Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
Jrnl | Qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens
[05•10•24]
samedi 5 octobre 2024
[…] Toute cette littérature est un assaut contre la limite et si le sionisme n’était pas venu s’interposer, elle aurait pu facilement déboucher sur une nouvelle doctrine ésotérique, une Kabbale. Il y a des amorces dans cette direction. Il est vrai qu’il y faudrait un génie ô combien incompréhensible, qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens ou recrée les siècles anciens et n’y dépense pas toutes ses forces, mais commence à présent à les dépenser.
Kafka, Journal (16 janvier 1922)
Regarder les frontières se former au milieu de la mer fendue par ses vagues venues mourir jusqu’ici avec l’idée même de frontières déposées à mes pieds : regarder. C’est peut-être pour cela que je me rends, le soir dans le froid et la fatigue, au théâtre, ce qu’on appelle des théâtres. Je la comprends peu à peu, cette peine que je m’inflige. Ce n’est pas, non, pour les spectacles, le spectacle, les acteurs (qu’en sais-je) et les vérités assénées, pas — encore moins — pour le plaisir que j’y prendrai. Mais d’une seconde à l’autre, et d’un spectacle l’autre, j’apprends à regarder. Cela que le théâtre m’enseigne, je l’use ensuite ailleurs : le théâtre m’aura ainsi appris, je l’avoue, à mieux voir la naissance des vagues ou les mensonges des discours, la haine du monde et la beauté qui la venge, l’atroce réalité, le silence, la fragilité de tous les corps, cette façon que possèdent les cheveux de tomber quand on marche, le désir d’être ailleurs et le bruit d’un lac maya quand on jette sur lui une pierre, le sens de la gravité, la peine.
Syntaxe terrible du rêve de la nuit dernière : ou des rêves ? Interrompu cinq ou six fois, il reprenait, non pas tout à fait là où je l’avais laissé — il avait continué sans moi et je reprenais le train en marche. Cette grande maison, bâtie toute en hauteur, murs d’épaisseur de carton, chambre minuscule avec la place d’un lit, escaliers montant toujours plus haut, je la vois si clairement : les amis prenaient possession d’elle en riant, et j’étais triste, sans motif ni espoir, je disparaissais au prétexte de vouloir choisir la chambre, mais c’était pour m’enfuir : je me réveillais alors et quand je reprenais le rêve, des mois, peut-être des années avaient passé, les visages des amis avaient perdu de leur joie, je réalisais que j’avais vieilli aussi ; la maison allait s’effondrer, et alors ? Dans une chambre, un lit froissé témoignait de la nuit passée, le jour ne parvenait pourtant pas à se lever.
Les lumières dessinent sur le sol des frontières qui n’en sont pas : parce qu’elles sont toujours mouvantes, mordent la poussière, sont tout à la fois droites et tremblantes, et sans chaque instant sur le point de s’effacer — les lumières tracent des frontières qu’on enjambe sans s’apercevoir, on est de l’autre côté, le combat des ténèbres et du jour ne se joue que de part et d’autre d’une ligne invisible et plus fine que le monde : les lumières dessinent partout des appels à la décolonisation.
-
Jrnl | Le nom de la chose
[01•10•23]
mardi 1er octobre 2024
Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée, nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose.
Annie Le Brun, Du trop de réalité, 2004
Ne pas laisser la réalité tranquille — phrase que j’entends, tout à l’heure, et que je laisse résonner en moi, autour de tout ce qui reste suspendu dans l’air lourd du jour et qui m’accompagne dans le trajet retour d’Aix vers Marseille. « La tâche de la fiction est de ne pas laisser la réalité tranquille ». De l’autre côté de la vitre, le ciel se couvre. Sur lui se pose le souvenir d’une phrase de Lao Tseu : « Laissez la réalité être la réalité. », qui fait tomber sur nous et notre époque les airs de lâcheté que la sagesse possède toujours face à la catastrophe. Oser la laisser être, cette réalité, c’est lui accorder le droit de nous écraser puisque telle est sa fonction désormais. Le droit tranquille : le droit inscrit dans l’ordre des choses et que les choses ordonnées possèdent toujours, que les forces de l’ordre appliquent : la réalité est décidément à l’ordre du jour. Quels antidotes ? La fiction : et l’art de remuer dans l’air les idées qui viendraient frapper l’air et soudain nous faire apparaître la réalité comme un choix, ou seulement malléable. Introduction au discours sur le peu de réalité — c’est le titre de ce déjà ancien livre d’André Breton et ce geste qu’il fit, définitif, de proclamer l’imaginaire comme une part de la réalité — sa part féconde, fécondante.
