel dépose des nuages transparents jusqu’aux couleurs impossibles du couchant, déroule son ruban de vase ; sur les rives, les mêmes villages isolés, les mêmes collines où s’accrochent les mêmes brumes, où se cachent les mêmes lion imaginaires, où de semblables enfants lancent les mêmes saluts de leurs mains, en riant — peut-être des insultes joyeuses aux lèvres —, les buffles se baignent lentement. La vie épousée par le fleuve possédait ce rythme dicté par lui seul qui bat sa mesure sourde.

On croise des orpailleurs, silhouettes courbées sous un soleil de plomb, lourd chapeau tissé jusque sur la nuque, bras recouverts de lin. Ils tamisent le limon qui n’est toujours désespérément que cela : un peu de boue, beaucoup de fatigue et du désespoir jamais vaincu. Dans l’or introuvable qu’ils croient lire à chaque plongée, c’est une autre histoire du Mékong qui se raconte, mais c’est peut-être la même : quelques rêves qu’on nettoie d’un revers de main pour faire apparaître la réalité de sable, de terre et d’eau noire. Au passage du slow boat, les orpailleurs se redressent, sortent leur batée de l’eau, lèvent à peine un regard vers nous : les vagues qui échoueront jusqu’à eux rendront l’eau trouble et le travail plus difficile encore.

Le Mékong, miroir opaque qui ne reflète rien que lui-même. Fleuve que l’on croyait connaître par les livres, les images, les fantasmes, mais qui se révélait, passé au filtre de son eau, à mesure qu’on le dévisage, plus étranger encore, moins sondable. On ne cesse pas pourtant de rêver face à lui ce qu’on croit avoir rêvé, à se demander si la réalité est née du rêve ou si c’est le rêve qui est sorti de ce fleuve-là. Moins un chemin qu’un temps, une patience qui attarde le temps. Fleuve qui lentement s’enfouit sous d’infinies saisons à l’unique récolte et qui continue, obstinément, à passer muettement, lourds de menaces et de promesses, d’histoires tues.

On approche : le soir vient, et nous allons à sa rencontre. Luang Prabang s’annonce. Le bateau ne l’atteindra pas ; les Tuk-tuks sont rassemblés en amont du fleuve pour toucher leur part. On heurte le sable, les sacs sont presque jetés par dessus bord. On reprend la route, celle de poussières, de cahots des faubourgs de la ville ; en contrebas le fleuve ne s’est pas arrêté, lui, glissant toujours plus avant vers ce qu’on ne saura jamais.