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Sydney | Dans les reflets, la ville dressée

Enjamber le vertige

mardi 25 février 2025


Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.

— Le sommaire

 #1. Bangkok, ville furieuse
 #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
 #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
 #4. Descendre le Mékong
 #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
 #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
 #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
 #8. Xieng Maen, de l’autre côté
 #9. Kuang Si, ce qui tombe
 #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
 #11. Vang Vieng, refuge de far-east
 #12. Vientiane, capitale intempestive
 #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
 #14. Champassak, à la lune recommencée
 #15. Phimai, perspectives futures du passé
 #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
 #17. Bangkok, derniers feux
 #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée


— Sydney, premier jour
— Sydney, deuixème jour
— Sydney, troisième jour
— Sydney, quatrième jour


J1

Premier jour. De Sydney, tout semble glisser lentement : ville perdue dans le décalage brutal entre l’Asie laissée derrière et ce réveil sans nuit ni jour, seuil des mondes où chaque minute semble plus lente — lutte contre le jet lag implacable qui s’installe là où le monde bascule, d’un continent à l’autre.

Prendre le ferry presque au hasard comme on traverse une phrase sans en connaître encore la grammaire — vers Watsons Bay, nom de bout du monde, un autre, lancé dans le Nor’easter. À bord, la baie s’ouvre lente comme une plaie. Le sillage derrière le bateau est ce fil coupé entre le départ et l’arrivée, le réel et son mirage. Sydney s’éloigne et s’efface à peine apparue, mais on comprend que ce sera sa manière de persister : toujours mouvante dans la courbe de la baie, jamais nette, la ville elle-même hésite à être certaine.

Les buildings reculent et se tassent dans le bleu tranchant du ciel constellé de nuages — bleu inhumain qu’on ne trouve que dans ces coins de réel où l’air est filtré par une mémoire massacreuse. Sur l’eau, chaque reflet est son mystère. Les voiles blanches croisées flottent dans leur silence et le vent est un autre langage : il parle au-dedans de soi ce vide creusé sans peine par les longues heures d’avion.

Et Watsons Bay apparaît au bout de l’avancée marine. Une langue de terre posée là pour ceux qui veulent déposer leur ombre à l’extrême du bord, du presque rien. Des roches, un sable trop pâle, une lumière venue de nulle part. Sorte de rêve à rebours.

On ne sait plus très bien si l’on est arrivé quelque part ou simplement passé à côté de soi-même.

Depuis Watsons Bay, l’après-midi est tombé sans prévenir comme s’il n’avait pas eu lieu — rien qu’une lumière inclinée dans le sel. L’air y était plus vaste et cru. On y avait marché un peu, longé les falaises où l’océan cogne comme s’il voulait lui aussi percer le continent clos. Le Pacifique entier semblait pousser contre la côte, mais le monde ne bascule pas ici : il fait à peine trembler.

Il a fallu reprendre le ferry, le même peut-être, ou un autre — rien n’est pareil au retour, surtout quand il s’agit de rentrer dans une ville qu’on n’a pas encore vraiment touchée.

Le bateau s’arrache au quai. L’eau est plus sombre maintenant, elle porte le jour dans ses reflets retournés. On s’éloigne de Watsons Bay et Sydney réapparaît lentement au loin : d’abord des lignes, puis des masses, et peu à peu une verticalité indécente.

La ville se dresse.

Elle surgit dans le ciel comme si elle ne voulait pas seulement exister. Tours, angles, verrières : une géométrie brutale née de l’eau, plantée là, les buildings encore baignés d’une lumière oblique qui les sculpte un à un. On dirait qu’ils flottent eux aussi quelque part entre surface et profondeur où traîne encore la fatigue.

La ville vue de son dehors : ce matin, la descente verticale et sourde depuis Bangkok vers l’aéroport n’était qu’une première approche que redouble celle depuis le ferry. Ville qu’on aborde plusieurs fois. Le vertige est plus grand encore et le jet lag n’est plus cette fatigue sans bord, mais l’ivresse qui rend la perception plus aiguë encore — ce moment exact où le monde reprend cette forme mouvante que le corps refuse de reconnaître et à laquelle il ne cesse de s’ajuster sans jamais y parvenir pleinement.