Mais voilà, la réalité semble aujourd’hui comme l’air comme respire : irrespirable. Ils parlent de la précarité au lieu de dire la misère. Ils nous obligent à ne pas continuer à nous taire tandis que partout on nous tient en respect : autant dire qu’on nous maintient dans le mépris. Les mots sont retournés. Les majorités minoritaires sont renversées au profit de minorités écrasant : la domination sait d’autant plus la loi qu’elle n’est écrite que pour elle. L’avantage : la réalité apparaît elle aussi, telle qu’en elle-même, en machine de guerre. La démocratie n’est qu’un mot en plus d’être cette faon de contrôler les populations. Les guerres ne sont que des opérations pacifistes ; les exécutions ? Des neutralisations. Le neutre ? « Un principe en mouvement, une éthique de désir et de l’absence dont il faut se garder de faire un dogme ». Les mots de Barthes frappent eux aussi l’air vide et résonnent, entre deux bombardements aux phosphores sur les plaines de la Bekaa.
La réalité, ce soir : les embouteillages sur Marseille, la voix d’un vieillard dans le poste qui proclame sa politique générale sur le ton cadavre de l’époque, des bombes qui tombent au hasard sur des camps de réfugiés, des grèves qui ne rassemblent personne, de l’étouffement comme principe actif. Oui, vraiment, chaque discours prononcé par un « responsable » public n’est destiné qu’à nous convaincre de l’impossibilité de la révolte : qu’elle soit inacceptable ou inutile. Le monde n’est plus qu’un programme en quelques points. On voudrait une position, stable, si possible, et la tenir : sur une colline devant les banlieues fumantes, ou dans l’existence, salariée et cotisante. La réalité : ce champ de ruines qui prend la forme de nos villes et de l’organisation intime de cette vie. Le goût du saccage ne nous vient pas seulement d’écœurement : mais comme un enfant devant une flaque d’eau où le ciel miroite. Sauter dessus à pieds joints est la seule réponse valable, et le seul geste qui vaille pour rejoindre d’un mouvement la terre, la pluie et le ciel, seul geste capable de mettre en mouvement le temps, de rendre la vie désirable, sans raison, sans fin, sans mot. La réalité : notre adversaire. Ce avec quoi il faudrait en finir pour commencer autre chose autrement, enfin.
-
Jrn | Dans le ciel de l’Histoire
[30•09•24]
lundi 30 septembre 2024
Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire.
Walter Benjamin, IVe thèse sur la Philosophie de l’Histoire.
Lundi. Au lever du soleil, la course avec les vagues (personne sur la plage ; je jette un regard sur l’endroit précis où les câbles internet se jettent depuis l’Amérique jusqu’à nous) ; la course ensuite avec la vie elle-même, le temps qui percute le temps pour produire cette espèce de fuite d’où s’écouleraient les secondes à grosses gouttes jusqu’à faire d’un clignement d’œil une matinée entière ; l’après-midi, ouvrir la parenthèse pour écrire, s’enfouir entièrement dans la clôture à huit plis ; la course. Quand on court, on atteint parfois ce point où la pensée s’arrête, où elle bute sur quelque chose qui l’anéantit et où tout à la fois elle semble se vide : ce point à partir duquel la douleur dans le corps n’est plus différente de la sensation d’avoir un corps et au-delà duquel le passé n’est qu’un pas, et l’avenir un souffle, le présent seulement ce lieu où le pas vient de se poser pour s’en arracher. Ce point qui n’existe pas et qui nous traverse à chaque foulée. J’y ai pensé plusieurs fois dans la journée, sans le comprendre.
