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Les villes qui n’existent pas | Null Island

Anywhere out of this world

mardi 24 septembre 2024


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho
– #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway
– #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl
– #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado
– #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja
– #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol
– #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island

Et pour continuer : la plus précise de toutes : Null Island.


C’est le lieu le plus visité du monde et personne ne l’a vu, pour cause : il n’a lieu que comme Dieu ou la mort, quelque part entre l’imaginaire désœuvrée et la nécessité impérieuse — à l’endroit exact où l’équateur rencontre le méridien de Greenwich. Là où, comme la mort et Dieu, la fatalité devient ce vague sentiment de l’existence qui échoue sur lui-même pour prendre le nom de ce point précis sur l’Atlantique Sud dans le Golfe de Guinée au large du Ghana. Rien, ou tout — il n’y a ici que du vent qui vient percuter du vent, la mer bat contre elle-même en son milieu, la nuit tombe ici comme partout ailleurs, d’épuisement, le jour se lève quand il le faut : c’est Null Island.

Comme Dieu, la mort, et le reste, Null Island fut créée en désespoir de cause. Autrefois, lorsqu’on jetait des caravelles au-devant du monde pour défier le vide des bords de la terre, on cartographiait la réalité visible ; aujourd’hui, nul besoin de savoir où l’on est pour écrire où l’on va — on géocode des coordonnées et l’affaire est jouée.

La nature étant ce livre écrit en langage mathématique dans lequel j’écris moi-même depuis ce café qui m’abrite comme si c’était l’une des lettres de son alphabet de chiffres, je puis dire que je compose ces mots au lieu du monde sis au 43° 14’ 35.9"N 5° 22’12.6’’E. Seulement, une erreur de frappe suffit pour rendre introuvables le café, le langage, et le monde lui-même — et moi par-dessus le marché qui est bien vaste. Le géocodeur se trouve dès lors dans l’embarras et se mettra à transformer la syntax error en suite de zéros, des zéros bien ronds, impénétrables les uns autres, provisoirement juxtaposés et qui roulent chacun dans leur direction — jusqu’à échouer quelque part au large du Ghana, dans le golfe de Guinée, au cœur furieux de l’Atlantique sud où l’équateur vient heurter le méridien de Greenwich : à ce lieu exact où les coordonnées indiquent 0°, 0°.

Le résultat qui indique une erreur renvoie donc bien fatalement quelque part, et ce quelque part n’existe pas. Lieu le plus visité du monde, oui, et par erreur : car on se trompe plus souvent qu’à son tour quand on cherche son chemin et qu’on demande à la machine, qu’on frappe mal le chiffre ou la lettre d’un lieu, et que le géocodeur doit bien répondre quelque chose, que cette Pythie préfère cracher ses zéros plutôt que rien.

La position zéro latitude, zéro longitude renvoie donc à la fameuse île Nulle, îlot de données plutôt que sous-continent à la dérive : île théorique basée sur le système géodésique mondiale de 1984 — WGS84 —, système de référence utilisé pour modéliser la Terre et devenu la norme en matière de défense pour le système de positionnement global, ce fameux GPS qui nous indique le sens de la vie dans nos circulations.

Vous vous êtes sans doute, vous aussi, déjà retrouvés à Null Island — sur l’écran de votre map virtuel, on vous envoyait là, pour peu que votre doigt ait manqué une lettre, un chiffre, presque rien.

C’est là, dans ce presque, au lieu de l’erreur ou du manque, que s’est logée Null Island. À force de tomber sur elle sans le vouloir, on a dû se rendre à l’évidence : si Null Island n’existe pas en tant que tel, elle existe bel et bien au moins comme erreur. On lui donna un drapeau, on lui rêva des contours, on lui prêta une histoire : le monde n’est pas autre chose qu’un rêve d’une histoire qui n’a pas eu lieu au lieu même où nos errances nous conduisent à lui.

Et puis, il arriva que ce non-lieu absolu prenne corps. Le projet PIlot Research moored Array in the Tropical Atlantic — PIRATA (les acronymes ne semblent exister que pour justifier le délire des bureaucrates et leur salaire) —, mis en place en 1997, se développa dans le cadre du programme CLimatic VARiabilty and predictability — CLIVAR (le plus souvent, les bureaucrates manquent cruellement d’imagination) — qui cherche, comme tout un chacun à son échelle, à documenter la fin du monde : or, l’échelle de PIRATA est l’Atlantique. On arrima aux vagues dix-sept bouées de type Autonomous Température Line Acquisition System — ATLAS (parfois, les bureaucrates ne semblent avoir fait que ramasser les mots où ils étaient déjà pour fabriquer leurs délires et toucher leur salaire) : on récolta les données, mesura la vitesse du vent, la température de l’eau et de l’air, la pluie, l’absence de dieu et la solitude des poissons. Les bouées portèrent chacune le nom d’un genre musical. On décida d’attacher la bouée SOUL dans le golfe de Guinée, au large du Ghana, pourquoi pas à l’endroit où le méridien de Greenwich se fracasse contre l’équateur comme une erreur rencontre la nécessité mathématique.

Quand on veut se rendre quelque part et qu’on se trompe, on se retrouve nulle part, dans une île inexistante où flotte immobile un cône de trois mètres de haut ancré par un câble qui plonge cinq mille mètres plus bas à la surface des profondeurs de la terre sous-marine : là s’enracine la pureté théorique de ce qui n’existe pas et qui, pour cela, doit occuper une place dans l’ordre des choses, sur une ligne de code agitée par les flots — le lieu exact de la tombe de Dieu.


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