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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Le soleil se mourant
[09•09•24]
lundi 9 septembre 2024
Encor ! que sans répit les tristes cheminées
Fument, et que de suie une errante prison
Éteigne dans l’horreur de ses noires traînées
Le soleil se mourant jaunâtre à l’horizon !
Mallarmé, L’Azur
Sur la route ce matin, la même vitesse me frôlait, immobile dans la voiture, tandis que je laissais mes pensées se perdre quelque part où je n’étais pas : il fallait pourtant s’y résoudre, c’était bien la rentrée, celle qui ne conduit que vers la sortie, comme cette bretelle d’autoroute qu’on prend inévitablement après cette longue courbe sur la droite et qui conduit vers Aix-en-Provence, après m’être faufilé entre les fous furieux en costume dont on devine les insultes dans leur habitable. S’y résoudre, mais ne jamais s’habituer : et pourtant, je suis de nouveau là. Malgré moi, je jette toujours ce même regard dans cette côte vers Luynes pour apercevoir, une seconde à peine, les miradors de la Maison d’arrêt (mais comment faire dans cette vie sans ce geste), et c’est d’un même mouvement imperceptible que je jette encore ce regard (est-ce le même ?) vers la Sainte-Victoire découpée dans le matin, indifférent à tout, usée de tant de regards. C’est la rentrée, où qu’on regarde. La radio crache l’actualité à notre visage ; je m’efforce de me laver avec de la musique qui n’est jamais assez forte, assez juste, assez féroce pour m’en délivrer.
Je trouve cette phrase dans le rêve : la mort, on s’endort trop longtemps et quelqu’un finit par trouver. Je crois que c’est dans une pièce de Sara Stridsberg, je ne sais pas, je reste avec elle et je m’allonge à ses côtés ce soir, avec le désir de la consoler.
La vérité n’est pas dans un seul rêve, elle est dans beaucoup de rêves : cette fois, je sais que c’est Pasolini qui arracha cette phrase de lui, et je sais aussi qu’il faut renoncer à faire de Pasolini un auteur de phrase sous peine de défaire en lui sa puissance scandaleuse, irréductible, l’horreur adorable qu’il inspire et le désir terrible qu’il suscite. Mais la phrase de Pasolini flotte autour de moi, comme un contrepoison à celle de Stridsberg : devant la mer hier, au milieu de mon souffle (je courrais et les vagues arrivaient toujours avant moi), le soleil s’est mis à tomber, comme cela, et je voulais comprendre comment était fait l’horizon — jusqu’à me souvenir que l’horizon, on le fabrique avec des phrases comme celle de Pasolini. L’horizon est le seul lieu qu’on ne rejoint pas, il est même ce qu’on ne rejoint jamais et pourtant : comme dans les pièces de Tchekhov, ce là-bas qui permet de traverser le jour, sûr qu’un lendemain saura nous en arracher, et ce n’est pas l’espoir, non, c’est la vérité : un jour, l’Histoire aura lieu qui rendra ce jour caduque, et s’il faut nous supporter l’ignoble du jour, c’est pour cela : qu’il aura été renversé et défait. Je regarde comme le jour s’y prend pour défaire la lumière et la jeter, par-dessus bord, faire lever la nuit seule capable de faire lever un autre jour. Je regarde et j’apprends.
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Jrnl | ignorants de la trappe des gouffres
[09•04•24]
mercredi 4 septembre 2024
Par la nuit de tempête où les phares s’engouffrent
Comme des fouettés et des déterminés,
Nous marchons, ignorants de la trappe des gouffres,
Vers l’horreur des demains sans paix ni charité.Vents, étoiles, déserts, la Ville va nous prendre
Chères amours, et bois et montagnes et prés,
Et lacs de bleus reflets et couleurs de ciel tendre,
Pour enchaîner et abrutir vos libertés.Gaston Miron, « Désemparé »
Le poème de Miron ne dit rien du temps qu’il fait ce quatre septembre, l’orage de tous les diables avec la foudre qui s’écrase en même temps que le tonnerre, la pluie qui s’effondre aussi épuisée que nous de tout le poids de l’Histoire qu’il nous a fallu porter un jour de plus, mais où ? Il faut reprendre. J’ai trop laissé ces pages. Entendu au café : Tu sais, cette douleur, quand elle est tellement forte qu’on ne la ressent pas. L’écrire ici pour lui donner une place et qu’elle repose, et que je ne l’oublie pas ; ou n’est-ce pas le contraire : l’écrire pour m’en débarrasser et qu’elle rende possibles d’autres phrases ? Par exemple, celle-ci, entendue il y a longtemps déjà, griffonnée sur le téléphone pour conserver la trace ou la douleur qui a lancé jusqu’ici : Elle, elle n’est pas dans la réalité, elle est dans sa réalité.
