Accueil > AILLEURS | VOYAGES > Xieng Maen | De l’autre côté
Xieng Maen | De l’autre côté
D’où voir ce qui est passé et passe et passera
lundi 27 janvier 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
Traverser le fleuve et les terreurs
Juin 1887. Đèo Văn Tri, fils de pirate devenu roi de Laichau après avoir assassiné le souverain légitime, lui arrachant son épouse et son nom en même temps que son crâne, marche sur Luang Prabang. Avec lui, six cents Pavillons noirs, bandits chinois de grands chemins et de peu de foi. Depuis des années, ils harcelent les forces françaises le long du fleuve Rouge et dans le Tonkin, et redoublent d’ardeur ces mois. Ils viennent de saccager Hanoi, Nam Dina et Tuyen Quang. Cette fois, ils sont devant Luang Prabang pour le simple plaisir de s’emparer d’un nom et aux toitures ce qu’il reste d’or. Demain soir, la ville brûlera. On aura massacré sans raison et plus qu’il n’en faudra, bien après la reddition. On s’étonne encore : pourquoi cette rage, cette application presque maladive et sans exemple, ni avant, ni après ?
Nous sommes le soir, la veille. Les Hordes Noires sont amassées sur la rive droite du Mékong : en face d’elles, Luang Prabang s’endort paisiblement sans rien savoir des massacres qui l’attend. Les troupes ont établi leur camps dans le Wat Longkhoun et les généraux dorment à même le plancher de bois du temple principal. La nuit est tombée sous le cri des insectes. On a établi le plan, sommaire et presque sans mot ; laisser le moins de témoins et moins d’or encore. On est parti se coucher ; on cherche le sommeil et il ne vient pas. À la place, les cauchemars ont donné l’assaut, mené par les démons bouddhistes et les esprits vengeurs. Les ombres dansent sur les murs du temple, et la Horde Noir pousse des cris de terreur.
On se rassemble de nouveau, devant le temple. On jette un œil sur les lumières de la ville de l’autre côté. Bien sûr, c’est elle qui tâche de se défendre avec l’énergie du désespoir. On lui opposerait en vain les armes et le sang, il faut autre chose, de plus féroce, de plus définitif. Quelques ordres sont donnés. Des soldats s’emparent des pinceaux et des pigments. D’une main tremblante, ils flanquent de part et d’autre de la façade du Wat Longkhoun deux imposants guerriers chinois qui portent les traits de Qin Shubao et Yuchi Jingde depuis le septième siècle. Ces ménshén ont charge de repousser les mauvais rêves depuis que l’empereur Taizong a fait peindre leurs portraits de part et d’autre de son palais pour se protéger du fantôme du Roi-Dragon de la rivière Jing qui le hantait la nuit. Luang Prabang vaut bien le fantôme d’un Roi-Dragon. C’est fait. On peut se coucher ; les rêves sont vaincus. On dormira du sommeil du juste : demain on massacrera l’œil et l’esprit reposé.
Quand on traverse Luang Prabang, au moment de la saison sèche en 2025, qu’on traverse le village de poussière et de terre ferreuse qui lui fait face, qu’on pénètre dans les forêts, qu’on atteint le Wat Longkhoun où les rois de Laos avaient coutume de se rendre quelques jours avant leur sacre pour s’adonner à la « walking meditation », on peut encore voir ces figures, laissées sur la façade comme une autre superstition, ou un autre désir de conjurer, peut-être aussi parce qu’on ne voulait pas s’attirer contre soi les fureurs des forces malignes qui avait renversé la ville ? Les deux guerriers chinois veillent, le regard furieux et le silence effronté, encore armés de pied en cape pour faire face aux cauchemars des brigands apeurés par des ombres plus terribles qu’eux.


