J2

Deuxième jour. Le matin s’ouvre vaste et tranché. Entre les quartiers sans attaches, les rues trop larges et trop calmes, le bus file vers le nord. Bondi s’approche, murmure qu’on reconnaît trop tard. Là, tout se renverse : le ciel, le sable, la mer qui frappe comme un rappel. La côte est un décor et une faille. Le bleu ne s’y pose jamais, il se déverse. La mer qui bat n’a rien de pacifique : c’est l’océan tout entier.

La piscine des Icebergs taillée dans la roche encaisse mal les vagues.
Il faut suivre le bord sur la couture défaite d’un chemin entre la terre et l’eau par-dessus les falaises ouvertes. Le Southerly Buster venu du large nettoie le ciel et claque comme une gifle, renverse les nuages, soulève les arbres, coupe le souffle et les souvenirs. On avance contre.

Un bus depuis Tamarama redescend vers la ville qui se redresse alors lentement, par à-coups. Les toits plats cèdent place aux vitres opaques. D’abord quelques immeubles posés à l’horizontale, puis soudain entre deux virages, les gratte-ciels du CBD — droits, froids, sortis de terre dans un sursaut. Vue d’en bas, la ville se renverse. On ne marche plus : on est aspiré. Elle monte à notre place. On traverse les artères sans s’y inscrire. Les lignes du tram, les reflets des tours, les ombres filantes — tout est devenu de la vitesse et il faut ralentir en regard.

Depuis le toit-terrasse, le soir a presque tout recouvert. En face, l’Opéra de Jørn Utzon découpe presque seul le ciel comme un poème mal plié. Il s’ouvre encore, toujours, à s’en briser les angles et décrocher la mâchoire. Chaque voile et chaque courbe semble davantage prête à se détacher et prendre le large.

Rien ne tient que la lumière défaite — ce bleu profond de nuit où la ville devient presque croyable. La baie s’étale en contrebas, noire. Des ferrys traversent encore, des pensées qu’on retient. Le jet lag est toujours là, mais ce n’est plus une gêne, plutôt une façon de regarder. Sydney s’offre et se reprend dans le même mouvement. En face, on n’est qu’un regard face à cette chose dressée.


J3

Troisième jour. De Sydney encore, essayer de prendre la mesure.

Le matin, depuis The Rocks, lèvre au bord de la ville neuve. Les murs y suintent l’Histoire, mais à force de la répéter, que peut-elle raconter ? Ce quartier où la ville a commencé — non pas fondée, mais crachée. Recoin d’histoire tordue posé au pied du pont comme un reste de siècle qu’on n’aurait jamais voulu avaler. Ici ont débarqué les premiers forçats, exilés à perpétuité, la lie de l’Empire jetée au bout du monde. Et dans les venelles tortueuses, ce furent longtemps des cris, des poings, des corps couchés dans l’ombre — trottoirs de gangrène, de couteaux et de bière tiède, sous les porches des pubs trop bas de plafond. Puis sont venues les luttes, les grèves des dockers, les murs tagués de slogans. On y défendait plus que des loyers : on y tenait debout. Contre les pelleteuses et les tours à venir. Les années 70 ont griffé la pierre de cette dignité de peu — une mémoire qui ne s’oublie pas sans lutte. Et maintenant, les briques sont nettoyées, les entrepôts réinventés, les friches réhabilitées. C’est le chic industriel, version polie : acier brossé, lofts et galeries. Les ruelles sentent le café bio et l’huile d’olive importée. Rien ne jure, tout coûte. Mais sous les pavés trop bien posés, on pourrait sentir encore — si on écoute — le grondement des pas d’avant.

Le pont est là, juste au-dessus. Il écrase plus qu’il ne surplombe. On s’approche comme on grimpe sur une bête lente. Le Harbour Bridge est cet arc tendu dans le vide rouillé par l’orgueil — une mâchoire d’acier qu’on traverse à pied. En dessous, la baie, fendue de lumière, bat. On entend le métal respirer. Le vent s’y engouffre, toujours. C’est du vide de chaque côté, un vide habité.

On avance suspendu au-dessus du monde, et c’est le contraire : c’est la ville qu’on voit s’élever. Milsons Point, de l’autre côté — ce nom de bout de ligne.