Ciel fait pour le vide et rempli de drones d’attaques ; ville faite pour qu’on y passe et qui s’effondre sous ses décombres : à Beyrouth, deux bombes ont atteint un immeuble, une seule a explosé, l’autre n’a fait qu’éventrer le bâtiment de part en part, qui s’est donc recourbé sur lui-même. Ces bombes veulent venger octobre et ceux qui possèdent encore dans les souterrains un enfant de neuf mois, qui a peut-être eu un an, on ne sait pas. La réalité se passe de mots. Le ciel, lui, est toujours aussi vide, strié des passages d’avions quand je lève les yeux. J’ai appris que pour se rendre au Japon il faut contourner la Russie par le sud ; on rentre par le Pôle Nord — la réalité est ce trajet fait d’un détour ahurissant pour seulement être possible ; la dernière vision du dernier ours polaire sera celle d’un ciel embouteillé.
Marcher dans Beyrouth via Google Street View et refaire les marches ; sentir d’ici les odeurs, entendre les bruits, percevoir toutes les lumières et les ombres — savoir qu’en les rappelant à moi pour les faire durer je commence à les oublier.
-
Jrnl | Seul, égaré, muet, et à pied
[26•09•24]
jeudi 26 septembre 2024
Ce n’est que seul, égaré, muet, et à pied, que je parviens à reconnaître les choses.
P. P. Pasolini, L’odeur de l’Inde
Sensation tenace que tout échappe. La vie, ces derniers jours, consiste surtout à savoir ruser contre elle pour mieux dompter ses contraintes. Le temps aussi prend de court, il faut sans cesse le devancer, le prévoir. Je regarde la paume de ma main, les lignes s’enfuient elles aussi, se creusent pourtant, insistent à faire signe ; je les suis du bout des doigts, les lignes entraînent vers le passé davantage que vers l’avenir. Enfant, on ne possède pas d’avenir : seulement un pur présent qui ignore même les jours de la semaine. Maintenant ? Tout échappe, oui : le train qui m’emmène vers la montagne me ramène le lendemain à la mer, les kilomètres se mesurent en mails envoyés, reçus ; il faut donner le change à la réalité.
Et puis, tout autour, il y a ce qui s’effondre. Je regarde mes images de Beyrouth, de Tyr où j’ai tant aimé regarder les pierres, le ciel, où j’ai posé mon ombre sur quoi bientôt rouleront les colonnes blindées ; il y a les cris dans les rues aimées des quartiers d’Achrafieh, de Mazra’a, ou d’Hamza. Le théâtre de Shams, ou ces cafés le soir, les toits terrasses tournés vers Damascus Street (qui ne porte pas ce nom, aucune de ces rues ne portent de noms, sauf dans les cartes des touristes faites pour les perdre). Ce dont nos jours sont faits : le matin, apprendre la suite de la catastrophe ; le soir, en prendre la mesure considérable : et le lendemain, comprendre que le pire attendait.
Les nuages naissent où meurt le paysage : la disparition du monde devient davantage qu’une simple hypothèse dont on voit l’horizon comme on voit la mer, le soir, au moment où la jour tombe sur elle.
-
Jrnl | Le soleil se mourant
[09•09•24]
lundi 9 septembre 2024
Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !
Mallarmé, L’Azur
Sur la route ce matin, la même vitesse me frôlait, immobile dans la voiture, tandis que je laissais mes pensées se perdre quelque part où je n’étais pas : il fallait pourtant s’y résoudre, c’était bien la rentrée, celle qui ne conduit que vers la sortie, comme cette bretelle d’autoroute qu’on prend inévitablement après cette longue courbe sur la droite et qui conduit vers Aix-en-Provence, après m’être faufilé entre les fous furieux en costume dont on devine les insultes dans leur habitable. S’y résoudre, mais ne jamais s’habituer : et pourtant, je suis de nouveau là. Malgré moi, je jette toujours ce même regard dans cette côte vers Luynes pour apercevoir, une seconde à peine, les miradors de la Maison d’arrêt (mais comment faire dans cette vie sans ce geste), et c’est d’un même mouvement imperceptible que je jette encore ce regard (est-ce le même ?) vers la Sainte-Victoire découpée dans le matin, indifférent à tout, usée de tant de regards. C’est la rentrée, où qu’on regarde. La radio crache l’actualité à notre visage ; je m’efforce de me laver avec de la musique qui n’est jamais assez forte, assez juste, assez féroce pour m’en délivrer.
