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Dans la jungle de Khao Yai | Fragments sauvages

Le regard aveugle du gaur

mardi 18 février 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
 #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
 #20. Melbourne, ville sans promesse
 #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
 #22. Adélaïde, lenteurs et effacements


Le train pour Nakhon Ratchasima part dans un coup de sifflet. Sous la lenteur tendue du convoi, l’ordre militaire et clinique du train thaï, ses fenêtres ouvertes sur rien, la plaine nue ; il fait plus de trente degrés dehors et on nous jette des couvertures parce que, dans les voitures, la climatisation est réglée au plus froid – tout le monde tente de dormir et personne n’y parvient.

À Pak Chong, l’arrêt : la lumière de midi tombe sur les voies au long desquels sont dressés dans la chaleur les piliers inachevés d’un pont en construction ; silhouettes plantées dans l’absence, fantôme d’un chemin que je ne prendrai pas – allégorie sans leçon, simple échappée du regard vers ce qui n’advient jamais : quel passage refusé, quelle traversée empêchée ?

En bordure de la ville, le soir : l’ombre qui brutalement bascule dans le ciel – vol des chauves-souris géantes, des milliers de Pteropus vampyrus, masse vivante qui vrille le ciel à quelques mètres, torrent hurlant d’ailes déchirant le soir – terreur archétypale et comme toute terreur : fascinante : fascination des hurlements sourds de leur passage, de marée invisible charriant la nuit, de ces mouvements brusques qui déplacent le ciel – s’y perdre un instant, seulement cela ; ces cris et ces mouvements, je les possède encore.

Quelques jours plus tard, la jungle : l’épaisseur d’une forêt primaire au seuil du parc de Khao Yai ; L’air est lourd, saturé, collé au corps. Arbres immenses, Dipterocarpes, tecks sauvages, lianes tordues entre les troncs, feuilles buvant la lumière jusqu’à l’étouffer : ne plus voir que la matière du monde heurté à sa densité brutale, la réalité crue, sa pesanteur moite et son silence épais d’attente. Des termitières géantes comme des monuments immobiles dans la lueur filtrée pour créer ces ombres étranges sur quoi nous allons.

Marcher en levant les yeux : dans la hauteur presque invisible de la canopée, les gibbons passent, silhouettes suspendues d’arbre en arbre ; on ne le voit pas d’abord, on les entend ; ils chantent, voix longues perdues dans la lumière verte ; là-haut, à vingt mètres du sol, ils se jettent dans le vide avant de se rattraper à une branche au hasard, et nous, dessous, piégés dans l’épaisseur du monde, regardons leur absence presque heureuse, trébuchons sur une racine. Parmi les bruits de la jungle se glisse aussi le cri rauque des calaos, leurs becs démesurés traversent l’air, figurent la beauté sauvage qu’on ne voit jamais qu’en la devinant, ou en nous.

Pas de tigre. Ils sont pourtant là, quelque part, dans les parages ; non, ni tigre ni panthères nébuleuses ni dholes – seulement les traces ou les signes : sur un arbre, l’empreinte déchirée de la griffe d’un ours malais ; dans la boue, foulée d’empreintes, la masse piétinée par les éléphants de passage. Des sambars, cerfs massifs et indolents, errent parfois près des sentiers, s’approchent presque à portée de main, nonchalants, caressables ; mais tout de même, leur regard nous ramène à une autre vérité, cette frontière invisible entre eux et nous, qu’un geste malheureux pourrait facilement franchir.

Au soir, un regard fixe – celui peut-être d’un Ketupa ketupu, chouette pêcheuse qui se cache dans les ombres – traverse le nôtre, suspendu dans un fragment de forêt ; dans les cimes, au détour d’un arbre, la silhouette fugace des ratufas, écureuils géants et tachetés, passe comme des éclats de vie, grimpe et bondit entre les branches, s’échappe pour toujours. Puis, sur la route, l’arrêt soudain des singes à l’humanité défaite, l’animalité pure qui renvoie à l’énigme des appartenances et au gouffre qui ne vient pas à bout de cette troublante reconnaissance dans le visage des Macaca leonina.

Plus loin, un gaur, immense, l’œil vidé d’expression, comme traversé de rien – la bête massive aveugle au monde qu’il piétine est là, on pourrait elle aussi la toucher si on n’avait pas conscience qu’elle pourrait, d’un bond, simplement nous massacrer — et dans la cécité du gaur, sentir, peut-être, une autre allégorie muette : non de leur monde sauvage, mais de l’aveuglement que nous traînons en nous, par lui – et cette autre figure de cécité, celle qui nous traverse quand nous croyons voir la nature sans jamais pouvoir la lire.