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Koltès | Écrire Dans la Solitude des champs de coton
Conférence à l’université Toulouse Jean-Jaurès
mardi 10 décembre 2024
Je dépose ici le texte de la conférence proposé à l’attention des étudiants agrégatifs de l’université Toulouse Jean-Jaurès. Merci à Sylvie Vignes pour l’invitation.
Écrire une pièce pour Bernard-Marie Koltès, c’est d’abord — en premier lieu —, écrire ce qui l’a permis. Une expérience qui aura contraint l’écriture : expérience décisive, brutale, sensible.
Revenir sur le lieux du drame importe pour en saisir l’enjeu, non pas l’origine anecdotique par quoi se dirait le sens, la signification première et dernière, mais celle du champ de force : un champ de force dialectique, presque chiasmatique dans la mesure où l’écriture ne transcrit pas l’expérience, mais la formule dans les termes mêmes de l’écriture afin qu’en retour, l’expérience de vivre soit plus sensible encore, plus brutale. Écrire la vie rend plus épaisse encore l’expérience de vivre.
« [Avoir] seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous. » [1]
Non pas tant raconter bien, un jour, une histoire : mais bien : un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits.
C’est pourquoi il paraît essentiel de revenir sur ces lieux du drame, sa lumière et ses bruits : ce bout de notre monde.
La vie se vit d’un côté et elle s’écrit à l’inverse, c’est-à-dire que j’ai le sentiment que les choses, les expériences que je vis et les gens que je côtoie à partir du moment où je les écris, je les mets à mort en quelque sorte. C’est d’ailleurs un peu le problème, le seul problème que je me pose en tant qu’écrivain : c’est que quand je vis des expériences et quand je rencontre des gens, je sais qu’un jour ou l’autre, ils vont me servir… de pâture… Enfin, je vais m’en servir pour les écrire, si je peux dire. Et à partir de ce moment-là, je ferai une œuvre de mort, vis-à-vis de cette expérience vécue et vis-à-vis de ces gens que j’ai rencontrés. Non pas que j’éprouve un sentiment de culpabilité vis-à-vis de cela. Mais disons que j’éprouve une certaine difficulté à doser l’existence d’une part et à lui garder son indépendance par rapport à l’écriture, et d’un autre côté à continuer à écrire. Et je sens des deux côtés, à la fois du côté de l’existence et à la fois du côté de l’écriture, une attirance pour vivre l’un et l’autre d’une manière entière et je sais très bien que ce n’est pas possible. [2]
Seulement, l’écueil est infranchissable : vivant au présent des expériences avec la pensée de l’écrire, ensuite, plus tard, dans le repos de la chambre, on ne peut être ni au présent de l’expérience, ni à celui de l’écriture — mais déchirer, ou pour mieux dire : devant un impossible qui est non pas la butée de l’écriture, mais sa condition de l’écriture.
Ce bout de notre monde existe, il se situe vers ce que les New Yorkais nomme West End.
Entre 1981 et 1986, Koltès fait de réguliers séjours à New York, et s’il change d’appartement souvent, entre le Spanish Harlem et l’Upper East Side, il aime à se perdre plus bas, plus loin, vers l’ouest donc, dans cette ville qui sera sa cité élue, quelque chose qui réunirait Babel et les ruines mayas de Tikal, les faubourgs de Lagos et Pigalle : ce nouveau monde brassant mille mondes ; ville qui comme toutes celles qu’il aimaient, semblent flotter — comme Strasbourg, Prague, plus tard Bahia : ville à la dérive.
Koltès est donc chez lui.
Comment faire dix pas dans la rue, comment prendre le métro, comment s’allonger à Central Park ou boire un café à Broadway, et garder son INTÉGRITÉ ? Je suis depuis mon arrivée à la recherche de l’Équilibre et de la Raison, mais quel équilibre résisterait un instant à de si généreux sourires, à ces tapes sur l’épaule, et où pourrait bien se réfugier ma raison, si on me fait de pareils clins d’œil ? Je suis dans la gueule du loup ; et il me semble que vous en êtes en partie responsable... Mais quelle Gueule ! et quel Loup ! [3]
La Gueule du Loup : Décrivons-là.
