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Les villes qui n’existent pas | Byblos
Dépôts des oublis
lundi 24 décembre 2018
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island
Et pour continuer : la plus anciennement peuplée d’entre elles : Byblos
Une ville qui existe depuis toujours n’existe pas : la loi, implacable, s’étale partout devant les yeux jusqu’à la mer – et la mer fait peut-être partie de cette ville.
Non pas la plus vieille ville du monde (c’est nous), mais la plus ancienne continuellement peuplée jusqu’à nous : c’est elle. Byblos, depuis sept mille ans, souvenez-vous où vous étiez alors. Le nom porte sa propre histoire. Grec – Βύβλος –, le mot est la mauvaise traduction phénicienne attestée dans les tablettes sous les signes G-B-L, qu’on peut prononcer (mal) Gubla ; on trouve trace d’elle dans les plus profondes couches de la terre, et dans la Torah – qui est la même chose : גבל, Gebal. Dans la langue des hommes d’ici, on a gardé la racine sur quoi pousse les sons puissants des terres autour de nous : جبيل , qu’un occidental sans instinct d’aucune langue ne pourrait prononcer que Jbeyl. Byblos ?
Comme on nomme le tout pour la partie, ou par l’usage qu’on en fait : puisque les Grecs achetaient leur papyrus dans cette ville, c’est par Papyrus que les Grecs ont appelé la ville. Mais faut-il y croire ? Ce serait un cas unique : habituellement, c’est la chose qu’on appelle par le nom de la ville plus ancienne. Peut-être que le nom Byblos désigne un dieu, une plante, un corps de femme perdu, un fleuve ignoré des origines, que ce nom oublié est devenu cette chose que les hommes ont fabriqué pour raconter ce qu’ils ont perdu et oublié dans des signes qu’on perdra dans la poussière.
Depuis les premiers hommes jusqu’aux derniers, on vit ici : le ciel est le même et la mer, peut-être : sur le site de Byblos, on marche, on prie, on meurt, on enterre les corps sur le côté gauche avec des perles ou rapidement et qu’on n’en parle plus, on tombe amoureux pour l’éternité tous les jours, on mange avec les doigts, on crie, on fait des rêves impossibles : depuis sept-mille ans sans s’arrêter un seul jour on vit ici.
Et pourtant, à force de vivre, on avait oublié qu’on était ici.
Maurice Dunand est né à Loisin, en Haute-Savoie, où il mourra quatre-vingt neuf ans plus tard. Le premier il entre dans la ville habitée depuis tellement longtemps qu’on ne la voyait plus, qu’on ne savait même plus qu’elle était là. En 1924, il creuse un trou au milieu des choses perdues : il excave du temps tous les temps, il suffit de creuser davantage on tombe sur le millénaire précédent qu’avait recouvert le suivant jusqu’à épuisement des souvenirs. Le premier, il revoit la ville et la nomme de nouveau.
Il trace un chemin de fer à même la ville : chemin qui viendra suturer la ville, la déchirer et la relier – et surtout transporter les pierres, les plus belles statues, les plus sublimes inscriptions envolées aux quatre vents de l’ordre mondial du marché de l’art.
Ici, décidément, on ne marche que par-dessus les trous de l’histoire vendue à la découpe. Ici est un cimetière sans cadavre. Ici est notre propre mémoire ? Ici, Maurice Dunand tout à sa tâche de Savoyard en pays sauvage arracha la dent d’ivoire d’un vieil animal qui ne savait pas son nom.
De toute éternité ce lieu était une ville et on en avait perdu la trace tandis qu’on marchait sur elle et son éternité. C’est là qu’on a chargé les bateaux remplis jusqu’à la gorge de bois de cèdre vers l’Égypte pour le transport des pierres lourdes qui dressèrent les pyramides ; de là qu’on a chargé les bateaux remplis jusqu’à la gorge de bois de cèdre vers Jérusalem avec quoi Salomon a levé son Temple. De là qu’on a chargé les beautés et les amphores remplies de vin qui enivrèrent Éleusis, et tout l’occident.
La ville aura toujours été la marge rayonnante de toutes les civilisations qui se sont disputées le monde : cette marge qui tient les pages ensemble ? Byblos, ville du papyrus et du bois de cèdre, comptoir de Phénicie, marché des Mésopotamiens, des Égyptiens, des Assyriens, ou Amorrites, voire Hyksos, et d’autres peuples aux noms aussi fabuleux qu’inconnus, d’autres aux noms plus prestigieux et pas moins obscurs, Romains, Perses, Francs, Arabes, et jusqu’à la fin des peuples.
Sur une pierre est gravée des signes en phénicien : la forme des lettres dit avec arrogance combien ces lettres étaient destinées à traverser le monde et dire le tout des choses pour tous et toujours : je regarde longtemps les lettres, ce sont des caresses, des vagues chaudes. On voudrait s’y abolir.
La ville levée sur elle-même, et sur elle-même encore jusqu’à écrasement. Quand les croisés Français prirent la ville mille et mille fois prises déjà, ils arrachèrent les canons dont ils se servirent comme de poutres : on en voit la trace, ici et là, qui déborde.
La ville tenue droite par son histoire pillée. Sur ces pierres a posé la main le Comte Bertrand de Toulouse (ou de Tripoli : ce monde était le leur jusqu’où pouvaient le porter les chevaux). Bertrand donne la ville aux Génois, lesquels le donnèrent à l’un des leurs, Hugues Ier Embriaco, qui la garde mystérieusement avant de la donner, à qui voulait, et c’était alors les Mamelouks, ce pouvait être vous.
Car une ville se livre comme un cheval, un collier, un soupir de femme.
Site peuplé depuis toujours et pour toujours : même si le nom de Byblos a été enfoui dans sa propre terre. Creuser la terre est remonter le temps. Oui, ici la terre elle-même est partout disparue.
Le théâtre sur lequel on peut marcher, rêver peut-être, faire face à la mer, a été déposé ici pierre après pierre par les occidentaux il y a quelques années. Il fallait que les touristes le voient, et depuis les premiers rangs, la mer et le soleil tombé au-dedans. Il fallait bien un théâtre pour donner la clé de toute cette comédie. La ville reconstituée n’a rien de la ville ancienne, qui n’a peut-être jamais existé : ou alors à chaque fois déplacée, rasée, reconstruite, reprise comme un vieux tissu – ou comme une vieille pièce. Le théâtre était plus loin, plus bas, comment le savoir. Désormais il est amputé de ses deux tiers de gradins : le proscenium trop intact, la skene trop lisse. Il manque les tentures et le bois, il manque les pierres sculptées, les traces de sang des animaux égorgés. Il manque les cris et les passions purgées, les pièces de monnaie lancées aux acteurs, les rires terribles, l’indifférence, l’ennui.
Je m’assois à ma place que j’occupe toujours dans un théâtre (excentré à jardin) et j’essaie de respirer l’air que respiraient ceux qui disaient ici dans le tranchant du présent les phrases destinées à demeurer. La pluie tombe soudain. Devant la tragédie des siècles perdus, on ne sera jamais qu’un touriste.
Byblos. En arrière du site aujourd’hui dégagé, la ville de Jbeil se dresse sur les collines dont tous les arbres sans exception ont été arrachés. Comment rebâtir le Temple de Salomon et ceux de Pharaon désormais ? On entend soudain l’appel à la prière, et les cloches qui saluent l’armistice du onze novembre. On est quel siècle ?
J’emporterai sur mes chaussures un peu de la poussière de Byblos.