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Quatre Mille Îles | Et davantage de ciels
Mais un seul fleuve
mardi 11 février 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
Des Quatre Mille Îles dispersées au sud du Royaume disparu de Champassak au Laos, repartir sans avoir pu les compter, trouées du Mékong déchiré dans ce delta en lambeaux de terres sur quoi s’accroche le coucher de soleil de 18h qu’enjambe parfois un pont en ruines, s’acharne le désespoir des pêcheurs de cascades et s’allonge la sécheresse des rizières.
Le bateau glisse sur le fleuve. Il laisse derrière lui le matin et une traînée blanche dissoute lentement dans l’eau calme. Les îles se découpent sur l’horizon qui semble flotter sur le Mékong. À chaque instant, la lumière s’effondre sur la scène, s’évanouit pour la créer. Les Quatre Mille îles paraissent davantage : elles ne sont pourtant que plusieurs centaines.
Quelques jours à Don Khon ne suffiront pas pour apprendre à mieux voir cette lumière qui donne à chaque chose cette qualité de présence qui les enveloppe en les effaçant. Pendant des semaines au Laos, j’ai descendu le Mékong, emporté par son calme, ample et lent : ici, il tombe presque à la verticale des falaises en faisant le plus de bruit possible. Les cascades de Khone Phapheng vues depuis les ponts suspendus sont délirantes. L’eau se précipite dans le vide dans le seul but, semble-t-il, de fabriquer ce bruit constant qui rythmera ces jours. En vélo, parcourir l’île donne l’impression que la jungle devant soi s’ouvre sans effort. Il y a parfois des maisons qu’on croit vides, d’où sort soudain le visage d’un enfant. Un temple que rien n’annonçait. Les aubes des moines aux mille nuances de safran sèchent sur des cordes accrochées aux ombres tendues entre les arbres.
Quand la route s’arrête, c’est devant le fleuve et c’est de l’autre côté le Cambodge qu’on pourrait atteindre d’une pierre si on savait faire des ricochets. Le coucher de soleil sur le pont dit français recommence chaque soir l’autre délire somptuaire, d’un feu qui ne brûlerait que pour s’éteindre plus violemment. À la nuit tombée, des corps viennent se baigner dans l’eau trouble du fleuve. L’école est fermée ; demain matin, on viendra de toute l’île chanter avant la classe le Pheng Xat Lao, l’hymne de gloire qui prend soin d’insulter les « impérialistes et les traîtres » qui oseraient s’en prendre au pays.
Quelques jours plus tard, Don Kong : autre île, autre lumière, presque plus intense pour compenser peut-être l’absence de monde. Les animaux errent dans les rues ; le soir, on s’endort dans les cris des chiens. À l’aube, on devine les buffles au bord du fleuve. Le temps ne s’est pas arrêté, il s’avance semblable à lui-même à chaque instant.
Ce milieu de nulle part est bien à chaque endroit le centre perdu de ce monde.





































































