C’est à l’extrémité de la Onzième avenue, celle que les New Yorkais surnomment West End : terminus ouest. Là où s’achève la ville commence ce qui n’a pas de fin, des nuits comme des expériences où s’abattre contre elles. Le long du fleuve, l’ancien Port de New York, longtemps le premier du monde, paraît presque désormais abandonné. Au sud de la 42e rue jusqu’à la 23e rue, et même plus bas jusqu’à Charles Street, voire Christopher Street, les docks ne sont que des vestiges.
Le jour, la lumière entre dans les hangars vides montés sur pilotis à l’aplomb du fleuve ; toute différente est la nuit, terrible et habitée. Les voies ferrées du Lower West Side surplombent les docks, le long de l’Hudson River, du bas de la ville jusqu’à la 72e rue, et dans le prolongement, une autoroute surélevée. Les hangars abandonnés ne le sont pas pour tout le monde. Le soir, ce sont des lieux de rencontre, comme l’on dit, qui projettent leurs jeux d’ombres fantastiques sur des hommes qui viennent ici pour les trafics et les amours brèves.
Dans ces hangars, West End pourrait être l’extrémité occidentale du monde.
Le photographe américain, Alvin Baltrop — né la même année que Koltès, en 1948 — a consacré à ces lieux une partie de son œuvre, lieux qui sont presque des décors.
Les photographies de Baltrop sont considérés au-delà de leur portée photographique comme un dépôt mémoriel a vertu documentaire de la culture gay new-yorkaise, dans le pli des années 70 où fleurissent les mouvements d’émancipation juste avant que ne s’abatte l’épidémie du sida.
Écrire ces lieux donc.
Et dans ces lieux, les scènes qui s’y déroulent, presque fatalement.
Pour la troisième version de sa mise en scène, Patrice Chéreau reprendra ce récit dans le programme du spectacle en le modifiant un peu :
Il y a dix ans, quand Bernard-Marie Koltès me parlait de la pièce qu’il écrivait et qui allait devenir Dans la solitude des champs de coton, il me racontait ceci : deux hommes s’abordent qui ne se connaissent pas : dites-moi ce que vous voulez et je vous le vends, dit le premier et l’autre répond : dites-moi ce que vous avez et je vous dirai ce que je veux. [4]
Une scène minimale, énigmatique et évidente, scène de troc, de deal, de drague homosexuelle tout à la fois, à la puissance allégorique telle qu’il importe peu de savoir si elle a eu lieu ou non, tant ce qui compte est le récit qu’en a fait Koltès à Chéreau, et celui qu’en retour celui-ci a formulé sur un souvenir altéré. C’est que Chéreau, dans l’entretien, se reprend : était-ce à l’occasion de Quai Ouest que Koltès lui confia ce récit-expérience ? Ou pour l’autre pièce, celle précisément que l’auteur compose, pendant les répétitions de Quai Ouest ?
C’est l’autre réécriture qui en procède, qui la relance. Revenir sur les lieux de Quai Ouest donc : reprendre le lieu et la formule, ces hangars, ces scènes de trafics, de malentendus à double sens, double entrée.
Mais il ne s’agit pas de réécrire pour reprendre, ni même pour prolonger — plutôt Koltès propose ici un virage, un autre angle d’attaque. Et même d’une façon de défaire ce qui a été accompli.
Quai Ouest avait été conçu selon des lois théâtrales d’une très grande rigueur et d’une extrême complexité : dans le vaste espace que constituait ces hangars près du fleuve, les entrées et les sorties de huit personnages d’égale importance scandaient le rythme ample d’une fable labyrinthique, tortueuse, concrète dans ses enjeux, mais creusées de références bibliques ou intimes. Les contraintes formelles qu’il s’était alors imposées l’avaient conduit à un labeur lent et précis
Il dira l’avoir mené sans plaisir, se soumettant à des règles qui fondaient alors pour lui une dramaturgie précise à laquelle il renonça sitôt acquittée cette tâche menée en partie pour correspondre à la dramaturgie scénique que déployait Chéreau dans ces années-là. Quai Ouest figure ainsi le point ultime d’une machinerie répondant à des règles que toutes les œuvres ultérieures vont déconstruire.
Réduire le théâtre à l’essentiel : ainsi cette pièce s’écrira comme une réduction chimique de la précédente et en contrepoint selon une dialectique nette — après la machinerie complexe et laborieuse, la quête d’une simplicité immédiate.
