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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | De mille mythologies immobiles
[25•09•09]
mardi 9 septembre 2025

Soudain
Rapide comme ma mémoire
Les yeux se rallumèrent
De cellule vitrée en cellule vitrée
Le ciel se peupla d’une apocalypse
Vivace
Et la terre plate à l’infini
Comme avant Galilée
Se couvrit de mille mythologies immobilesGuillaume Apollinaire, « La maison des morts », Alcools (1913)
Les signes perdus comme des plumes d’oiseaux fabuleux sur les trottoirs des villes, les volets arrachés des maisons abandonnées à la montagne, l’odeur du bois mort dans le petit matin sur les pentes, celle du kérosène derrière la file impatiente des stations-service, de la poudre devant les façades des parlements, de l’arrogance sous les toits des parlements, des cris de joie d’enfants emmurés dans les écoles, la vitesse qu’on reçoit au visage quand on roule toutes vitres ouvertes depuis l’Estaque vers l’autre bout de la ville et qui disperse les pensées — les corps immenses peints dans la Plaine étendue par-dessus le passé et ses impossibles regrets — tout ce qui fabrique un monde dans le désir d’autres, et qui résiste au désespoir et à l’espoir également, et qui tisse dans le rêve comme dans la veille cet état d’apesanteur par quoi je reçois la réalité comme extérieur à la vie.
Du mot conjuration et de ce qu’il appelle : les complots et les sortilèges, la forclusion du sens et son expulsion, les serments devant le feu, les sanglots pour détourner la fatalité et qui la précipitent.
« Septembre en attendant la suite/Des carnages, il se peut/Qu’arrive la limite » — septembre au rendez-vous des éprouvés : tandis que les discours discourent dans le vide qu’acclament ou que sifflent des députés à bout de force après un siècle et demi d’efforts à empêcher qu’advienne le monde, il se peut qu’on soit déjà de l’autre côté, de la limite.
Un ange en diamant brisa toutes les vitrines
Et les morts m’accostèrent
Avec des mines de l’autre monde
Mais leur visage et leurs attitudes
Devinrent bientôt moins funèbres
Le ciel et la terre perdirent
Leur aspect fantasmagoriqueG. A.
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Jrnl | Une seconde d’éternité
[25•09•08]
lundi 8 septembre 2025

Ce sont les mêmes substances qui atomisent un corps et le transforment en poussière d’étoile. Les récits qui explique comment l’univers continue de s’agrandir me permettent maintenant de m’en aller plus facilement, cette pensée que nous sommes une partie d’un seul et même infini. Je me dis : quoi qu’il nous arrive, il ne s’est écoulé qu’une seconde d’éternité.
Sara Stridsberg, L’Antarctique de l’amour (2018)
Rouler le long de la mer ce matin – et ce soir –, comme longer ce qu’on ne rejoint jamais : la route s’incline vers elle et me tire ; toujours cette impression d’arriver trop tard, courir derrière l’heure qui tombe devant moi, d’attraper l’air au vol et le ciel encore un peu ouvert, et la mer posée à sa place d’éternité indifférente aux minutes perdues, mais où ?
Le monde comme cette expansion qui n’en finit pas, mouvement dont nous sommes la trace. Chaque retard est peut-être la vraie mesure du temps, cette impossibilité de coïncider avec ce qui passe. Nous tombons toujours d’un cran, comme les gouvernements qui s’écroulent avec la gravité grotesque des farces : chutes mal jouées, trébuchements ridicules, et chaque effondrement entraîne le sol avec lui. Marcher, c’est tomber et se rattraper à la dernière seconde, et aller. Il y a ce visage, posé sur le carrelage des toilettes d’un café, qui me regarde. Et ma silhouette qui entourait ce regard comme si j’étais son corps, et ce regard était mon regard. Le long du temps court aussi ce qui glisse dans chaque retard et chaque pas, chaque vague de fatigue.