Je trouve cette phrase dans le rêve : la mort, on s’endort trop longtemps et quelqu’un finit par trouver. Je crois que c’est dans une pièce de Sara Stridsberg, je ne sais pas, je reste avec elle et je m’allonge à ses côtés ce soir, avec le désir de la consoler.
La vérité n’est pas dans un seul rêve, elle est dans beaucoup de rêves : cette fois, je sais que c’est Pasolini qui arracha cette phrase de lui, et je sais aussi qu’il faut renoncer à faire de Pasolini un auteur de phrase sous peine de défaire en lui sa puissance scandaleuse, irréductible, l’horreur adorable qu’il inspire et le désir terrible qu’il suscite. Mais la phrase de Pasolini flotte autour de moi, comme un contrepoison à celle de Stridsberg : devant la mer hier, au milieu de mon souffle (je courrais et les vagues arrivaient toujours avant moi), le soleil s’est mis à tomber, comme cela, et je voulais comprendre comment était fait l’horizon — jusqu’à me souvenir que l’horizon, on le fabrique avec des phrases comme celle de Pasolini. L’horizon est le seul lieu qu’on ne rejoint pas, il est même ce qu’on ne rejoint jamais et pourtant : comme dans les pièces de Tchekhov, ce là-bas qui permet de traverser le jour, sûr qu’un lendemain saura nous en arracher, et ce n’est pas l’espoir, non, c’est la vérité : un jour, l’Histoire aura lieu qui rendra ce jour caduque, et s’il faut nous supporter l’ignoble du jour, c’est pour cela : qu’il aura été renversé et défait. Je regarde comme le jour s’y prend pour défaire la lumière et la jeter, par-dessus bord, faire lever la nuit seule capable de faire lever un autre jour. Je regarde et j’apprends.
-
Jrnl | ignorants de la trappe des gouffres
[09•04•24]
mercredi 4 septembre 2024
Par la nuit de tempête où les phares s’engouffrent
Comme des fouettés et des déterminés,
Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,
Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.Vents, étoiles, déserts, la Ville va nous prendre
Chères amours, et bois et montagnes et prés,
Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre,
Pour enchaîner et abrutir vos libertés.Gaston Miron, « Désemparé »
Le poème de Miron ne dit rien du temps qu’il fait ce quatre septembre, l’orage de tous les diables avec la foudre qui s’écrase en même temps que le tonnerre, la pluie qui s’effondre aussi épuisée que nous de tout le poids de l’Histoire qu’il nous a fallu porter un jour de plus, mais où ? Il faut reprendre. J’ai trop laissé ces pages. Entendu au café : Tu sais, cette douleur, quand elle est tellement forte qu’on ne la ressent pas. L’écrire ici pour lui donner une place et qu’elle repose, et que je ne l’oublie pas ; ou n’est-ce pas le contraire : l’écrire pour m’en débarrasser et qu’elle rende possibles d’autres phrases ? Par exemple, celle-ci, entendue il y a longtemps déjà, griffonnée sur le téléphone pour conserver la trace ou la douleur qui a lancé jusqu’ici : Elle, elle n’est pas dans la réalité, elle est dans sa réalité.
On est lourd de ces phrases qui nous hantent et nous possèdent, mais qu’en faire ? Un monde qui ne serait pas celui-là, oui. Un monde qui saurait les accueillir et leur donner forme : donner forme à ces phrases et ça fabriquerait des romans justifiés seulement pour une phrase ou deux qui auront été capables de nommer le monde et le détruire. On nomme aussi pour mieux détruire, faire de la place.
Ce monde-ci, cela fait trop longtemps qu’il pèse sur nous, le ciel et la terre, et l’horizon de l’Histoire.
Un été à chercher dans quelques pièces de théâtre les outils de déblayage ; traquer plutôt.