À la sophistication dramaturgique de Quai Ouest, ses nombreux personnages, ses entrées et sorties réglées au millimètre, son espace multiple de lumières et d’ombres aux variations infimes, ses enjeux d’intrigues à fonds redoublés, ses langues aussi plurielles que les corps qui les portent, Koltès répond par contre-pied et jouera à front renversé. On pourrait retourner presque terme à terme la logique technique de la première pièce new-yorkaise : comme une symétrie à la fois parfaite et inverse, née du désir premier de retrouver le plaisir de l’écriture — celui du verbe posé dans sa matière vive, dans son nerf le plus exposé, nu, qui compose la phrase en même temps que l’intrigue, et le personnage et la scène, qui deviendra unique, mêlée à l’acte et à la pièce entière qui se confond dans un seul dialogue, coulée de temps et d’espace, de corps et de langues.
Quai Ouest s’organisait selon des dialogues énigmatiques à double sens autour de curieux trafics basés sur des quiproquos — entre Koch et Charles par exemple (l’un désirant monnayer sa mort ; l’autre voulant le dépouiller et pour cela le garder vivant), entre Fak et Claire ou Monique (chacun tâchant de négocier sans cesse le désir de l’autre)… C’est comme si Koltès avait élaboré, intuitivement, une grammaire de l’échange — et qu’il s’agissait désormais d’en formuler les règles de syntaxe, que pour cela il fallait en extraire un cas, et réduire le théâtre de Quai Ouest à un seul dialogue. On peut imaginer que celui-ci pourrait tout à fait trouver sa place dans le monde de la pièce précédente, tant ce dialogue sans d’autre intrigue qu’une pure rencontre reprend les thèmes et les motifs dispersés alors : thèmes du désir et de la mort, du marchandage fondé sur le malentendu, du troc et de la dette, de la violence masquée sous le maniement virtuose de la langue comme surface de miroitement des volontés obscures, de la lutte à mort différée tant que dure la parole — tout ce que Quai Ouest avait fabriqué dans une fable, et que la pièce nouvelle va expérimenter comme fable.
C’est cependant entraîné par l’exigence mathématique de la pièce précédente qu’il se lance, et c’est pourquoi il n’y a pas de retour régressif à un amont, comme vers celui des premières pièces, mentales et oniriques, défaites de toute structure et appuyées sur leur seule puissance de profération.
Tout ce que Quai Ouest avait traversé trouve sa formule quasi-physique, axiomatique, précipitée. Koltès le premier est surpris de cette facilité à composer cette pièce nouvelle — avec le plaisir, l’écriture gagne en efficacité, en densité. Débarrassé des contraintes formelles, Koltès retrouve la vitesse d’exécution qui l’avait emporté au moment de l’écriture de La Nuit juste avant les forêts, au printemps 1977.
Autre manière de réécrire — cette fois non pas dans l’épure, mais dans le prolongement, ou la doublure.
François Bon en avait formulé l’hypothèse :
Dans le premier cas, du narrateur peut-être vers une silhouette entrevue, adresse qui questionne elle-même de ne pas pouvoir définir à qui même elle s’adresse. Dans le second cas, instant d’un regard entre deux personnages, l’un immobile, l’autre qui traverse. Dans les deux cas, l’instant avant le lieu. [5]
Ce qui se relancerait là, selon une même dynamique d’adresse, serait le déploiement du monologue au dialogue, comme si Koltès allait ici doubler le texte premier :
L’auteur décide de réemployer le même coup de force, sur le principe même de l’ancien, instant pur qu’on démultiplie, en annulant tout ce qui empêcherait le repli sur ce pur instant saisi. [6]
Dans ce mouvement de reprise et de redoublement, s’affronte même affaire de temps et de géométrie du temps :
Ces textes sont un prodige de théâtre, et, du coup, ce n’est pas une écriture qui interroge à égalité théâtre et littérature, c’est un don au théâtre qui le fait défier la littérature dans son élément [7].