Il y a donc cette fatigue qui colle aux os. Pas une lutte héroïque, seulement un combat de chaque instant et pied à pied : avancer d’un pas, d’un autre, tenir la ligne de crête de la veille. Les jours se succèdent comme ces « secondes d’éternité » qui finissent, dit-on, par composer l’infini. Alors se laisser porter. On dit aussi (on dit tant de choses) que si l’on est emporté par le courant au large, il ne faut surtout pas nager, mais rester immobile. La mer finira de guerre lasse par nous recracher. Faire la planche, le dos rond, regarde le ciel d’en bas, une vague après comme des mots que les mots ne peuvent retenir, ou alors un instant, poussière du monde qui s’éparpille.
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Jrnl | un enchevêtrement de récits inintelligibles
[25•09•07]
dimanche 7 septembre 2025

le vent se calme… Il n’y a que toi, un amoncellement de pierres musicales, un enchevêtrement de récits inintelligibles
qui simplifie le chemin, touche la couleur, éclaircit la voix, dans la chambre où l’heure est nue
comme un rire dans la nuit, un hennissement proche de l’aube — dont la spirale se morcelle, et se divinise, à mesure que sa pénétration s’accomplit
contre le vent solaire, parmi les éclats de la parole qui se risque…
Jacques Dupin, « Chanfrein », Échancré (1991)
Est-ce qu’on touche le vent avant qu’il nous touche ? Le regard du garçon de huit ans sous les rafales — il pose la question comme si, à la dire tout haut, elle allait finir par trouver une réponse : et il la cherche, là, dans le vent : « Qui touche l’autre le premier ? » Il fait le geste pour l’attraper, ferme le poing et l’ouvre soudain pour laisser échapper — quoi ? Il se tait. Dans le journal, aux pages Livres, le critique littéraire est embarrassé. « Le lecteur peine à trouver une phrase qui s’adresse à lui ». La peine est à la mesure du désarroi. L’auteur cherchait peut-être à s’adresser à quelqu’un d’autre ? Ou plus pauvrement à écrire des phrases afin qu’on puisse s’adresser à elles — le critique, lui, a refermé le livre, déçu : il en a ouvert un autre sans doute pour assouvir sa quête — de tels livres ne manquent pas, qui règlent leur compte ou font de ces pages des divans où se vautrent les histoires de famille étranglées de silence. Le vent continue de se lever : il n’a ni père ni mère, ni enfant.
Vivre en mode dégradé : c’était la loi alors, on s’en souvient, non écrite mais gravée dans la mémoire des jours gris. L’expression me revient devant l’état du monde. On passait en « mode dégradé » – c’était transitoire, il fallait bien affronter les crises et faire face. Le mode dégradé est devenu par défaut — une vulnérabilité systémique (comme est pauvre le langage pour désigner les pauvretés d’expériences que ce monde nous laisse en pâture : pauvreté qui neutralise dans la terminologie technicienne toute forme d’affect qui pourrait susciter la révolte d’abord contre le mot, puis vers la chose). J’apprends que pour protéger le Grand Tétras dans les forêts des Vosges et du Jura, on trace des zones de quiétude volontaire. Préserver le monde, c’est d’abord organiser le vide autour de lui — s’en éloigner. Le pas des promeneurs tue le Grand Tétras : entre nous et la nature, il ne peut y avoir que la police — celle qui tue la nature, et nous, rien qu’en marchant sur le sol couverts d’épine de pins et de myrtilles des forêts de Champfromier.
« On produit des modèles d’IA avant de les comprendre. » La radio lâche cela comme si ce n’était rien d’autre qu’une phrase de plus, je roule sur l’autoroute vers la Sainte-Victoire frappée par la brume, c’est la rentrée, dit-on, comme si cela voulait dire quelque chose.
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Jrnl | Ne pas se tourner comme un chien
[25•08•13]
mercredi 13 août 2025

Se supporter, tranquillement, sans précipitation, vivre comme on le doit, ne pas se tourner comme un chien.
Kafka, journal, le 9 décembre 1913
Discipliner le temps, l’heure des jours, discipliner le corps et la pensée, avoir prise — comme on serre entre les poings une pierre qu’on va jeter et qu’on repose finalement sur le sol –, voilà tout. Trajectoire des étoiles, des avions qui les croisent en plein jour, dessins que tracent, en passant, les bêtes là-haut — qui errent, cherchent un passage, ou la fuite d’un rongeur là-dessous. Lignes brisées des lignes qui vont s’effaçant sur elles-mêmes, parcours intérieurs le soir quand on s’effondre et qu’il ne reste rien. De la chaleur accablante, je retiens l’accablement – non la chaleur – et tâche de m’y arrimer pour descendre plus bas que terre où considérer la terre d’en dessous comme du ciel, et cracher sur elle.
