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Les villes qui n’existent pas | Détroit
Histoire de fantômes
lundi 11 septembre 2017
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island
Et pour continuer : la plus ruinée d’entre elles : Detroit.
On ne sait rien de l’enfance d’Antoine Laumet, fils d’avocat au Parlement de Toulouse nommé Lieutenant du juge à Nicolas-de-la-Grave par Mazarin – fondateur de ville perdue. Tout ce qu’on lit de sa jeunesse, ses études de botanique auprès des jésuites, sa formation militaire à Thionville, ses faits d’armes et d’amour ne semblent être que ceux de son frère François, qui restera anonyme en regard de l’histoire. On ne sait rien
On ne sait pas pourquoi soudain Antoine Laumet fuit : un crime sans doute. Une femme peut-être. Ce que l’on sait : c’est qu’à 25 ans il fuit la France et cherche le Monde Nouveau pour y trouver un nom neuf, et une vie possible.
On ne sait pas comment il rejoint les Amériques : son nom n’apparaît dans aucun registre. Sans doute à fond de cale, et ignoré même des Amiraux de la Mer Océane. Décidément on ne sait rien.
Évidemment, ce sont ces hommes-là dont on ne sait rien qui finissent par bâtir des villes qui n’existent pas.
Arrivé en Acadie, il explore Nouvelle Angleterre et Nouvelle Hollande : ce monde neuf ne trouvera donc son nom que dans les pays anciens ? Il voit Québec. Là, évidemment : il trouve une femme. On lui demande le nom qu’il faut inscrire en bas du document pour achever le mariage. Il se tait d’abord, refuse de dire son ancien nom, son nom du vieux pays, du crime, de la femme perdue. Il se souvient du nom de cette ville où un vieux duc s’était cru jusqu’à la folie maître du monde. Il dit Cadillac et dans l’histoire, il sera Cadillac, Seigneur de.
Il fera commerce de fourure auprès des indiens vers les détroits des fleuves. Il trafiquera l’alcool comme dans les plus belles chansons folk qu’on écrira trois siècles plus tard, sans penser à lui.
À coups d’affaires, il gagne l’oreille de ceux qui ont l’oreille du roi. Il cherche à fonder un nouveau poste à l’avant-garde des fleuves, au devant de Montréal. Il l’obtient au début du siècle : ces quelques cabanes de bois qu’on nomme Pontchartrain sont à lui, autour desquels il fait dresser d’autres cabanes le long de la rivière. Cette rivière, Cadillac pense qu’elle sépare deux mers : c’est évidemment faux. Il nomme le lieu par ce nom faux : c’est ainsi qu’on nomme les villes. Ce qui n’est en rien un détroit devient Détroit à jamais.
On est trois siècles plus tard : et Détroit pourrait être la ville monde d’un monde qui circule de part en part. Là, on construit des voitures et tous s’en nourrissent : MotorCity passe de 200 000 à 1,5 millions d’âmes – et puis, soudain, la ville commence à disparaître. Des émeutes de la haine, des milliers qui s’enfuient, et surtout : les voitures qui cessent de se vendre. On spécule plus qu’ailleurs sur la pierre : mais personne n’habite plus ici.
La suite, on la lit dans les journaux. En 2013, elle est la première ville américaine à demander une mise en faillite. Dix-huit milliards de dette. La suite : elle n’existe pas. Une ville fantôme comme seront toutes nos villes quand nous serons fantômes, juste avant la jungle.
On dit que certains sont restés, qu’ils s’organisent en commune autonome. On dit aussi que le détroit qui passe ici sépare les deux mondes.
Quand il est mort, sur les rives de la Vieille Europe, Antoine Laumet, devenu de Lamothe-Cadillac fredonna un vieil air de Doctor L., Burn Baby Burn, dernier avatar de la Motown disparue.
On dit bien des choses encore – il suffit d’écouter les fantômes.