De La Nuit juste avant les forêts, Koltès retrouve en effet, comme pour le reprendre de zéro et le prolonger, ce geste premier de l’adresse, au premier qui passe, d’une demande informulable. Mais cette fois, le monologue trouve un écho, un autre monologue, équivalent, miroir, appui second à la recherche d’un appui à son tour pour s’édifier. Quand pour le monologue le silence de l’autre faisait tenir l’édifice, ici le silence sera parlé, et s’échangera — échange de parole autant qu’échange de silence — dans un jeu de vertige où chacun gardera à tour de rôle le silence de l’autre ; alors c’est le dialogue que Koltès invente, c’est-à-dire découvre, avec une radicalité aussi neuve qu’il avait fouillé celle du monologue.
1977. À cette date paraît le fameux essai — est-ce un essai de Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux. Il se trouve que dans le carnet d’écriture que Koltès tient, au cours des années 1980, on trouve trace de cette lecture.
Au moins deux fragments sont recopiés de l’essai de Barthes.
— Le lieu le plus sombre est toujours sous la lampe ». (Prov. Chinois cité par R. Barthes).
— La jalousie est une équation à 3 termes permutables (indécidables) : on est toujours jaloux de 2 personnes à la fois : je suis jaloux de qui j’aime et de qui l’aime. Le rival est aussi aimé de moi : il m’intéresse, m’intrigue, m’appelle.
— Baiser par des mots.
Si cette lecture de Barthes semble faire écho à Quai Ouest – en témoignent les notes qui entourent ces références à Barthes et qui portent explicitement sur l’écriture de ses personnages —, ils résonnent singulièrement avec Dans la solitude… Avec l’éthique de son écriture (c’est à dire : une certaine approche de ce qu’est l’enjeu amoureux) autant qu’avec la poétique de sa composition dramaturgique (une façon de nouer le drame).
Regardons ce qu’écrit Barthes, à la séquence « Je veux comprendre »
Échos, donc.
Une manière de jouer le jeu analytique (je veux comprendre) et de s’en défaire ; une façon de placer les silhouettes l’une face à l’autre pour travailler une certaine forme de réflexivité, de double réflexivité — sans pourtant que ce retour réflexif éclaire le sens, au contraire : il l’opacifie.
Un jeu donc avec le sens et avec sa saisie : et de fait, devant ce texte, le spectateur ne cesse pas de vouloir comprendre ce dont il s’agit, dès lors qu’on lui a ôté la possibilité de savoir justement quelle est la question.
La question étant malgré tout, et le mot est lâché avec Barthes, celle de l’amour. Mais précisément : « il n’y a pas d’amour, il n’y a pas d’amour ». C’est justement parce que le texte de Koltès, dans cette phrase, qui pourrait être un lapsus (un glissement du sens) dévoile son jeu : son processus. Le travail de l’abolition du manifeste et du latent.
Le manifeste, ce serait l’expression du désir : le dealer chercherait à lever cette manifestation, cet aveu. Dites moi ce que vous désirez, et j’ai ce qu’il faut pour le satisfaire : un corps, peut-être.
Le latent, c’est l’impossibilité de manifester ce désir sous peine de le détruire. Un désir, sitôt énoncé, risquerait d’être satisfait.
Comment maintenir en tension le manifeste et le latent. Barthes dit donc : l’amour — cette abolition. René Char dirait : l’écriture : amour réalise du désir demeuré désir. Koltès répondrait par dans la solitude.
Solitude, c’est le mot qui ouvre l’essai de Barthes :
« La nécessité de ce livre tient dans la considération suivante : que le discours amoureux est aujourd’hui d’une extrême solitude. » — n’est-ce pas là l’autre territoire d’écriture ? — et ce qu’on prend pour un dialogue, n’est-il pas celui d’un sujet seul, clivé ? (L’hypothèse mérite d’être interrogé.)
Mais ayant lâché ce mot d’amour, même dans la solitude, il faut y revenir pour préciser qu’il s’agit de le déposer précautionneusement, humblement, et sans arrogance. Si Barthes parle d’amour, il en fait le territoire du neutre, qui n’est pas cet espace pacifique et flottant, mais l’intervalle de suspension du paradigme, conducteur d’ambiguités : qu’à cet égard, l’amour n’est pas la réconciliation d’êtres en fusion, bien au contraire : et quel est ce contraire ?
