Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
Jrnl | Dans ce nuage d’événements
[05•01•24]
mercredi 1er mai 2024
On est dans un univers qui n’est pas celui des différences systématiques, mais celui des événements et des ruptures : [on est] dans une sorte de discontinuité préalable dont on ne peut jamais venir à bout et pour laquelle on ne rencontre ni sol fondamental, ni point de départ, ni cause déterminante. Dans ce nuage d’événements, on peut se déplacer : envisager une série peu nombreuse, ou envisager un ensemble beaucoup plus vaste, c’est-à-dire instaurer une rupture plus ou moins profonde. On n’est donc ni dans un monde de l’interaction ni dans un monde de la différence, mais dans un monde de la rupture. De là la difficulté à penser ce qui se passe actuellement : en quoi consiste cette rupture dont nous ne connaissons pas l’autre bord.
Michel Foucault, Le discours philosophique (1966)
On a si peu d’occasions de se réjouir : des savants de tous horizons réunis en Congrès il y a peu en pleuraient de joie. Ils exposaient le fruit de cinq ans de labeur, un fruit si fécond qu’ils semblaient étourdis, ivres de science. L’incendie de la cathédrale Notre-Dame leur a permis de fouiller sans vergogne dans les entrailles de la bête éventrée, d’en arracher du savoir pour mille ans et des réponses aux énigmes qu’ils ne se posaient même plus : l’effondrement a cela de si bon qu’on regretterait que l’ensemble n’ait pas été plutôt absolument anéanti. Ainsi des joies de la destruction : et d’une cathédrale au monde, d’un monceau de pierres à cette réalité qui nous toise, mon regard passa, lentement, songeur. Qu’il suffise de mettre à bas l’édifice mental, ou celui qui surplombe les puissances sociales, le grand bâtiment de métal de ce monde, et on verrait enfin comment il est fait, les signatures des premiers artisans gravées dans la pierre, les dates exactes, les ruses que l’Histoire a empruntées pour s’effacer derrière son œuvre furieuse.
Je rêvais à cela tandis que s’effondrait aussi le ciel, qu’il pleuvait toutes les larmes de son corps, que la terre la buvait, qu’il n’en resterait rien. Les défilés du premier mai réclamaient la dignité qu’on leur refuse ; on nous concède ce jour pour mieux s’emparer des autres. Un carnaval où on prend du moins des forces. Le ciel tombait sur cela aussi, sur nous, sur les larmes de joie des savants et l’indifférences des puissants.
On a donc appris que ce n’était pas, comme on l’a cru mille ans, avec du bois mort entreposé des années dans des sous-sols secs où il séchait, mais avec du bois vert qu’on a bâti la cathédrale, dans le bois encore vif et plein de promesses de feuilles, de fruits, du bois massacré vivant, du bois qui ne poussera plus que comme de la pierre sous l’encens funèbre des Te Deum, des Requiem qui ne leur sont même pas adressés, des Dies Irae où perçaient déjà les cendres de leur vengeance prochaine.
-
Ciels de Touraine
Belettes et autres baleines
mercredi 1er mai 2024
— Hamlet. — Do you see that clowd ? that’s almost in shape like a camell.
— Polonius. — By’th’misse, and it’s like a camell indeed.
— Hamlet. — Me thinks it is like a weazell.
— Polonius. — It is back’d like a weazell.
— Hamlet. — Or like a whale ?
— Polonius. – Very like a whale.W. Shakespeare, Hamlet (Act III, sc. 2)
D’ici, on ne voit de la Centrale nucléaire de Chinon que ces immenses nuages qui partent à la verticale du ciel venir se confondre avec là-haut, ce qui n’a pas de noms, sont les bêtes fantastiques que lit Hamlet quand il voudrait faire du ciel le grand livre des choses, et qui disparaissent sitôt nommées. À défaut de chameau, de belette ou de baleine, il semblerait que ce soit plutôt des cumulonimbus — nuage dense et puissant, à extension verticale considérable, en forme de montagne ou d’énormes tours, dont une partie au moins de sa région supérieure est généralement lisse, fibreuse ou striée, et presque toujours visible et s’étale en forme d’enclume ou de vaste panache, au-dessous de laquelle, souvent très sombre, il existe fréquemment des nuages bas déchiquetés, soudés ou non avec elle, et des précipitations de tous genres. On préférerait évidemment à ces descriptions banales y voir des chameaux, des belettes, oui, des baleines prêtes à nous engloutir pour le simple plaisir de devoir nous recracher.
