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Le Tak Bat | D’aubes en aubes
Le rituel à l’ombre du jour
mercredi 29 janvier 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
Se cacher pour mieux voir malgré tout.
L’aube hésite encore. Le froid se dépose sur la peau dans la noirceur. Les rues attendent. On devine à peine les contours des maisons coloniales fatiguées de nuits humides et d’années lentes, qui se serrent les unes contre les autres dans le silence mouillé. Ici, la brume ne se lève pas : elle s’étire, elle traîne, elle se faufile entre les roues du tuk-tuk qui attend, moteur au ralenti, fumant comme un buffle dans la fraîcheur. Le silence pèse, épais comme cette brume qui ce matin encore s’accroche aux berges du Mékong.
Soudain, ils surgissent. Des flammes safran glissent à la surface de la ville, leurs pas feutrés rythment la chorégraphie millénaire qui se répand devant moi dans les ruelles. La procession du Tak Bat s’enracine dans les profondeurs du bouddhisme theravada : le détachement. Les moines ont renoncé à tous biens terrestre et tâchent de s’en libérer — pour se nourrir malgré tout, chaque aube, ils vont à la quête d’un peu de nourriture, riz fumant, fruits mûrs, quelques gâteaux que les fidèles ont préparés dès cinq heures, et qu’ils offrent sans mot : en échange, une bénédiction rapide. Donner, recevoir — et repartir. Les moines donnent en recevant ; les fidèles reçoivent en donnant. Les bols de cuivre sont seuls ce que peuvent posséder les moines ; ils tintent dans le théâtre d’ombres. L’offrande faite, les chants s’élèvent. Quelques voix graves et faussent qui montent comme de l’encens sans rien troubler du sommeil partout. Les moines sont déjà partis vers d’autres fidèles, assis dans le noir, prêts à offrir. Je suis le mouvement, d’offrandes en offrandes, hypnotisé, vers les pentes du Mont Phousi.
Dans l’obscurité qui s’efface, les robes safran se fondent dans la terre ocre. Je gravis les marches, le souffle court, les jambes lourdes. Les moines, eux, semblent flotter, portés par une force. Arrivé au sommet, je les regarde disparaître, avalés par la nuit qui s’accroche encore aux flancs de la colline. Je reste seul – ou presque ; impression d’être suivi. Comme un enfant surpris dans la nuit au moment où il souffle sur la bougie de sa veilleuse, je regarde autour de moi, sans rien voir, ni rien entendre que les pas d’un homme, là, tout près (c’est peut-être moi ?). Je redescends vers la ville.
La rue principale m’accueille dans sa lumière crue. Spectacle grotesque : touristes en short, caméras au poing, se pressent pour capturer l’exotisme à bon marché. Ça rie, parle fort, se bouscule. Le tak bat est devenu ce folklore pour Instagram ; je le savais, mais à ce point ? À un très jeune moine, un touriste jette riz et légumes en ricanant ; l’enfant croule déjà sous le poids des offrandes, refuse timidement, se voit répondre un rire plus gras encore. Je m’enfuis. Mes pas mènent sans le vouloir vers les rives du fleuve. Le Mékong roule ses eaux brunes sur quoi se pose enfin le soleil. Dans la lumière neuve se reflète quelques images, la beauté fragile du rituel et sa pureté souillée. Moi-même, d’avoir été là, n’ai-je pas été complice ?
Le jour se lève sur Luang Prabang entre deux mondes. Au milieu, je reste les pieds dans la terre cendrée, le fleuve passe.