Barthes parle d’ailleurs dès les préliminaires du cours de sa violence paradoxale :
Comme objet, le Neutre est suspension de la violence ; comme désir, il est violence. Tout le long de ce cours, il faudra donc entendre qu’il y a une violence du Neutre, mais que cette violence est inexprimable ; qu’il y a une passion du Neutre, mais que cette passion n’est pas celle d’un vouloir-saisir [8].
Si la passion est inexprimable, c’est qu’en elle loge un interdit : or, l’interdit est aussi le vecteur du dire (l’inter-dit). Pour la psychanalyse, l’inter-dit n’est pas seulement une contrainte ou une interdiction, mais une parole adressée qui aide à structurer le sujet. Il s’agit d’un moment où la loi est énoncée à travers le langage, permettant une mutation symbolique du désir. Par exemple, Denis Vasse illustre cela par la privation d’un objet introduite dans le registre symbolique par la parole, transformant ainsi la relation du sujet à son désir. Dans une perspective psychanalytique plus large, l’interdit est intrinsèquement lié au langage et à la loi symbolique. Lacan a montré que l’interdit structure le désir et la subjectivité en imposant des limites nécessaires pour entrer dans l’ordre symbolique. L’interdit ne se réduit donc pas à une simple privation ; il est aussi un espace de médiation où se joue la relation entre le sujet, son désir et les autres.
La passion du vouloir-saisir propre au neutre est celui du lecteur pris dans le processus de l’écriture d’un auteur qui aura donc accompli ce geste : logé au cœur de sa pièce, l’interdit (de l’objet) comme interdit (des sujets). En retirant l’objet du deal, en interdisant sa diction — est-ce une substance qu’ils dealent ; est-ce leur désir ? Leur finitude ; rien ? —, en travaillent donc cet espace neutre comme suspension de la violence le temps de formuler le désir (sans qu’on sache de quoi ?), Koltès opère vivant le langage même du désir : sa violence suspendue, différée.
Différer le différend, comme dans Combat… : jouer le commerce du temps.
C’est pourquoi le texte ne parle pas d’amour — qu’il s’agit moins de sujets aimants que fragmentés dans le discours et par le discours amoureux. « Des désirs, j’en avais… » lâche à la fin le Client.
Et Koltès n’aura de cesse de dire qu’il ne s’agit pas de cela — manière de dire, dans l’insistance, que c’est de cela dans la mesure où cet enjeu est peut-être la métaphore d’autres chose : la métaphore politique de tout affrontement ?
Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre — les impératifs techniques. J’avais l’impression de me perdre un peu. J’avais besoin de retrouver ce qui touche à l’écriture, voir où j’en suis. J’ai voulu entrer directement dans le thème que j’essaie à chaque fois d’aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c’est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre qui sont complice et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j’ai envie de parler des gens qui se détestent. Pour les autres, tout va bien, donc c’est sans intérêt.
J’avais pensé d’abord à mettre face à face un chanteur de blues et un punk ; deux conceptions de la vie absolument opposées, et c’est ça qui compte. Quand la distance entre deux personnes est aussi grande, qu’est-ce qui reste ? La diplomatie, c’est-à-dire le langage. Ils se parlent ou ils se tuent. Donc ils se parlent, mais ce n’est pas parce qu’ils s’embobinent l’un l’autre qu’ils se rapprochent l’un de l’autre [9].
Écrire Dans la Solitude des champs de coton, c’est donc aussi ici affronter le théâtre, ou passer l’obstacle : ce serait refuser d’écrire le théâtre dans ses contraintes.
Car est-ce du théâtre ? On est loin de ce qui faisait l’essence de Quai ouest, ou de l’illusion de l’hypothèse réaliste de Combat. Ici, un acte de langage qui est à la fois une situation d’énonciation et un énoncé : pas d’entrée de personnage, pas de sortie donc, rien d’autre que des paroles qui se croisent.
Dans les premières éditions de Minuit, l’indication Théâtre n’apparaît même pas.
Et dans un entretien en 1987, il précise :
— Ce texte n’est pas écrit pour le théâtre ?