Dimanche 28 avril
Lundi 29 avril
Mardi 30 avril
Mercredi 1er mail
— -
-
Jrnl | être tenace
[26•03•24]
mardi 30 avril 2024
Je ne quitterai plus ce journal.
C’est là qu’il me faut être tenace, car je ne puis l’être que là.
Franz Kafka, Journal (16 décembre 1910)Habiter dans le manque, le retrait ; lever les quatre murs de sa citadelle intérieure sur cet appui qui fonde le désir, sa douleur et sa perte — vivre dans le contrecoup. Et d’abord reprendre le fil, ou pied. Rouvrir ces pages délaissées dans le refus de faire le point, plutôt prendre appui. Trois mois plus tard, l’hiver passé, et la partie la plus troublante du printemps, que reste-t-il de moi ? Cette nuit, dans le rêve, se sont amassés ces trois derniers mois dans quelques images sitôt perdues, et pourtant si claires, précises, presque douloureuses de justesse. Et puis un cri d’enfant, une ombre, presque rien qui suffit à jeter dans le réel cette masse incertaine qui est le prolongement concret de moi-même, et tout était fini. Commençait autre chose de lointain, qui semble pourtant le tout de la vie sociale.
Au milieu des copies à corriger, des fenêtres ouvertes sur l’horizon perdu des Zooms, des peaux mortes de ces vies obligatoires, l’ombre des enceintes de Babylone commence à s’éloigner dans le dos (je me retourne pour la voir une dernière fois dans le soleil qui se lève sur les monts Zagros), et je rêve lentement à un atlas des fins du monde : aux confins, des terres en friche, des abandons où habiter autrement le regret. Mais à mesure que le soleil se lève sur ce printemps, que tout s’efface de Babylone, des campagnes fangeuses d’Allemagne renaissante, du monde lui-même, je perçois bien quel cadavre là-bas m’attend, sa silhouette de dieu qu’il me faudra enjamber et appeler ça écrire ne change rien à la peine, la rend moins indigne de ces nuits où je l’envisage de tous côtés.
Et parmi les images qui assaillent, il y a Gaza qui meurt ; Avdiika qui meurt ; le choléra à Mayotte ; le fascisme niché partout dans les corps, les paroles, les attitudes et les sondages ; les émeutes dissoutes dans les palabres. Il n’y a plus à se demander « que faire ? » — on ne le sait très bien, et toutes les conditions matérielles historiques entravent. On regarde tomber le monde sans percevoir vraiment que c’est sur nous qu’il viendra s’effondrer. Notre tâche sera peut-être bien de concevoir un trou assez large pour accueillir nos désirs d’anciens mondes qu’on voulait croire à venir encore vivaces, et quelques armes en nous, capables un jour prochain de percer la surface et de revoir la lumière du jour ?
-
Jrnl | Même l’eau soupire en tombant
[24•02•11]
dimanche 11 février 2024
Non, oui, non.
Mais oui. je me plains.
Même l’eau soupire en tombant.
Henri Michaux, « La ralentie » (1937)
Déshonneur, opprobre, humiliation (ce qui est le sens étymologique et ancien) : pour nommer ces jours, ignobles, j’ai cherché une définition précise de la honte. Je me disais que peut-être sous ce mot se laissera voir un peu de ce qui saisit à la gorge dans ces jours — Sentiment pénible qu’excite dans l’âme la pensée ou la crainte du déshonneur. Mais quand ce qui est déshonoré est notre propre appartenance à l’espèce ? Pas un jour où ce vieux monde ne laisse voir sa laideur, pas un où il n’exhibe ce qui le fonde et qui semble plus que misérable. C’est dans la honte où il se vautre, ravi, satisfait de ce qu’il commet pour s’accomplir, qu’on tâche de vivre aussi et qu’on ne le peut pas. On ne fait que ruser, on passe des compromis avec lui en espérant n’être pas sali (on l’est. La tentative même de s’échapper nous rend complices). Non, il n’y a de vie possible que contre toute cette réalité jetée sur nous comme une insulte.