On est lourd de ces phrases qui nous hantent et nous possèdent, mais qu’en faire ? Un monde qui ne serait pas celui-là, oui. Un monde qui saurait les accueillir et leur donner forme : donner forme à ces phrases et ça fabriquerait des romans justifiés seulement pour une phrase ou deux qui auront été capables de nommer le monde et le détruire. On nomme aussi pour mieux détruire, faire de la place.
Ce monde-ci, cela fait trop longtemps qu’il pèse sur nous, le ciel et la terre, et l’horizon de l’Histoire.
Un été à chercher dans quelques pièces de théâtre les outils de déblayage ; traquer plutôt.
Et voilà la prétendue rentrée. Celle qui ne fait toujours que recommencer et n’existe que pour faire entendre l’absente de tout bouquet, cette sortie par où seulement tout serait désirable enfin.
L’odeur de pluie dehors, la terre comme ce chien mouillé surpris par la pluie et qui ne sèchera plus jamais, qui regarde. Le platane dégoûte lentement dans le soir qui s’ouvre, sa lumière blafarde, lointaine.
Entre nous et la réalité, la distance qui sépare l’orage du lendemain.
Le poème de Miron se poursuit.
Où irons-nous, mon âme, à quelle heure servile ?
Ô forces de la vie, ô lumières d’été,
Quels pays fabuleux, quelles secrètes îles
Vous hébergent encore en toute intégrité ?Dites-dites-le-nous, les oiseaux de passage
Qui avez bu le vent des pays visités :
Lors d’une escale autour d’un étrange village
Auriez-vous eu cette vision d’un enchanté ?Le poème de Miron se poursuit, mais ne s’achève pas ou alors quelque part où ne pas aller ni le voir, sauf à détruire le monde : ce qu’il faudra bien faire, un jour ou l’autre, en espérant que ce ne soit pas l’autre.
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Chronique de Paris désert [#3]
[24•07•24]
mercredi 24 juillet 2024
Ici, on abandonne ce qu’on ignorait posséder
Au-delà d’un certain nombre d’humains, rien n’était plus garanti.
Les escaliers peinaient à gravir le ciel, accablé du poids de ce qui les cernait.
Des ruses parfois semblaient se dessiner.
Des énigmes partout.
Des cris transformés en musique silencieuse, en dessin invisible.
Et parfois, dans les vieux tableaux du passé, des indices d’un devenir fatal.
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Jrnl | Chroniques de Paris désert [#2]
[23•07•24]
mardi 23 juillet 2024
Les directions n’indiquaient ici que des impasses ou des pièges,
Les flammes de l’enfer faisaient partie du plan de rationalisation des gestions de flux,
Le centre de notre galaxie n’était finalement qu’une hypothèse d’artiste comme une autre,
Les escaliers descendaient autant qu’ils montaient : automatiquement,
La jungle à la sortie des souterrains était fabriquée à même la ville,
Cette jungle soutenait le ciel - ça ne l’empêchait pas de peser de tout son poids,
L’ignorance semblait la seule chose à apprendre,
Kafka se souvient de nous et ne me quittera pas des yeux,
Le travelling suffisait à se déplacer en ce bas monde,
Et en rentrant, prendre des nouvelles de ce qui s’écrit de l’autre côté de la flaque comme pour renouer.
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Jrnl | Chronique de Paris désert [#1]
[22•07•24]
lundi 22 juillet 2024
Tandis que Sénat où clapotent sénateurs et régime moribond avachi sur lui-même clapotaient dans leur propre reflet clapotant,
Les mânes vénérables étaient en bonne place ; il fallait témoigner respect et rendre hommage,
Et cependant Babylone vociférait, comme de bien entendu, jusqu’à son terminus,
Tout près, rue Malebranche, souvenir d’avoir vu souvent ici la silhouette de Maurice Nadeau : n’avoir jamais osé dire merci pour Lowry et les autres ; il était déjà parti,
D’autres libraires voisines chantaient d’autres révolutions qui prenaient malgré tout la poussière,
À l’angle du ciel et des immeubles, on accordait les violoncelles comme si de rien n’était,
Les visages décomposés dévisageaient,
Et la ville tournait sur son axe.