— Non, c’est un dialogue. Alors, savoir si on peut monter un dialogue au théâtre ? Chéreau va prouver que oui. Mais, non, ce n’est pas une pièce, ça touche à d’autres cordes. Je n’ai pas eu les soucis des pièces, qui sont énormes. Et là, j’ai eu une telle liberté, un plaisir en me disant : si ça ne se monte pas [10]…
La récusation du genre dramatique ouvre d’abord grand les horizons pour une écriture sans contrainte — même si elle n’est pas l’occasion d’aller dans les territoires du roman ou du cinéma, au contraire. Il s’agit là d’une opération de réduction et de concentration, plutôt que d’une émancipation vers l’épopée sans borne.
Alors ça touche à d’autres cordes : lesquelles ? Celle du combat de boxe ? (Écho à Dans la Jungle des villes, de Brecht — que Koltès avait sans doute vu au TNS en 1972 dans la mise en scène d’André Engel.
Vous observez deux êtres humains se livrer comme sur un ring un inexplicable combat […]. Ne vous cassez pas la tête sur les motifs de ce combat, mais prenez part aux enjeux humains, jugez sans parti pris la manière de combattre de chaque adversaire, et portez toute votre attention sur le dernier round.
Je voulais dans ma nouvelle pièce faire disputer une sorte de « combat en soi » ; un combat sans autre cause que le plaisir de se battre, et sans autre but que de déterminer « le meilleur homme » [11].
D’autres cordes, ce pourrait être aussi celle du dialogue modèle assumé, dialogue non pas tourné vers le théâtre, mais dialogue philosophique à la manière du xviiie siècle — et c’est ainsi que le lira Chéreau, dès 1987 dans le texte du programme — et aussi dans le programme de sa reprise en 1995, avec une exergue emprunté à Diderot :
Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ?…
Diderot [12]
Il faut dire que Koltès avait lu avec enthousiasme pendant la rédaction de la pièce Jacques le Fataliste de Diderot et qu’il s’était passionné pour la rhétorique de la disputatio des Lumières. On pense au dialogue dans Le Neveu de Rameau du même Diderot entre Lui et Moi. De fait, outre la forme, le texte est un creuset de méditations philosophiques, ouvert aux sentences, aux maximes, aux méditations mélancoliques (« Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste, regretter quelque chose et se souvenir qu’on ne l’a pas sont tous deux également accablants. » [13]
Dialogue donc, sous forme de partie d’échecs (Koltès jouait d’interminables parties d’échecs avec le dramaturge de Chéreau, Claude Stratz, par téléphone) : et dans la volonté de placer face à face un Noir (ce bluesman imperturbable) et un blanc (un punk énervé de l’East Side), il y aussi le désir de figurer l’affrontement schématique, pure, exposition d’une opposition radicale, sans mot : une partie d’échecs, entre noirs et blancs, et toute la dramaturgie pourrait mimer ce mouvement, chaque réplique étant un coup — non pas seulement d’art martial, mais comme on dit aux échecs qu’un joueur joue un « coup » : et la fin du texte épouse ce rythme propre aux parties d’échecs quand toutes les pièces ont été abattues, mises en pièces, que les pièces ont été disposées et affrontées, et balayées, et qu’il ne reste que roi face à roi, jusqu’au mat final — à moins que ce ne soit une partie nulle, zéro.
Écrire cette pièce c’est écrire et pour Patrice Chéreau et contre le théâtre ; pour le plaisir.
— Et vous l’avez écrit en pensant à Chéreau ?
— Je l’ai écrit pour le plaisir. Mais je savais que Chéreau le monterait, parce qu’il me demandait beaucoup ce que j’écrivais. Et je me disais : lui, à mon avis, il est capable de le faire. Mais je ne me suis pas du tout soucié de ça. À cause de la dramaturgie, la proportion du plaisir et de la difficulté, il y a un moment où ça bascule, et c’est navrant. C’est marrant de temps en temps de se remettre à écrire sans souci, juste pour le plaisir d’écrire. J’avais oublié que je pouvais en avoir. Et là, je l’ai retrouvé [14].