Le silence de Judith Godrèche qui précède cette seconde où elle rend digne soudain le sentiment de vivre malgré tout, au moment de nommer tout ce qu’il faut nommer. Cette seconde-là.
La pluie toute la semaine sur Paris semblait venir du sol. Quand je remontais le canal de l’Ourcq, le soir, que j’enjambais les corps presque cadavres, regards absents, peaux trouées, hurlements au loin, suppliques, j’enjambais aussi les corps de ceux qui les avaient poussaient là et qui dormaient sous leurs draps. Dans l’eau du canal, le reflet de ces cris appelaient leurs noms sans pouvoir articuler autre chose qu’une douleur. Moi, je ne faisais que passer. J’essayais d’apprendre, de retenir pour mieux garder les images. Le cri, j’aurais voulu l’entendre mieux – et plus tard peut-être je parviendrai à faire autre chose qu’à le laisser entendre, mais à l’habiter entièrement. Plus tard, oui, trouver les mots qui doivent bien être quelque part, sans doute gisant entre ces corps.
-
Jrnl | Plutôt mille fois être déchiré
[24·23·01]
mardi 23 janvier 2024
Le monde monstrueux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer lui sans être déchiré. Et plutôt mille fois être déchiré que de le retenir ou de l’ensevelir en moi. C’est pour cela que je suis ici, je le sais parfaitement.
Franz Kafka, Journal (juillet 1913) D’avoir l’âge exact de Kafka (à un siècle près) me rend la fraternité plus atroce encore ; il est mort il y a un siècle maintenant.
Face au vent devant l’île Maire qui aurait pu tout emporter, souffler et souffler davantage, donner prise à la violence, être cette pure surface sur quoi les forces s’abattent et que dans l’enchaînement le vent soit justifié : c’était de toute cette vie l’instant précis où tout avait lieu.
De toute cette lâcheté aussi, de toute cette honte, des regrets et des fantômes, des peurs terribles d’enfants qui saisissent le vieillard que je suis, que j’étais dès huit ans, que je ne cesserai plus d’être devant, de toutes les colères sauvages, celles qui, en sortant de l’école, me prenait à la gorge jusqu’à presque vomir de pitié face au monde qui s’éloignait, de tout cela : faire quelque chose qui ne soit pas seulement autre chose : ou pour donner le change, ou pour s’en laver, consoler l’enfant intérieur, réparer le vivant (tout cela qui ferait honte encore davantage, jusqu’à vouloir renoncer tout à fait), non, autre chose : qu’aller parmi les vivants mes contemporains, ce serait plutôt plonger la main entière dans cette plaie béante des choses aveugles, vérifier la hauteur de la blessure.
Par exemple, devant l’île Jarre, se tenir face à l’endroit précis où le Grand Saint-Antoine, placé en quarantaine ici le 27 juin 1720, fut brûlé en pure perte : le 27 mai et jusqu’au 3 juin, il mouilla au large de Marseille — Artaud a suffisamment raconté l’Histoire, les rêves négligés du Vice-Roi de Sardaigne qui avait tout vu, les ravages, la fin, tout, et puis, le bateau accosté, les marchandises qu’on décharge et la Peste qui soudain se déverse et va tout dévorer. Je reste ici longtemps. Dans le vent qui assourdit, rend ivre, pas un de mes regards ne se porte sur l’horizon. C’est là que repose le Grand Saint-Antoine coulé par le fond comme si on pouvait se défaire du passé, du ravage, des rêves prophétisant l’instant. Là, à quelques centaines de mètres de la carcasse du Lightning P38 d’Antoine de Saint-Exupéry, dort quelque chose d’incompréhensible. Artaud est enterré au cimetière Saint-Pierre, tout près d’ici. C’est un 3 juin et en crachant du sang qu’est mort Kafka. Le vent qui frappe mon visage jusqu’ici sait l’Histoire et la vérité par cœur et me les jette à face dans le silence hurlé des rafales et je tâche de rester debout, mais je n’y parviens pas.