Tous les paysages ont été modelés par le feu — la phrase du savant, à la radio, pour expliquer, et qui console, ou dévaste davantage. Imaginer la main du feu sculpteur qui choisit ici et là une cambrure, le mouvement d’un bassin, le port d’une tête penchée vers le sol, les yeux clos d’une déesse sculptée ainsi dans le contraire du hasard. Et le feu qui se retire alors pour contempler l’œuvre affreuse, puis de rage s’éloigne et s’en va rater mieux un autre portrait ailleurs sur d’autres broussailles qui l’attendent.
D’en haut, on voit le mouvement de la terre bien sûr – sa respiration – et plus sûrement encore ce qu’on ne perçoit jamais quand on est à sa hauteur, qu’on est mêlé aux choses, aux bavardages insignifiants du monde. D’en haut, on voit les mouvements de troupes, mais on ignore les cris des foules qui fuient la fusillade. D’en haut, le cadastre mis à nu par le bombardement de l’Histoire – on ne voit pas, on mesure, on goûte le spectacle, estime les dimensions. Non, d’en haut, on voudrait sauter dans la mer pour mieux entendre ce qu’elle dit lentement aux rochers, on voudrait se jeter dans le vide et on ne le fait jamais par peur que le vide nous accepte.
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Jrnl | Comme tout le reste
[25•08•05]
mardi 5 août 2025

Fluide, le jour s’abandonne, et s’achève parmi des pourpres épuisées. Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j’ai été. Je suis descendu de la montagne ignorée vers la vallée que j’ignorerai toujours, et mes pas n’ont été, dans la lente chute du jour, que des traces laissées dans les clairières de la forêt. Tous ceux que j’ai aimés m’ont oublié dans l’ombre. Personne n’a rien su du dernier bateau. La poste ne savait rien non plus de cette lettre que personne, d’ailleurs, ne devait écrire.
Et pourtant, tout était faux. Personne n’a raconté d’histoires déjà contées par d’autres ; on ne sait rien non plus de celui qui s’en est allé autrefois, dans l’espoir d’un embarquement trompeur, fils de brume future et d’indécision à venir. On compte mon nom parmi ceux qui tardent, et ce nom même est une ombre, comme tout le reste.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité
Dans les souvenirs, ses peines, ou dans les arbres : où trouver les forces ? Dans le journal, on ne lit que des mots — et les mots soulèvent en soi tant de honte ; le ciel ne cesse de se vider, les rues laissent passer les voitures gorgées de valises plus pleines encore, les pentes montent vers d’invisibles cols, les forêts sont infranchissables : où, vraiment ? Dans les colères il n’y a que de la colère. Et dans sa honte, de la honte encore. La nuit tombe du dernier étage de Babel en criant notre nom.
La fin du jour laisse parfois remonter les odeurs âcres de passé, comme celles d’un cadavre animal laissé derrière un meuble, intouchable, et qui se venge des jours après sa mort.
Le visage de Grete Bloch : un visage de conte ; celui de Felice Bauer, les traits d’un roman — au milieu, vacille le corps réel, plus réel que la réalité même, de Franz. (Voilà les rêves bizarres que je fais dans trois heures du matin, ouverts en deux sur moi, et qui laissent passer leurs démons – et comme c’est l’heure du complot, les complots que je fomente contre moi-même.)
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Jrnl | Je vivais dans Babel
[25•08•03]
dimanche 3 août 2025

Bourdonnement bourdonnements ce n’était donc pas fini me trompant me trompant toujours
Je vivais dans Babel je n’en étais pas sorti
Trop de bords
Trop de bords encore pour peu de centre
Des vagues reviennent des incursions à nouveau
Incursions jusqu’à quand ?
Henri Michaux, « Détachements », Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, 1981.