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Jrnl | S’armer de courage
[29•06•24]
samedi 29 juin 2024
La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants Kar Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852)
On date l’évènement d’il y a 225 millions d’années, sans certitude. L’immense forêt d’araucarias, de schilderias, de ginko biloba et de woodworthia est soudain — il faut l’imaginer, mais comment le pourrait-on — submergée par un raz-de-marée qui emporte tout sur plusieurs centaines de kilomètres jusqu’à échouer lamentable dans des lagunes saumâtres, ou quelques plaines fluviales. À l’abri de l’air, les arbres ne pourriront pas. Puis, quelques années après, peut-être des siècles, un volcan en surplomb des eaux se réveille brutalement et crache de la cendre pendant des jours, recouvrant toute la surface d’un manteau gris d’une épaisseur de près de huit cents mètres. La cendre va se dissoudre dans l’eau et se mélanger à d’autres sédiments : c’est cette mélasse qui va lentement se décomposer et pénétrer à l’intérieur des troncs nageant entre deux eaux. Le bois disparaît, ou plutôt se transforme pour devenir ce quartz microcristallin hydraté : de la pierre dont il ne reste que le dessin à la surface de ses veines. On trouve ces forêts pétrifiées, pseudomorphosées en agate ou améthyste, en Arizona ou en Indonésie, à Madagascar aussi.
Voici la promesse qui nous est faite. L’Histoire, dit — proclame, promet — le Rassemblement dit national, sera de l’Histoire pétrifiée : celle des pierres, des clochers, et comment ne pas le voir, du passé entier ramassé dans l’image d’une cathédrale arrêtée dans le temps, parce qu’elle voulut arrêter le temps.
Non, le passé est pourtant seul ce qui vit, coule, se change aussi : si le passé n’est pas cette masse inerte à contempler telle qu’en elle-même, c’est parce qu’en elle se joue le regard qu’on porte sur nos devenirs. « On y prend de nos nouvelles » : on jette dans le ventre du temps nos mains pour arracher les viscères, et le cœur bat encore entre nos doigts tant qu’on tâche de lire dans le sang nos propres questions.
L’Histoire pétrifiée pétrifie avec elle les identités et les corps : ce n’est pas qu’un programme culturel, c’est le sens même de cette guerre que le fascisme nous mène. De là les armées envoyées en mer pour jeter à l’eau les embarcations de ceux qui fuient les guerres et la faim, de là les soupçons sur tout ce qui n’est pas de la couleur des pierres ou qui ne vénère pas de même les mêmes pierres. De là ce ton qu’ils ont tous, celui de la vérité froide, de l’implacable ordre comme on range sa chambre pour éviter de l’habiter, comme on fait son lit pour violer plus tranquillement qui passe sous sa coupe. Exercer le pouvoir afin de prouver qu’on le possède.
Dans le livre IV des Métamorphoses, Ovide raconte la ruse de Persée face à Méduse : le miroir en guise de bouclier. On aurait donc cette arme : jeter sur les regards et les insultes ce miroir de l’Histoire, voir ce qu’il fut, voir ce qu’il est : plonger dans ce regard leur propre regard. Ne pas cesser de faire du passé un champ de bataille où livrer combat parce qu’il n’est pas fini. Non de la pierre, mais ce courant d’eau qui charrie encore cadavres et vivants dont la tête surgit encore des eaux, les bras accrochés à une planche de hasard.
Les mauvais jours que l’on connaissait n’étaient donc rien en regard de ceux qui s’amoncellent déjà, qui viennent, qui sont là. Les mauvais jours ne faisaient que préparer les soirs pâles, ceux qui précèdent les nuits les plus noires.
« Les hommes font leur propre histoire, écrivait Marx, mais ils ne la font pas de plein gré, dans des circonstances librement choisies ; celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du passé. » L’Histoire que nous trouverons, dans quelques jours, sera tout entière cet objet de lutte : et si nous devrons faire avec, nous devrons surtout faire contre elle. Pour cela, il nous faudra nous tourner vers d’autres Histoires, d’autres passés dont il importera de ne pas les laisser se pétrifier sans quoi nous nous pétrifierons avec elles, en elles.
Non, on ne dispose pas de beaucoup d’armes pour cela : de la patience et de la mémoire, de la hargne, de la colère, et un peu de tendresse entre nous, il en faudra, de la rigueur pour la méthode et de l’organisation pour tenir tête, et puis, pour la beauté, le goût du secret, celui du désir inlassable comme contrepoison, le refus du sarcasme, le choix d’être intraitables à l’égard de nos lâchetés. Il faudra s’armer de tout cela : s’armer de solitude en partage et observer comment elles se lieront les unes aux autres, s’armer de mélancolie afin de ne jamais nous résigner à elle, et s’armer de désespoir pour refuser de s’y faire : ne pas laisser aux lendemains ce qui sera toujours affaire d’ici et de maintenant, et par-dessus tout peut-être, s’armer de courage.