On peut lire la trajectoire d’écriture de Koltès dans une rapide et précipité mouvement d’émancipation du théâtre lui-même, de ses règles. Après les avoir durement acquises (suite à de longues années de rejet) auprès d’Hubert Gignoux, directeur du TNS sont mentor, et appliquées avec rigueur pour Combat, et plus encore pour Quai Ouest nourri des leçons implacables de Chéreau qui avait su en révéler certaines faiblesses, Koltès prend le large : il le prendra encore davantage après la lecture (et la traduction de Shakespeare, dans Le Retour au désert, et Roberto Zucco). On dirait qu’ici, Kotlès joue au théâtre, à l’écriture théâtrale : d’où cet humour singulier, une langue dans l’humour plutôt qu’une langue humouristique. La plaisanterie générale qu’est cette pièce, dans les deux sens de l’énonciation qu’elle traverse : jamais un dealer ne parle comme cela, et jamais cela ne peut être dit ainsi par un dealer.
Humour dans l’extrême virtuosité de la langue que saccage par éclats des brutalités qui la démasque. En témoigne par exemple, l’erreur de syntaxe de la première phrase : comme une façon d’exposer la langue et de la brutaliser.
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque , homme ou animal, qui passe devant moi [15]
Mais c’est aussi écrire contre Patrice Chéreau, et pour le théâtre.
Il s’agit de l’autre contre-pied, C’est l’autre dialectique, plus subtile, plus féroce. Combat de nègre… avait pu être conçu par Koltès en rupture avec lui-même pour que Chéreau puisse reconnaître cette pièce – c’est du moins l’hypothèse audacieuse d’Anne-Françoise Benhamou —, une pièce ajustée à la scénographie majuscule et allégorique du metteur en scène, le poids de la fable dans l’élaboration des dialogues, l’hostilité affective des échanges.
En retour, la dramaturgie de Chéreau avait su démasquer les manques de rigueur dans l’élaboration de la fable ou la cohérence psychologique de tel ou tel personnage. Si Koltès a tenté d’y répondre dans Quai Ouest, l’acharnement à parfaire la logique quasi classique de la structure cherchait à correspondre encore à la poétique de plateau que travaillait Chéreau — et d’ailleurs, l’épigraphe que Koltès déposera à la dernière scène de Quai Ouest peut se lire comme une reconnaissance de dette à l’égard du metteur en scène, puisqu’elle est l’incipit de La Dispute de Marivaux, pièce montée par Chéreau en 1974 et qu’y fut comme un choc fondateur pour le jeune Koltès. Cette épigraphe pourrait décrire à la fois l’émotion de Koltès quand il rencontra l’œuvre de Chéreau, et sa tentative d’ajuster son écriture à ce travail scénographique :
Qu’est-ce que cette maison où vous me faites entrer et qui forme un édifice si singulier ? Que signifie la hauteur prodigieuse des différents murs qui l’environnent ? Où me menez-vous ?
De là également cette exclusion de la masse littéraire dans Quai Ouest qui contaminait aux yeux du metteur en scène l’écriture « naturelle » de Koltès — et qui fit que Chéreau, lorsqu’il le lut pour la première fois, écarta La Nuit juste avant les forêts au profit de Combat de nègre et de chiens.
Les monologues étaient dans Quai Ouest rejetés entre parenthèses, et non destinés à être lus, comme une concession explicite faite à Chéreau. Mais Koltès, lorsqu’il compose Dans la solitude des champs de coton, s’affirme plus sûr de sa langue, et surtout, certain que cette voie, formellement ultra-élaborée, est une impasse. La preuve : il y perdait son plaisir.
C’est pourquoi il décida de s’engager dans une direction spectaculairement littéraire : une succession de longs monologues qui dialogueraient, écrits jusqu’au raffinement rhétorique. Comble de la provocation, il évacuera la question de l’intrigue : la fable de cette pièce tient dans l’action même qu’ils exécutent — l’échange de deux hommes qui font de leur parole, la matière de cet échange. Il n’y a pas d’autre espace que l’abstraction du territoire de leur rencontre : Chéreau qui n’aimait rien tant qu’inventer des lieux se trouverait dès lors pris au piège de la représentation.
Ce que Chéreau aime aussi, et surtout, c’est déployer la puissance du sentiment amoureux jusqu’à la déraison. Or, on a vu que c’était là un thème – l’amour – que Koltès récuse.
On peut relire cette réponse à Colette Godard comme une adresse à Chéreau.
Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre — les impératifs techniques. J’avais l’impression de me perdre un peu. J’avais besoin de retrouver ce qui touche à l’écriture, voir où j’en suis. J’ai voulu entrer directement dans le thème que j’essaie à chaque fois d’aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c’est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre qui sont complices et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j’ai envie de parler des gens qui se détestent [16].