Et voilà la prétendue rentrée. Celle qui ne fait toujours que recommencer et n’existe que pour faire entendre l’absente de tout bouquet, cette sortie par où seulement tout serait désirable enfin.
L’odeur de pluie dehors, la terre comme ce chien mouillé surpris par la pluie et qui ne sèchera plus jamais, qui regarde. Le platane dégoûte lentement dans le soir qui s’ouvre, sa lumière blafarde, lointaine.
Entre nous et la réalité, la distance qui sépare l’orage du lendemain.
Le poème de Miron se poursuit.
Où irons-nous, mon âme, à quelle heure servile ?
Ô forces de la vie, ô lumières d’été,
Quels pays fabuleux, quelles secrètes îles
Vous hébergent encore en toute intégrité ?Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage
Qui avez bu le vent des pays visités :
Lors d’une escale autour d’un étrange village
Auriez-vous eu cette vision d’un enchanté ?Le poème de Miron se poursuit, mais ne s’achève pas ou alors quelque part où ne pas aller ni le voir, sauf à détruire le monde : ce qu’il faudra bien faire, un jour ou l’autre, en espérant que ce ne soit pas l’autre.
-
Chronique de Paris désert [#3]
[24•07•24]
mercredi 24 juillet 2024
Ici, on abandonne ce qu’on ignorait posséder
Au-delà d’un certain nombre d’humains, rien n’était plus garanti.
Les escaliers peinaient à gravir le ciel, accablé du poids de ce qui les cernait.
Des ruses parfois semblaient se dessiner.
Des énigmes partout.
Des cris transformés en musique silencieuse, en dessin invisible.
Et parfois, dans les vieux tableaux du passé, des indices d’un devenir fatal.
-
Jrnl | Chroniques de Paris désert [#2]
[23•07•24]
mardi 23 juillet 2024
Les directions n’indiquaient ici que des impasses ou des pièges,
Les flammes de l’enfer faisaient partie du plan de rationalisation des gestions de flux,
Le centre de notre galaxie n’était finalement qu’une hypothèse d’artiste comme une autre,
Les escaliers descendaient autant qu’ils montaient : automatiquement,
La jungle à la sortie des souterrains était fabriquée à même la ville,
Cette jungle soutenait le ciel - ça ne l’empêchait pas de peser de tout son poids,
L’ignorance semblait la seule chose à apprendre,
Kafka se souvient de nous et ne me quittera pas des yeux,
Le travelling suffisait à se déplacer en ce bas monde,
Et en rentrant, prendre des nouvelles de ce qui s’écrit de l’autre côté de la flaque comme pour renouer.
-
Jrnl | Chronique de Paris désert [#1]
[22•07•24]
lundi 22 juillet 2024
Tandis que Sénat où clapotent sénateurs et régime moribond avachi sur lui-même clapotaient dans leur propre reflet clapotant,
Les mânes vénérables étaient en bonne place ; il fallait témoigner respect et rendre hommage,
Et cependant Babylone vociférait, comme de bien entendu, jusqu’à son terminus,
Tout près, rue Malebranche, souvenir d’avoir vu souvent ici la silhouette de Maurice Nadeau : n’avoir jamais osé dire merci pour Lowry et les autres ; il était déjà parti,
D’autres libraires voisines chantaient d’autres révolutions qui prenaient malgré tout la poussière,
À l’angle du ciel et des immeubles, on accordait les violoncelles comme si de rien n’était,
Les visages décomposés dévisageaient,
Et la ville tournait sur son axe.
-
Jrnl | S’armer de courage
[29•06•24]
samedi 29 juin 2024
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants Kar Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852)
On date l’évènement d’il y a 225 millions d’années, sans certitude. L’immense forêt d’araucarias, de schilderias, de ginko biloba et de woodworthia est soudain — il faut l’imaginer, mais comment le pourrait-on — submergée par un raz-de-marée qui emporte tout sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à échouer lamentable dans des lagunes saumâtres, ou quelques plaines fluviales. À l’abri de l’air, les arbres ne pourriront pas. Puis, quelques années après, peut-être des siècles, un volcan en surplomb des eaux se réveille brutalement et crache de la cendre pendant des jours, recouvrant toute la surface d’un manteau gris d’une épaisseur de près de huit cents mètres. La cendre va se dissoudre dans l’eau et se mélanger à d’autres sédiments : c’est cette mélasse qui va lentement se décomposer et pénétrer à l’intérieur des troncs nageant entre deux eaux. Le bois disparaît, ou plutôt se transforme pour devenir ce quartz microcristallin hydraté : de la pierre dont il ne reste que le dessin à la surface de ses veines. On trouve ces forêts pétrifiées, pseudomorphosées en agate ou améthyste, en Arizona ou en Indonésie, à Madagascar aussi.