-
Jrnl | Ailleurs, n’importe où
[24•01•14]
dimanche 14 janvier 2024
« Qu’est-ce qu’ils ont d’autre, crois-tu, que cela ? Petite vie, petits goûts ; Barba est le type même de ce qu’ils peuvent désirer ; ici, c’est tout ce qu’ils peuvent rêver, c’est tout ce qu’ils peuvent imaginer, c’est ce qui peut exister de mieux, c’est l’extrême limite ; ils sont là-dedans comme dans un œuf. Confronte cela avec autre chose, mets cela dans le monde, pousse-les dans ce qui existe et qu’ils n’ont jamais imaginé : tous, un par un, ils s’y casseront, et ce sera bien fait.
Quand je veux m’amuser, je regarde ce gros tas, j’en prends un au hasard, et je l’imagine ailleurs, n’importe où. Celui-là, avec son gros cul, mets-le sur une scène de théâtre, avec les projecteurs sur lui ; celle-là, qui n’ose pas bouger de peur de
s’ébrécher, imagine-la dans un orage, en pleine nuit, en pleine campagne ; celui-là, celle-là, celle-là, tous ceux-là, mets-les donc au milieu d’une révolution !
N’importe où ailleurs qu’ici, ils sont fichus. »Bernard-Marie Koltès, La Fuite à cheval très loin dans la ville (1978) C’est vrai que Strasbourg flotte, que c’est une ville à la dérive : trois jours ici, à peine, dans le froid terrible de janvier qui forme cette lumière opaque, où la brume au-dessus de l’Ill paraît la matière dans laquelle on s’enfonce à chaque pas — c’est vrai que Strasbourg paraît s’éloigner à mesure qu’on avance en elle, comme près de la Cathédrale (une fois de plus, j’aurai renoncé à y entrer), ou le long de la rue des douane (ce matin-là, je marcherai seul ici et serai soudain entouré d’une patrouille de soldats fusils d’assaut à l’épaule, dans le silence étouffant de l’aube glacée) : c’est vrai que Strasbourg se dresse comme si c’était du passé pris dans le gel de la mémoire, ses fantômes ne sont même plus des ombres, je me souviens pourtant, d’y être allé comme si tout commençait, avec cette phrase en moi : maintenant ou jamais ; sur le Pont du Théâtre qui donne sur le TNS, je regarde l’eau s’enfouir sous elle, remonter le cours des choses jusqu’à se perdre dans la mer — mais on ne se perd jamais dans la mer, et maintenant : et maintenant ?
Le lieu où les mers se croisent : on peut le voir, je crois, par exemple entre l’Océan Pacifique et la Mer de Béring, car le fait que deux océans ne se mélangent pas est une règle intangible de ce monde, et cela concerne aussi ce qui remue intérieurement, et explique ces terreurs la nuit, quand on plonge, comme traverse, que soudain on aborde d’autres fonds.
Le 14 janvier, un Pape jette l’Interdit sur le Royaume de France pour des raisons oubliées : on aurait tort de sourire seulement, et il faudrait aussi prendre de pitié ces hommes qui croyaient alors qu’un seul mot griffés à l’encre sur papier de parme pouvait effacer une part du monde de la surface de la terre en la privant de ciel.
-
Jrnl | Dehors, c’est la fureur
[24•01•08]
lundi 8 janvier 2024
Dedans c’est la fumée. Dehors c’est la fureur.
Henri Michaux, Épreuves, exorcismes (1940-1944)Reprendre le fil : oui, mais par où le tramer, percer ce grand tissu de réalité pour coudre un vêtement qui serait suffisamment résistant au vent et me rendrait invisible pour l’affronter — le vent ne se porte que sur ce qu’il voit — ; regarder les vagues tout à l’heure, cherchant la nouvelle vague me rendait nostalgique à chaque instant de la précédente disparue sous la suivante, mais dans la succession, à mesure des naissances et des morts, c’est comme si j’éprouvais peu à peu la nostalgie pour ce qui allait arriver : c’est peut-être ce qui datait ma tristesse aujourd’hui, et avec elle l’Histoire entière qui n’arrive que par saccades, tueries de masse et crachats sur les cadavres sitôt répandus à l’image : reprendre le fil, est-ce qu’il ne faudrait pas le trancher une bonne fois pour toutes, et se mettre à la sculpture ?