Et je n’en étais pas sorti : même passés les faubourgs de Babel on sait toujours où vous trouver (dans les rêves : cette nuit qui rejoue les jours, infâmes et lâches). Alors la force qu’il faut pour laisser entrer en soi le monde — et le congédier, salement. Seule manière de faire : le laisser entrer pour pouvoir, salement, oui, l’envoyer paître. Dans l’eau, l’eau qui tremble — mais de quoi ? Se réfugier dans le journal de Kafka, le retrouver intact six mois après, l’année 1913 où je l’avais laissé : le sourire rageur du camarade, les efforts pour lutter contre tout ce qui s’acharne à saper la vie — et lui qui tient bon malgré tout. Et si je sais où cela le mène— les mois terribles, la toux et le désespoir — je sais aussi que cela ne suffit pas à rendre indigne le combat mené. Qu’il fut conduit contre le désespoir, dans la certitude de lui échapper — les sapins morts sur la colline devant moi n’ont pas abandonné un pouce de terrain, eux non plus, et le soleil, de l’autre côté, qui va mourrir, envisage déjà comment et par où il surgira de nouveau demain. Je bois à cela aussi ce soir, et pas seulement au vice-consul.
Déterrer le vent et souffler ses os dans le vent (j’ajoute cela à ma liste des sorts de conjuration).
J’ouvre au hasard les Chemins cherchés de Michaux, et je respire à plein poumon le grand air des pensées sauvages — celles qui seuls sauvent, qui disent le prix du travail à accomplir sur soi pour être digne de n’être pas mort, et de recevoir, en face, les bruits que font le monde pour vous faire tomber, et qui y parvient tant de fois. Mais on se relève, la lèvre en sang, les larmes, sale d’avoir été sali – et c’est alors qu’on ressasse en soi les noms camarades, les noms forces, les lumières du ciel sur Roche Plane et Grand Mont, et on se lave à grande eau de cette lumière ce soir, encore.
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Jrnl | La rue… seul champ d’expérience valable
[25•07•30]
mercredi 30 juillet 2025

Il est permis de concevoir la plus grande aventure de l’esprit comme un voyage de ce genre au paradis des pièges. Qui est la vraie Nadja, de celle qui m’assure avoir erré toute une nuit, en compagnie d’un archéologue, dans la forêt de Fontainebleau, à la recherche de je ne sais quels vestiges de pierre que, se dira-t-on, il était bien temps de découvrir pendant le jour — mais si c’était la passion de cet homme ! — je veux dire de la créature toujours inspirée et inspirante qui n’aimait qu’être dans la rue, pour elle seul champ d’expérience valable, dans la rue, à portée d’interrogation de tout être humain lancé sur une grande chimère, ou (pourquoi ne pas le reconnaître ?) de celle qui tombait, parfois, parce qu’enfin d’autres s’étaient crus autorisés à lui adresser la parole, n’avaient su voir en elle que la plus pauvre de toutes les femmes et de toutes la plus mal défendue ?
André Breton, Nadja
« Ma cellule, ma forteresse », mais à condition que, depuis les meurtrières, je puisse voir venir de loin : les armées et le lever du soleil, la montée des eaux et le cri rauque de la première sterne fuligineuse du printemps. Et mesurer le temps qu’il leur faudrait à tous pour venir jusqu’à moi afin que je puisse les accueillir — d’huile bouillante ou de bras ouverts, mais en silence. Ma cellule : ma forteresse, la citadelle intérieure, « inexpugnable, qu’avec toute son artillerie la Fortune assiégera sans parvenir à s’y ouvrir de brèche. L’âme occupe une position imprenable si elle a su se dégager des choses extérieures et se rendre elle-même indépendante grâce à ce donjon. » Tant pis s’il y fait humide, si mes pas résonnent sur la dalle froide, s’il fait nuit dès cinq heures, et si, parfois, je me perds dans mes propres oubliettes.
Tâche de rétrécir sans cesse son cercle, celle de vérifier que je ne suis pas caché hors de mon cercle : tâche d’une vie, et encore : qu’au sortir de cette vie, je ne me surprenne pas à faire le mur.