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Jrnl | Et toute la plage s’effondre
[23•06•24]
dimanche 23 juin 2024
Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance.
À présent, comment serait-ce possible ?
On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu sais bien.
Henri Michaux, La Ralentie, 1937L’ombre d’une ombre qui se dissipe pour laisser voir toute la saleté de la nuit : et qu’elle n’est que le sol de la ville, ce sur quoi on fait peser notre corps pour aller, d’un endroit à l’autre de ces jours, plus épuisé le matin que le soir et le soir, d’avoir tiré les heures jusque là, incapable de se dire qu’il faut recommencer : et on recommence : l’ombre est toujours là, les ombres sous elle et sur elle qui vient aussi, arrive : s’il fallait tirer le portrait de l’époque il suffirait de jeter sur le trottoir des aplats d’ombres et on parviendrait se voir — en crachant sur le sol pour mieux observer le reflet des étoiles dans la salive pas assez épaisse de l’épuisement : mais il faut garder la salive, non pour les jours meilleurs, mais pour ceux qui viennent et sur quoi il faudra bien s’armer de tout ce qu’on peut, de tout ce qu’on a.
J’ai longuement observé le solstice, et pas seulement politiquement, mais aussi politiquement (la méchanceté de l’époque se mesure encore à cela qu’on n’échappe pas à cette fatalité que tout ne peut s’observer que politiquement), pour tâcher d’arracher encore de la lumière à sa disparition : et puis, c’était fini : les jours vont rétrécir désormais, on entre dans l’hiver.
Malgré tout, la seconde qui précédait cet hiver du 21 juin, nous avons tous pu voir cela : l’indifférence du ciel, les courses des enfants contre les vagues, les cris de dépit des vagues défaites, et il fallait prendre des forces à cela aussi, qui semblait s’abolir en nous, dans les ombres, les menaces, l’envers des promesses et tout ce qui troublait le fond des choses où nous entrons.
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Jrnl | Le saut sur moi à l’aube
Vendredi 7 juin 2024
vendredi 7 juin 2024
J’ai fait le saut sur moi à l’aube.
J’ai laissé mon corps avec la lumière
et j’ai chanté la tristesse de ce qui est né.
Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane (1962)Le balancier des jours — le train vers Paris, qui part et revient, les traces là-haut dans le ciel qui s’éloigne, qui s’éloignent, et la mer toujours recommencée et sans cesse renouvelée, les rêves qui s’effacent par fatigue, m’abandonnent plutôt, la fatigue qui est l’autre nom de cette vie et qui seule me tient débout, tout ce qui reste au fond de l’eau, la vase et la terre toute entière, et parmi tout cela, tant d’oublis —, me fait courir après le temps et il me devance toujours, parfois se retourne et me fait signe de le suivre mais il tourne le coin de la rue et disparaît, je crie, et le cri fait tomber la nuit, je ne sais pas où je suis.
Le cri de terreur Pilate, quand le Christ lui dit en tendant les bras, je suis la vérité, et que le sous-préfet répond (de terreur et de lamentation) : mais quelle est la vérité ?
Le ciel de juin, le soir : ce qui le fait tenir. Je ne sais pas. Il traîne là-haut, hésite ; il balance lui aussi entre rester là et s’effacer, et c’est ce qu’il va faire, à chaque minute passées huit heures, il paraît se retirer, mais non, pas tout à fait, autour de nous, la fin de toutes choses n’aura pas lieu, regarde, on aperçoit tout autour la lumière s’accrocher au sol et au visage, la nuit n’aura pas lieu, c’est fini — et lorsqu’il fait nuit on s’est tant habitué longuement à ce jour atténué qu’on ne la voit plus : le fascisme rampant se loge aussi dans les douceurs inertes des soirs de juin.