Aujourd’hui était né Gaston Miron, tandis que mouraient Giotto, Marco Polo et Galilée, Verlaine aussi : mais c’est aussi le jour où naquit Tino Modotti et Pietro Gori et cela pourrait tout sauver — bien sûr, une vie vaut une mort, parce qu’une mort ne rachète aucune vie, qu’il n’y a pas d’espérance, seulement le sentiment d’urgence et d’arracher au langage et à la matière ce qu’ils consentent à nous donner, et même ce qu’ils ne consentent pas.
J’ai fait la liste de mes dernières croyances, et parmi elles, il y a la musique et les larmes, les morsures, l’indifférence des ruines et ma propre faiblesse, le désir, la solitude et dans le soir ce qui lui succède, travaille la fatigue et l’arme d’autres forces qu’elle seule et la recouvre.
-
Jrnl | Cette nuit d’hiver
[23•12•22]
vendredi 22 décembre 2023
Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.
Rimb., « Génie » (Illuminations) [1873 ?]Tout a recommencé de finir ce matin – cette nuit –, à 4h27, quand à cette heure (et en ce lieu) le soleil revint (mais d’où ?) et, ayant atteint ce point ultime de disparition, décida — provisoirement — de revenir, et l’équilibre des jours et des nuits ainsi rompu, la vie reprendrait peut-être, l’illusion d’un retour : non, on sait que c’est autre chose, que c’est leçon, grande et haute, celle qui dit (outre l’effacement soit ma façon de resplendir) que la nuit est la condition du jour, que le jour revient seulement s’il a éprouvé de la nuit sa plus grande menace, que ce moment précis de plus puissante rétraction est aussi celui de l’appui vers la lumière la plus pure de juillet : que nous sommes lancés vers juillet à la seconde même où le froid perce le plus profondément en nous — d’ailleurs, le vent n’a jamais été aussi terrible que ce matin où le matin déjà allait gagner quelques secondes sur la nuit, à peine de quoi voir venir, et le ciel était bleu, comme la plaie sur le cadavre, et comme si le cadavre soudain ouvrait les yeux, et criait.
Ô terreur : ne dormir que vers deux heures et se réveiller chaque seconde (c’était l’impression), se dire : de n’avoir pas su trouver les mots — mais les mots avaient fui eux aussi et me rendaient plus lâche encore de les chercher en moi —, de n’avoir pas su dire ni regarder en face (le soleil ni la mort, mais pas seulement) : et c’était évidemment la veille du solstice hier, aucun hasard : seulement de la solitude terriblement répandue devant moi avec s[m]es visages muets, et le bruit de la porte qui se referme, les pas qui s’éloignent.
Je récite en moi-même les mots
mais dire les mots suffisent-ils pour qu’ils disent ce qu’ils portent en eux, je ne sais pas : les mots de courage, de dignité, d’intelligence, les mots de solitude : les mots qui serviraient comme des mains dans le noir de la grotte pour avancer, les mots qui seraient du sang aussi au bout de mes mains éraflées par les ours peints, les loups, les sexes, les mots qui seraient des bêtes cachées dans l’angle mort, les mots qui parviendraient à dire la profondeur des rues de Babylone et le silence qu’il faisait le lendemain de sa chute, les mots qui diraient cela et tout le reste rien qu’en disant ce qu’il faudrait dire pour que la ville ait lieu et avec elle la vie entière qui déjà, comme la bête que rien n’apprivoisera jamais, s’éloigne quand on l’appelle avec des larmes.
-
Jrnl | Mais droit devant nous
[23•12•20]
mercredi 20 décembre 2023
[Les faits] nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher.
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant (1938)
Plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler est-il écrit dans « La Perception du changement », et cette incapacité de voir tiendrait lieu pour le philosophe d’un instinct de survie autant que d’une impossibilité presque physique : ce que je fais me permet d’occulter ce qui se passe — alors c’est contre cela aussi qu’il faudrait lutter : oui, vivre ne consisterait finalement qu’à contre-vivre, tâcher pas à pas d’éprouver à l’inverse de ce pour quoi le corps est fondé dans le monde, et par lui, de comment le corps est la continuité de la violence que le monde nous inflige : vivre serait cela, seulement cela : garder les yeux ouverts tandis qu’on agit malgré tout : ici encore, la déliaison assassine de l’action et du regard (qu’on soit trop occupé à voir au lieu de vivre, ou trop soucieux de vivre au détriment de voir), et il faut travailler sans relâche à d’autres formes d’articulations où vivre serait mieux voir, et voir, autrement vivre : mais comment, personne ne le dit, ne le sait.