On s’arrête sur ce promontoire qui fait face à tout. Sydney est de l’autre rive, dressée, oui, encore — mais de loin, elle devient presque impossible. L’Opéra n’est plus qu’un éclat de nacre posé sur l’eau. Derrière, les tours poussent, serrées comme un poing fermé. Et le ferry revient, s’enfonce dans la baie. Encore une fois.

Le sillage est familier maintenant, mais la ville change à chaque traversée. L’eau griffe la lumière. L’Opéra s’approche sans explication. On y revient toujours, jamais au même endroit. Quand on l’atteint, il se dérobe. La ville, elle, attend derrière, en équilibre sur ses fondations invisibles.
De loin, il est presque abstrait, des courbes lancées dans le ciel. À ses pieds, il devient pure matière : coques fendues, ossements clairs, tension figée toujours sur le point de se rompre. Une bouche qui hésite à s’ouvrir, ou à mordre. Quelque chose entre le navire et la prière, entre le corps offert et celui qui retient.


On traverse un instant le Royal Botanic Garden, vert profond de toutes les nuances, un souffle de terre avant le verre.


Le CBD surgit brutalement derrière. On marche dans la forêt droite, cette faille verticale cernée de reflets et d’angles morts. Les gratte-ciels percent le ciel. Impossible de regarder — beauté froide, perfection coupante. Mais le verre ne montre rien : il reflète. Ce n’est pas l’intérieur qu’on voit, c’est nous-mêmes, repoussés et démultipliés. La lumière s’y fracasse. Langage sans phrases, façades lisses, sans accroche. On croit voir à travers, mais tout est mur. L’image du capitalisme, partout — cette idée que tout serait lisible, fluide, ouvert. Alors que rien ne se donne. Tout se protège. Tout se referme. La ville devient une suite d’écrans.

On y projette des reflets. Le ciel, pris dans le verre, finit par ressembler à une publicité. On avance dans cette mécanique de l’apparence. Et ce n’est pas le vertige qui fait peur. C’est de ne plus sentir son propre poids.
On lève les yeux : les vitres reflètent d’autres vitres. Un immeuble dans un autre, sans fin. Un mirage imbriqué. C’est la ville en miroir infini, tournée sur elle-même.

À force de se regarder, la ville ne voit plus rien d’autre. Et toi, dans cette boucle : simple présence floue, captée par erreur, dans l’angle mort des reflets déjà hors cadre. Sydney se replie dans son image — et c’est là, peut-être, qu’elle devient enfin réelle.


J4

Quatrième jour. Le ciel couvert dès le matin promet une pluie qui ne viendra pas, plutôt un froissement de nuages sur le front du Southerly Buster. La lumière épaisse traîne, blafarde et sans direction.

Une journée sans heure vers Barangaroo. On marche dans cet espace refait — trop net pour être ancien, trop léché pour être nouveau. Une promenade de béton poli et de verre clair posée là où autrefois, c’étaient les docks, les entrepôts et le labeur. Le nom — Barangaroo — était celui d’une femme cammeraygal, résistante aux colons et épouse du chef Bennelong. Comme tout ici, le nom repris a servi aux urbanistes à désigner un plan de déqualification urbaine. L’histoire se vole deux fois.


Mais il y a la baie, toujours. Et les tours, vues d’ici, posées sur l’eau, prennent une couleur plus mate. On ne les voit plus comme des objets, mais comme des silhouettes ou des masses mouvantes. On les voit vivre autrement dans ce jour moins frontal. La ville, presque abstraite dans ce gris, paraît plus fuyante. Le monde hésite.


On continue. On marche encore.
Dans les flaques, les tours se reflètent, mais floues ou diffractées. Le verre cesse d’être un miroir pour devenir une surface de tremblement. Ville sans contours, aux bords en tension, densités et flux.

Le soir descend plus tôt. Pas vraiment la nuit — infusion lente de gris et de bleu effondré. Alors, au-dessus de la ville, les flying foxes surgissent, immenses roussettes aux ailes noires tendues de cuir dans le ciel des tours. Elles quittent les arbres du jardin botanique par centaines et traversent le ciel de verre et de câbles, pour chercher l’ombre, les insectes et les fruits, volent entre les gratte-ciels au plus près du béton et de la lumière. Et dans ce ballet lent, elles redonnent au ciel sa profondeur. La ville se tait, ou change de langue. Les cris des flying foxes par-dessus le marché, pour en finir — et adieu.