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Les Villes qui n’existent pas | Marioupol

De ruines et de sang

mardi 20 décembre 2022


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho
– #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway
– #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl
– #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado
– #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja
– #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol
– #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island

Et pour continuer : la plus détruite de toutes : Marioupol.


C’était d’abord une forteresse dressée à l’embouchure du Kalmious à l’endroit où le fleuve se jette dans la mer d’Azov — si imprenable que personne n’osait s’y attaquer : elle fut à peine peuplée. Des Grecs venus de Crimée et chassés par les Ottomans y trouvèrent refuge sous Catherine II et fondèrent là une ville sur la forteresse, érigée d’églises plutôt que de tourelles, et de maisons et de cimetières où dormir, rêver, mourir puisqu’il le faut.

Des siècles passeraient là-dessus, la ville existait : on leva ici une gare, des trains partaient et arrivaient dans les gestes qu’on fait tous sur les quais pour dire au-revoir, à bientôt.

Sur la ligne de front une première fois au début du dernier siècle, la ville voit affluer les troupes allemandes et austro-hongroises bientôt chassées par les troupes bolchéviques, chassées à leur tour par l’Armée Blanche aidée par les troupes françaises elles-mêmes chassées de nouveau par l’Armée Rouge qui ne tardera pas à être chassée de nouveau, décidément : un train en chassait toujours un autre qui cachait toujours d’autres troupes, des cris ; on se terrait en attendant que passe l’orage historique. La flotte rouge définitivement fut vainqueur du carnage et de la ville épuisée en mars 1920 : tout est fini et tout commence pensait-on, la vie de nouveau et l’Homme Nouveau lui-même : l’usine Azovstal est levée glorieusement sur les ruines — fin de l’Histoire.

Cette fin dura moins qu’un dimanche ; le lendemain, c’était Staline, c’était l’Holodomor de l’interminable hiver 33 et les trains qui cette fois n’arriveraient plus, mais partaient vers l’est, le nord, on ne sait où. C’était le grand silence froid sur tout cela. Bientôt, c’était de nouveau la ligne de front posée sur la ville : les guerres aussi étaient comme les trains. Entre le 8 octobre 1941 et le 10 septembre 1943, dix mille hommes furent fusillés sous des ordres hurlés en allemand par l’Obersturmbannführer local ; cinquante mille envoyés à l’ouest pour le travail forcé ; quarante mille dans les Camps d’où personne ne reviendrait. Quand tout fut achevé de cette autre fin de l’Histoire, on leva un mémorial comme autrefois une gare avec un menorah à sept branches sur lequel on gravera des versets d’Esaïe. Staline reprit la ville, lui donna le nom du premier maréchal venu et repartit détruire toute espérance dans sa capitale.

On est maintenant un demi-siècle après quand il ne reste rien du grand Bloc qui à l’est n’est qu’un éparpillement — et tout redevient comme tout était alors, n’avait jamais cessé d’être au fond de corps grecs turcophones errants de Chersonèse et de Théodosie, tous devenus fils de Crimée et d’ici, de la terre qu’on avait fabriquée à force de naitre là et de mourrir dans ses propres cimetières : on appellerait l’Histoire maintenant ukrainienne comme si elle avait finit par se rejoindre, ou comme on joint les deux mains, la Ruthénie prémongole de Kiev et l’Hetmanat cosaque depuis les siècles longtemps advenus pour se faire un corps depuis son démembrement premier. Tout pourrait commencer encore et cette fois encore on le croit ; dans la ville, on s’affaire autour des monuments du souvenir des massacres.

Et puis, c’est la Guerre du Donbass qui n’était que l’avant-garde d’une autre guerre : une escarmouche en regard de ce qui allait déferler sur la ville. C’est alors le 25 février 2022 dans l’après-midi, l’ouest de la ville est pris d’assaut de l’intérieur par des insurgés russes. Avant la nuit, le port sera sous le feu. Seront bombardés le neuf mars un hôpital ; le seize, le théâtre d’art dramatique régional de Donetsk où avaient trouvé refuge ceux qui n’avaient pu fuir la ville ; et les jours suivants sous le feu chacun des quartiers, chacune des maisons. Dans l’aciérie d’Azovstal, les derniers combattants de la ville se rendront le seize mai : c’est fini, encore, cette fois pour de bon.

D’âmes qui vivent, sur les 458 533 recensés avant les premiers coups de feu, combien en reste-t-il ? Il y a ceux qui sont partis et ceux qui sont enfouis sous les ruines : et les autres ? Les reliques de Saint-Ignace dans la petite cathédrale Saint-Nicolas sont comme tout ici, répandues dans le vent, et comme l’église de la Nativité de la Vierge et la Banque PouMB, la maison de la Flèche et l’institut Azovguipromez mêlant chacun leur gravats avec ceux de l’église de la Transfiguration, du Musée maritime, et des pavillons ouvriers ; les mosaïques de Konstantinowitsch Kuminskow sous le déluge des lance-roquettes multiple TOS-1 ou TOS-1A à têtes thermobariques sont quelque part, ici ou là, sous le pas — mais personne ne marche ici, ou seulement pour tomber.

La ville est prise désormais ; sur les images d’actualité, l’envahisseur montre la reconstruction à marche forcée : le premier bâtiment qu’ils reconstruisent est le théâtre lui-même, dans les entrailles duquel s’étaient retrouvés des centaines de survivants qui ne savaient pas que l’abri serait leur piège.

C’était d’abord une ville où l’on fêtait Noël autrefois, il y a un an tout juste : c’était une ville et il n’en reste rien : à perte de vue, on ne voit d’elle que ce que l’on voit d’un corps éventré quand il s’allonge sur le dos en demandant qu’on le laisse et qui tâche de regarder une dernier fois le ciel avant de fermer les yeux doucement.

C’était Marioupol, la ville qui n’existe plus.