Cette phrase, ce soir : « c’est à force de vivre qu’on finit par vivre » — comme en dépit de toutes choses, ou en désespoir de cause ?
Nous sommes le 20 désamb, ce jour qu’à la Réunion on célèbre aussi, en désespoir de cause : comme si la fin de l’esclavage en droit abolissait l’esclavage, foutaise — en rentrant ce soir, lisant les nouvelles, la pensée se perdait ; longtemps, j’ai pensé que le droit positif était supposé couronner l’établissement de nouveaux droits garantissant pour chacun la possibilité du bonheur, ce pourquoi des émeutes deviennent des révolutions en prenant les Assemblées : et puis non, bien sûr, chaque jour nous montre combien la loi devient l’exacte contraire, cette violence imposée des puissants sur les fragiles : c’est le 20 désamb, à la Réunion, et partout ailleurs : on sait bien qu’il n’y a pas de néo-colonialisme, seulement du colonialisme sournois, et d’autres manières de faire régner l’ordre dans la brutalité jusqu’au point où la brutalité est l’ordre du monde, et dans l’ordre des choses établi une bonne fois pour toutes : c’est le 20 désamb quelque part ici-bas, et rien n’a encore eu lieu, tout se répète, et toujours vivre n’est que survivre à ce dont on n’est pas mort.
-
Jrnl | Dans les soleils d’automne
[23•12•18]
lundi 18 décembre 2023
Ne parle plus
Écoute
Les rubis se brisent
Dans les soleils
D’automne
Et leurs splendeurs
Font des étoiles de matin
Gastien Lapointe, « Musique peinte » (Le temps premier) [1962]
C’est peut-être un délire de poète : je lis que la mer n’a pas de couleur, qu’elle prend celle du ciel — bleu en plein jour, aux reflets blancs sous les nuages et noir la nuit : le théorème paraît implacable ; elle n’a pas plus de forme, prenant ce qu’elle trouve devant elle et mordant la surface de la Terre qui la soutient : qu’on nomme globe terrestre ce qui est au trois quarts de l’eau : décidément, la réalité est ce qui n’a peu à voir avec elle-même, on la ramasse où on la trouve et elle est déjà tant usée : sous cette fable de la couleur (mais la fable est peut-être vraie : je ne sais rien), je lis tout ce qui m’apparaît et c’est vrai que chaque chose prend l’aspect de ce qui s’y reflète, le reflet lui-même n’est qu’une manière de voir et de s’absenter à soi-même, de s’arracher à sa propre forme pour n’être que pure dévoration, ressac, désir d’aller plus avant — échouant toujours sur ce qu’on trouvera devant soi, ce grand corps de terre qu’on voudrait mordre et dans lequel on va s’abîmer et se perdre.
Staline et le Gatien Lapointe seraient donc nés le même jour (à presque une vie d’écart), aujourd’hui : il faut les imaginer penchés sur les bougies, fermer les yeux de la même façon, le poète du Saint-Laurent et le criminel de masse, laissant monter le vœu, le désir, faisant courir le temps et soudain souffler : et rouvrir les yeux et voir le monde a la même place, mais vieilli d’une année entière brutalement — et repartir à leurs affaires, l’un pour attacher deux mots ensemble, l’autre pour assassiner tout espoir et affamer d’innombrables peuples.
Je voudrais croire que le ciel n’a pas de couleur non plus (et c’est peut-être le cas : non, je ne sais vraiment rien), qu’il prend celle que la mer lui donne, lui prête plutôt — la nuit n’est pas noire, mais s’absente, voilà tout, et son bleu est celui profond des pensées où elle va, tandis que la mer frappe plus terriblement son propre silence, et qu’on ne parvient pas à dormir, qu’on voudrait tant que demain aura lieu, sans y croire vraiment, et que le cauchemar affûte ses armes avant de se mettre à notre poursuite bientôt.