Voici la promesse qui nous est faite. L’Histoire, dit — proclame, promet — le Rassemblement dit national, sera de l’Histoire pétrifiée : celle des pierres, des clochers, et comment ne pas le voir, du passé entier ramassé dans l’image d’une cathédrale arrêtée dans le temps, parce qu’elle voulut arrêter le temps.
Non, le passé est pourtant seul ce qui vit, coule, se change aussi : si le passé n’est pas cette masse inerte à contempler telle qu’en elle-même, c’est parce qu’en elle se joue le regard qu’on porte sur nos devenirs. « On y prend de nos nouvelles » : on jette dans le ventre du temps nos mains pour arracher les viscères, et le cœur bat encore entre nos doigts tant qu’on tâche de lire dans le sang nos propres questions.
L’Histoire pétrifiée pétrifie avec elle les identités et les corps : ce n’est pas qu’un programme culturel, c’est le sens même de cette guerre que le fascisme nous mène. De là les armées envoyées en mer pour jeter à l’eau les embarcations de ceux qui fuient les guerres et la faim, de là les soupçons sur tout ce qui n’est pas de la couleur des pierres ou qui ne vénère pas de même les mêmes pierres. De là ce ton qu’ils ont tous, celui de la vérité froide, de l’implacable ordre comme on range sa chambre pour éviter de l’habiter, comme on fait son lit pour violer plus tranquillement qui passe sous sa coupe. Exercer le pouvoir afin de prouver qu’on le possède.
Dans le livre IV des Métamorphoses, Ovide raconte la ruse de Persée face à Méduse : le miroir en guise de bouclier. On aurait donc cette arme : jeter sur les regards et les insultes ce miroir de l’Histoire, voir ce qu’il fut, voir ce qu’il est : plonger dans ce regard leur propre regard. Ne pas cesser de faire du passé un champ de bataille où livrer combat parce qu’il n’est pas fini. Non de la pierre, mais ce courant d’eau qui charrie encore cadavres et vivants dont la tête surgit encore des eaux, les bras accrochés à une planche de hasard.
Les mauvais jours que l’on connaissait n’étaient donc rien en regard de ceux qui s’amoncellent déjà, qui viennent, qui sont là. Les mauvais jours ne faisaient que préparer les soirs pâles, ceux qui précèdent les nuits les plus noires.
« Les hommes font leur propre histoire, écrivait Marx, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. » L’Histoire que nous trouverons, dans quelques jours, sera tout entière cet objet de lutte : et si nous devrons faire avec, nous devrons surtout faire contre elle. Pour cela, il nous faudra nous tourner vers d’autres Histoires, d’autres passés dont il importera de ne pas les laisser se pétrifier sans quoi nous nous pétrifierons avec elles, en elles.
Non, on ne dispose pas de beaucoup d’armes pour cela : de la patience et de la mémoire, de la hargne, de la colère, et un peu de tendresse entre nous, il en faudra, de la rigueur pour la méthode et de l’organisation pour tenir tête, et puis, pour la beauté, le goût du secret, celui du désir inlassable comme contrepoison, le refus du sarcasme, le choix d’être intraitables à l’égard de nos lâchetés. Il faudra s’armer de tout cela : s’armer de solitude en partage et observer comment elles se lieront les unes aux autres, s’armer de mélancolie afin de ne jamais nous résigner à elle, et s’armer de désespoir pour refuser de s’y faire : ne pas laisser aux lendemains ce qui sera toujours affaire d’ici et de maintenant, et par-dessus tout peut-être, s’armer de courage.