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Jrnl | Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne
[05•19•23]
dimanche 19 mai 2024
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? — Et chante et se poste.Rimb., Mouvement, Illuminations (1873-1875)
C’est comme si on avait renoncé. On avait regardé le ciel, la terre, et dans nos mains les forces qu’il restait et on avait posé les outils, on serait reparti. Sur les bords des routes, et dans le parc tout près, les jeunes pousses fleurissent donc dans le plus grand désordre. J’apprends à mon garçon que les mauvaises herbes n’existent pas, mais seulement des jardiniers. L’herbe est folle, davantage encore quand le vent lui aussi est laissé en liberté comme ces jours. La sauvagerie indomptée prend corps dans les tulipes saxifrages des boulevards vers l’école. Avec une brutalité inouïe, elles percent non pas seulement la surface de la croûte terrestre, mais les trottoirs ou les murs mal cimentés des clôtures qui délimitent les propriétés dites privées. C’est la naissance de la jungle, la promesse qu’un jour, de l’autre côté du temps, tout ceci ne sera qu’une forêt primaire de nouveau. Je tâche d’en prendre la mesure. Comment accueillir la sauvagerie en nous qui ne soit pas la soif de destruction, mais un ravage plus large encore, ce qui va défigurer la laideur, ce qui donne à la fragilité têtue l’allure de la dévastation, désarme les arrogances les plus viles, ce qui enfin donne au dérisoire la nécessité la plus grande ?
Je regarde, j’essaie d’apprendre.
Au théâtre, le corps offert à sa présence, ou sur la surface de la page, on ne fait pas autrement : cette sauvagerie qui naît parfois au prix de l’abandon et après un tel travail où se délaissent l’espoir et la volonté, où il n’y a plus rien que le désir et l’absence de but, plus rien que la disponibilité à ce qui vient, passe, défait, alors quelque chose surgit, se laisse voir, un cri à peine, une phrase plus terrible que les autres, une tulipe sur le trottoir que le moindre pas pourrait piétiner — humiliant pourtant le piétinant à l’instant où il se fait, préparant d’autres surgissements aberrants, ici, ou là.
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Jrnl | Alors que l’ombre peut tenir
[05•05•24]
dimanche 5 mai 2024
Inversement, ce qui est dénoncé dans le Soleil, c’est sa discontinuité. L’apparition quotidienne de l’astre est une blessure infligée au milieu naturel de la Nuit ; alors que l’ombre peut tenir, c’est-à-dire durer, le Soleil ne connaît qu’un développement critique, par surcroît de malheur inexorablement répété (il y a un accord de nature entre la nature solaire du climat tragique et le temps vendettal, qui est une pure répétition). Né le plus souvent avec la tragédie même (qui est une journée), le Soleil devient meurtrier en même temps qu’elle : incendie, éblouissement, blessure oculaire, c’est l’éclat (des Rois, des Empereurs). Sans doute si le soleil parvient à s’égaliser, à se tempérer, à se retenir, en quelque sorte, il peut retrouver une tenue paradoxale, la splendeur. Mais la splendeur n’est pas une qualité propre à la lumière, c’est un état de la matière : il y a une splendeur de la nuit.
Roland Barthes, Sur Racine (1963)
Le jour n’est jamais égal à lui-même en dehors de ce moment où il s’atteint vers midi, qu’il brûle et s’éteint tout aussitôt, et s’éloigne de lui, s’en va vers la mer s’effondrer comme un damné — tout ce qui précède ce moment où il s’ajuste à ce qu’il, et tout ce qui suit ce moment, n’existe qu’à l’égard de ce seul instant, qu’il le prépare ou qui lui succède, qu’il soit la cause ou la conséquence : et ce moment n’a jamais lieu, ou seulement comme passage d’un devenir à l’autre, et rien ne reste que le regret, qui suit la promesse. L’ombre ne se rejoint jamais, elle, et si elle est l’envers du soleil, elle le rejoint dans sa faculté à n’être condamné qu’à devenir, à s’étendre ou se rétracter, et parfois — parfois — quand le soleil s’efface, à devenir la terre elle-même jusqu’à perte de vue. Dans cette vie, plutôt l’ombre, que le soleil : et plutôt, dans l’ombre, cette jointure entre le corps et le monde où passe la fuite du jour.
Par grands vents comme aujourd’hui — comme depuis un mois —, l’impression tenace que le ciel tombe : et il le fait ; la terre nous attire à elle, et l’univers en s’accroissant régresse dans son état premier. On marche sur de telles atrocités aussi, qui ne sont rien en regard de ce qui s’abat sur le ciel de Rafah, la nuit, le jour, et tout ce qui entre les deux bat encore.
Au parc Borély, des familles entières se vautrent dans l’existence ; elles louent des vélos, regardent les ragondins voler la nourriture des enfants. Je vais lentement entre les allées et le temps passe à la même allure que les autres, et pourtant, je le retiens de toutes mes forces pour mieux le projeter hors de moi.