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Vientiane | Capitale intempestive
Anachronique Cité du Santal
samedi 1er février 2025

Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna
– #4. Descendre le Mékong
– #5. Luang Prabang, d’or et de cendres
– #6. Nong Khiaw & Muang Ngoi, où va le nord Laos
– #7. Ban Phong Van, sources de l’or blanc
– #8. Xieng Maen, de l’autre côté
– #9. Kuang Si, ce qui tombe
– #10. Le Tak Bat, d’aubes en aubes
– #11. Vang Vieng, refuge de far-east
– #12. Vientiane, capitale intempestive
– #13. Les Quatre Mille Îles, et davantage de ciels
– #14. Champassak, à la lune recommencée
– #15. Phimai, perspectives futures du passé
– #16. Dans la jungle de Khao Yai, fragments sauvages
– #17. Bangkok, derniers feux
– #18. Sydney, dans les reflets, la ville dressée
– #19. De Sydney à Melbourne, la Ligne Bleue
– #20. Melbourne, ville sans promesse
– #21. De Melbourne à Adélaïde, The Great Ocean Road
– #22. Adélaïde, lenteurs et effacements
De Vientiane, capitale du dernier pays communiste paysan du monde, ne faire face qu’à sa façade de ministères qui désigne efficacement sa fonction : administrer brutalement un pays et laisser la lumière tomber seule sur le Mékong.
Le train fend le matin et la terre du royaume de Lan Xang. Le jour est déjà haut qui s’étale sur les rizières noyées sous la brume. On approche.
La gare de Vientiane se découvre dans une moiteur collante. Les tuk-tuks patientent sous l’auvent des kiosque et dans la brume d’essence et de voix mêlées. Sur la route, l’horizon s’ouvre sur des avenues d’autant plus vastes qu’elles sont presque vides – disproportionnées, peut-être ; plus sûrement creusées suivant des logiques contre-insurrectionnelles : impossibles d’y établir des barricades –, suspendues dans l’entre-deux jour où rien ne presse. Au détour d’un carrefour s’impose le Patuxai, bloc de béton levé vers le ciel. Construit avec du ciment fourni par les Américains pour un aéroport jamais réalisé, il reste inachevé. Aujourd’hui, il se dresse, massif, rongé par le vent.
La lumière s’écrase sur les rues. Vientiane paraît posée sur elle-même, immobilisée dans sa torpeur. On y glisse plus qu’on ne marche, entre bâtiments bas et panneaux effacés. Le temps n’a pas d’accroche ici, mais dérive.
Le Wat Sisaket ouvre ses portes sur un autre monde. Derrière les murs de latérite, le silence est partout sous les galeries. Des milliers de Bouddhas veillent dans l’ombre, serrés dans leurs niches, regards ouverts sur un temps plus vaste que celui des hommes, souriant terriblement. Les murs soutiennent à peine les siècles – effritements, écaillements, stigmates d’invasions et de restaurations successives. Sous les piliers de bois sculpté, la lumière tamisée passe à peine. À l’intérieur, le temple semble une respiration retenue ; l’encens brûle plus lentement qu’ailleurs. Des fleurs de frangipanier jonchent les dalles.
Le soir, la ville se dissout dans le couchant. Le Mékong semble absent. Il est là malgré tout, immense, tout près, invisible – de l’autre côté d’un terrain vague qui éloigne davantage la Thaïlande pourtant à portée de fronde. Sur les bords du fleuve, la statue du roi Chao Anouvong domine, qui tend le bras en défi vers la rive opposée. Autour, le parc bruisse de voix étouffées ; on installe les étals pour le marché du soir. Le fleuve reste cette frontière incertaine entre deux mondes qui s’ignorent et se regardent à la dérobée. On marche sans savoir où finissent les terres, où commence l’eau et on finit par rentrer.
Le lendemain, le Pha That Luang flambe sous le ciel impitoyablement tranché et sans ombre. L’or s’enflamme dans la lumière, brûle plus qu’il ne resplendit. L’enceinte est fermée. On ne fera que tourner autour du sanctuaire. Ce qu’on voit aujourd’hui, on le sait bien, n’est qu’une tentative de retenir un passé qui s’était déjà effondré, un reflet reconstruit. Autour du stupa, des statues brisées s’effacent. Un enfant pleure. Son sanglot se mêle aux appels à la prière. Tout ce confond dans l’air épais.
Plus tard, la ville révèle son autre visage. Derrière les temples et les façades coloniales décrépies, les avenues droites, austères, bordées de ministères silencieux. Administration grise, froide mécanique de pouvoir. Ici, l’ordre ne se discute pas, il s’impose, mais c’est un ordre sans ardeur, une structure qui ne tient debout que par habitude. Sur les affiches de propagande que personne ne lit, des phrases figées dans la langue de bois la plus sèche. Vientiane, capitale d’un régime qui a trahi l’idéal et figé la révolution dans la lenteur bureaucratique. Le communisme devenu appareil inerte. Sous la chape de cette ville sans fièvre, l’idée persiste pourtant. Elle se tait, mais veille.
En fin de journée, la ville s’efface. Le temps se défait dans l’air brûlant. Vientiane ne suit pas le monde. Elle endigue quelque chose qui partout ailleurs gesticule sous les néons, les publicités obscènes, l’offre et la demande. Elle regarde passer l’époque dont elle s’éloigne, insaisissable et lente, intempestive : décidément anachronique.









































