La rue creuse au milieu de la réalité une autre — plus vaste, claire, ferme et tendue d’un bout à l’autre du jour faite pour qu’on la traverse. Pourtant comme il serait joyeux de s’y allonger, d’écouter les klaxons autour de soi hurler leur désir se jeter sur mon corps, et fermer les yeux, et laisser passer en soi l’atroce bonheur de la vengeance qui ne venge rien d’autre que cette vérité intérieure bâtie pour soi seul.
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Jrn | Nulle part n’aura d’horloge
[29•07•25]
mardi 29 juillet 2025

Oh que le ciel sera propre et pur au-dessus
De notre absence et le temps
Nulle part n’aura d’horloge
Il fera beau
Beau de cette beauté sans pair
Où rien n’est peint tout n’est que blancheur
De la toile Beau
de cette beauté sans ride
Et sans nuage Beau
d’une beauté de bouche d’ombre
Beau d’atteindre le bord balbutiant du verre
Aragon, Les chambres
Ce passage dans lequel s’engouffre W. Benjamin — personne ne souhaite parler, même (et surtout) aux plus proches, de ses projets les plus essentiels : à cette superstition s’attache le goût d’un secret qui en voile d’autres, plus enfouis encore, et qu’à le révéler, on dissout le projet en même temps que ce qui scellait le secret sous le secret. Non, il ne s’agit pas tant du projet lui-même que de ce qui nous y enchaîne : un désir terrible, inavouable, l’ombre à midi devenue indiscernable de notre corps. Le dire serait ouvrir le gouffre, tirer d’un coup sec — comme un tapis — cette ombre qui seule nous tenait debout.
La vieille femme, tout près de moi, à son amie : « Alors moi, soit on ne me reconnaît pas, soit on me confond. » — la tristesse déchirante de sa voix, et le rire irrépressible de son amie.
Ne plus lire le journal qu’écœuré ; devant le rire gras de l’époque, cette comédie affreuse — comme si la tragédie n’était plus jouée que par des acteurs de boulevard.
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Jrnl | Ce qu’il a fallu traverser auparavant
[28•07•25]
lundi 28 juillet 2025

Ainsi, les véritables souvenirs doivent-ils moins procéder du rapport que désigner exactement l’endroit où le chercheur a mis la main sur eux. Au sens le plus strict, le véritable souvenir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, donner en même temps une image de celui qui se souvient, de même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas seulement indiquer les couches d’où proviennent les découvertes mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser auparavant.
Walter Benjamin, « Fouilles et souvenir », Images de pensée
Si je ferme les yeux : la brume qui voile le Huayna Picchu, le soleil qui tombe sur Qulla Qullu, les rizières noyées du royaume môn le long de la Chao Phraya, le bruit déferlé du Te Moana-nui-a-Kiwa, le vent dans Rangi Nui, la lenteur de boue du Mae Nam Khong, et sur tout cela, les hurlements des chiens errant qui s’appellent d’un monde à l’autre — rien, ou presque, qui puisse témoigner ; j’ouvre les yeux et le ciel pourrait être le même, un même vide l’habite ; change la fatigue qui l’observe, le sentiment d’être loin confondu avec celui d’être ici, le silence des chiens. Sur les visages de ceux qui, en terrasse, prennent le café à côté de moi, cette ignorance de la lumière qui tombe sur la pierre d’Ullantaytampu à l’aube, et je n’en suis pas plus riche, peut-être même plus sourdement délesté du monde.
« Le passé devrait être modifié par le présent de la même façon que le présent est mis en scène par le passé. » (T.S. Eliot). Un type freine brutalement ; il se retourne : hurle au véhicule derrière lui, la peur dans la voix, qu’il a failli mourir, il parle de la mort, à 9h du matin au milieu de la route. Sur la terrasse du café, on s’arrête de vivre pour l’observer, jouir du spectacle, c’est l’événement. Il hurle sa mort longtemps dans les phrases simples, est-ce que je me suis levé pour crever sous les roues d’un connard, non, il dit ça en hurlant, les clients de la boulangerie sortent aussi, le spectacle s’étire, est-ce qu’il sait qu’on le regarde, sans doute, je ne vois pas l’autre type dans le véhicule, mais je l’entends qui hurle aussi, parle priorité volée, vitesse — foutaise, futilité —, l’autre poursuit son monologue tragique, évoque la finitude, le gouffre, la fragilité du fil qui le maintient dans l’existence, et puis on se lasse, on n’écoute plus que distraitement, le ressent-il, lassé lui aussi, il remet son casque, remonte sur sa moto, part en crissant les pneus. Je vois enfin la voiture qui avait failli l’envoyer dans l’au-delà, qui démarre, plus lentement — une ambulance.
