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Les villes qui n’existent pas | Atlantide
Sous l’étrave
dimanche 20 août 2017
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island
Et pour continuer : la plus retrouvée d’entre elles : Atlantide.
Des sillons régulièrement tracés au fond de l’Océan Atlantique : les plans d’une ville, comment en douter ? Les vues aériennes, modélisées par Google Earth, sont implacables : il suffit de connaître les coordonnées 31 15’15.53N 24 15’30.53W. Ou plutôt, il suffit de regarder sur la carte, et de noter les coordonnées : 31 15’15.53N 24 15’30.53W. Maintenant qu’on possède les cartes, on fait le parcours à l’envers des explorateurs : on se rend sur place, sur l’écran.
D’en haut, on voit les tracés des murailles et les rues, on devine presque les vestiges, les contours des bâtiments, on peut suivre du doigt les plans dessinés par l’homme et leurs rêves, et les cimetières que visitent désormais des armées de poissons.
C’est au large du Maroc, vous laissez à tribord Madère, les derniers feux de Funchal et l’Occident, au Sud, Santa Cruz de Tenerife ne vous saluera pas, et vous faites cap vers l’Atlantique Nord, le Nicaragua que vous ne verrez jamais parce que soudain c’est la cité perdue que vous rejoignez, c’est l’Atlantide, c’est là, sous vos yeux, sous l’étrave.
Dans le récit de Platon, l’Atlantide était l’autre ville : contre Athènes, la rurale, l’ancienne, la vertueuse, il dressait la moderne, l’orgueilleuse, l’immense. « Plus grande que la Libye et l’Asie réunies ». Platon rapporte les récits qu’ont rapportés de plus anciens et de plus morts que lui, des esclaves d’Égypte, des prêtres qui avaient charge de mémoire.
La guerre contre Atlantide fut longue et terrible. Au cours d’une nuit, la Cité de Poseidon terrassa toute la flotte de la cité d’Athéna – avant d’être engloutie par l’Océan. On connaît l’histoire au moins autant qu’on a oublié le mythe. Atlantide est une plaine sans refuge, sans port, sans terre désormais.
D’où vient qu’on la cherche depuis ? Dans les livres et dans les récits, partout dans les voyages ? D’où vient qu’on la trouve ? Google Earth ou le moindre manuscrit vaguement audacieux en portent la trace, chaque caillou émergé de Méditerranée est sa dernière ruine, ou dans le Hoggar, au sommet du Tibet ou en Suède (oui en Suède : certains le prétendent et possèdent de bonnes raisons de le croire), au Pérou évidemment, au Mexique bien sûr, pourquoi pas : l’Atlantide est partout où qu’on regarde, où qu’on ne la regarde pas aussi.
Quand Platon raconte l’Atlantide, il ne dit pas qu’il invente. Et dès lors, ce qu’il invente, c’est la fiction : le récit historique qui met la vérité au niveau de la poésie : en se dérobant à l’une et à l’autre, il invente à la fois l’histoire et le roman – et rend possible l’Atlantide en rendant impossible sa vérité. Il invente la littérature et la politique. L’art et ce qui le méprisera toujours. Le langage, dieu, les bêtes féroces et les villes qui n’existent pas, ces carnets et la vie qui nous entoure peut-être. L’enfance. La mort aussi. Il invente la moindre chose qui demeure encore en nous : des rêves de villes possibles. Oui, ce qu’il invente surtout, c’est un monde en entier qui existe tant qu’il persiste dans le désir de le voir : ce monde de l’origine ou de la fin, ce monde détruit – et c’est aussi ce qui nous fascine tant : qu’un monde peut être détruit –, ce monde perdu mais qui est là, quelque part, il suffirait de plonger la main dans la vase de l’histoire ou dans la mer qui nous entoure, nous cerne, nous menace et nous protège.
Les savants mentiront : ils diront que les sillons ne sont que la trace laissées par les bateaux qui passent et passent encore sur des routes balisées pour réaliser leurs sondages de bathymétrie ; ils diront que la cité perdue est une légende ; ils diront tant d’autres choses et nous ne les écouterons pas, nous qui, perdus dans les ruines de la cité perdue, rêvons moins aux guerres qu’aux cimetières cachées dessous, aux rues pavées, aux bâtiments grandioses et scellées, avalées par le moindre poisson de grandes eaux qui nous avalera bientôt, c’est promis depuis les siècles.