Double adresse à Chéreau. D’une part, Koltès voudrait revenir à l’écriture, non pas aux lois de composition du théâtre. D’autre part, il avait été un peu ébranlé par cette manière que Chéreau avait eue dans les spectacles précédents de décaper sa langue pour en déceler les implicites — c’était l’immense force de Chéreau, qui savait comme personne lire à travers un dialogue les relations qui en faisaient l’intensité dramatique. « Le sujet principal » pour un spectacle de Chéreau est toujours, peu ou prou, le désir qui unit et déchire les êtres. Son travail a toujours consisté, pour lui, à rendre lisibles les motivations des répliques comme de la fable : là où Koltès au contraire décide de prendre parti pour l’hostilité, mais surtout d’évacuer autant que possible la question du sentiment.
Dans la solitude des champs de coton peut se lire comme le désir d’en finir avec l’implicite amoureux.
Et pourtant : maître dans l’art de lever les motivations profondes d’un dialogue, Chéreau finira par rendre absolument lisible cette dimension érotique que Koltès aurait voulu garder cachée. L’auteur avait même insisté, dans les entretiens, sur cette part d’hostilité radicale entre les deux personnages, comme s’il pressentait le travail que ferait le metteur en scène à ce sujet. Chéreau s’en expliquera, un peu désolé d’avoir dû prendre le contre-pied de l’auteur au profit de ce qui lui semblera le cœur vibrant du texte :
Bernard a mis beaucoup de paravents devant sa pièce. Nous sommes tous convaincus qu’elle ne doit pas raconter exclusivement une situation de drague, mais tant de moments du dialogue en retrouvent les mécanismes… C’est à nous d’élargir cette situation. Bernard a tout fait pour que l’échange du Dealer et du Client ne puisse jamais être assimilé à cette relation. […] (Mais) on ne se parlerait pas sur un plateau si le désir n’était à assouvir à travers l’autre — je ne dis pas que c’est forcément l’autre qu’on désire, mais l’objet du désir doit passer par une transaction avec l’autre [17].
Pour Chéreau, le dialogue semble ainsi toujours une approche, et le recul une manière comme une autre — plus précieuse, car plus désespérée — de faire un pas vers l’autre. Ainsi avait-il compris Marivaux, ainsi avait-il monté Combat de nègre et de chiens, ainsi lira-t-il Quai Ouest.
À l’opposé, Koltès choisit tout ce que refuse Chéreau : l’étrangeté radicale et la radicale incompréhension entre les êtres.
On est devant cette pièce comme devant cet impossible : Chéreau choisit le manifeste et par là, réalise en acte la pièce, et l’abolit car détruit le latent. Mais si on maintient le latent en l’état, on reste sourd à un dialogue de sourds : ou comme pris de vertige dans le vacarme des mots.
S’il vous plait dans le vacarme de la nuit, n’avez rien dit que vous désiriez de moi.
Écrire Dans la solitude des champs de coton, outre un lieu, une émotion, une expérience inexprimable, un désir caché, latent, un théâtre manifeste et brutalisé, un plaisir d’écrire et de l’offrir en présent à qui voudrait bien l’ouvrir, comme on tire la ficelle d’un cadeau, même s’il n’y a rien dedans, ou comme au cœur des pyramides, ce fond des sarcophages vide soit parce que les pilleurs ont tout pris, soit qu’il n’y avait rien, à moins que le secret soit ailleurs, dispersé dans une anti-chambre pour tromper les pilleurs : écrire Dans la solitude des champs de coton serait tout cela donc, une manière de théorème mais qui ne vaudrait que pour l’exécution de sa partition : une danse de capoeira, car c’est là ce qu’avait écrit Koltès aussi, et qu’il reconnaîtra, après coup, dans la découverte de cette danse — danse d’esclaves au Brésil qui n’ que l’apparence de la danse mais conçu pour tromper les maîtres, et qui est en fait, secrètement, clandestinement, un entraînement patient à la révolte.
Écrire Dans la solitude des champs de coton serait donc in fine : la longue formulation d’une brève question qui en est la réponse cachée au-dedans d’elle : alors, quelle arme ?