La phrase dans le journal : « Le vieillissement tel qu’on le connaît appartiendra bientôt au passé. » En plus du reste, il nous faudra donc aussi consoler la vieillesse connue dans notre jeunesse.
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Jrnl | Tu ne dois pas désespérer
[24•07•25]
jeudi 24 juillet 2025

Si tu parcourais une plaine et si, malgré ta bonne volonté d’avancer, tu reculais, alors la cause serait désespérée ; mais tu gravis une pente raide, aussi raide peut-être que toi-même vu d’en bas, si bien que les pas en arrière peuvent aussi n’être dus qu’à la nature du terrain, et tu ne dois pas désespérer.
Kafka, aphorisme 14 [1]
Par où s’échapper ? La Terre, disent les savants, attirée par l’irrésistible force de gravité du Soleil, se précipite vers lui chaque seconde et devrait s’écraser sur sa surface brûlante – y échappe pourtant à chaque instant grâce à sa vitesse qui la projette vers l’étoile et la fait dévier sans cesse, comme au dernier moment. De cette déviation naît le cercle qu’elle dessine autour du soleil. L’approche de l’adversaire, décidément, n’est une danse que par illusion : c’est un malentendu, une série de récits qui se croisent sans jamais se rencontrer. Par où m’échapper ? L’ombre que le corps projette à nos pieds, l’espace qu’on occupe sous la lune, reste toujours la même et nous suit partout — des lampadaires jaunâtres de Paris au ciel pur de Rapa Nui. Et alors ? Non, le ciel n’est pas le même.
Je suis rentré, paraît-il. Quand la terre revient brutalement sous le pas, après des mois passés loin de l’heure qui battait ici, le monde autour revient lui aussi alourdi de laideur – il saute au visage, défardé. Le monde comme pure hostilité, comme ce qui se jette sur soi pour mordre, parce qu’il est fait pour cela, mordre, et c’est tout. Commence l’effort de se tenir à distance des haines dérisoires ; l’effort de se laisser affecter seulement par les douleurs qui comptent (garder intacte sa colère, dirigée contre les violences infligées à ce qui seul importe).
Happé par la réalité, il faut pourtant s’atteler à la tenir en respect. Se plonger dans le travail, renouer avec les amitiés qui seules aussi importent et donnent sens – à la sueur, à la tristesse, à la joie de se savoir ensemble même tristes et respirant le même air, même rance, ployant le poids de notre corps à la surface de la terre au même instant. « Du pain sur la planche pour mille ans », et le rompre ensemble, le tremper dans la même soupe chaude, lever le verre au même ciel en le sachant vide, et remonter les manches, plonger dans la matière, fabriquer des formes capables de détourer le monde, de relancer le désir d’en forger d’autres : traverser les laideurs qui assaillent pour aller vers ce qui compte, ce qui recule, et qu’on ne cesse de rejoindre malgré tout.
Comme un chemin en automne : à peine redevenu net, il se couvre à nouveau de feuilles mortes.
Kafka, Aphorisme 15
[1] Texte établi par Max Brod dans l’édition originale des posthumes de Kafka publié aux éditions Fischer Verlang en 1953, et repris sous le même titre Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduit par Bernard Pautrat pour les éditions Payot & Rivages en 2001. Brod précise que Kafka avait rédigé ces aphorismes sur des fiches, utilisant une fiche et un numéro pour chaque aphorisme ; certains aphorismes – comme le 14 – ont été rayés au crayon par Kafka lui-même, sans être supprimés du cahier, peut-être en vue de corrections ultérieures.
























