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Les villes qui n’existent pas | Babel
Pas seulement pour l’orgueil
mardi 26 décembre 2017
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island
Et pour continuer : la plus haute et parlée d’entre elles : Babel.
[1]
Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
Et c’était alors la fin de l’Histoire : entre les hommes qui erraient et entre les femmes qui erraient, rien ne séparait les hommes et les femmes et les bêtes et les choses errantes comme le vent et la terre, errantes aussi ; rien qu’un seul tout dans lequel tous étaient pris ; ils ne nommaient pas ce tout « la langue » — c’était même le seul mot qu’ils ignoraient absolument —, puisqu’il n’y avait pas de langue, pas même de peuple, ni d’hommes ou de femmes ou de bêtes et de choses parmi les choses errantes, rien que ce tout des choses qui parlaient en eux l’entente absolue, celle de l’errance entre toutes choses égales dans le tout perdu des choses accomplies, et tous erraient d’un même pas et d’une même langue, après le Déluge, tous à la recherche de ce qui manquait, et qu’ils ignoraient, et qui était la ville où recommencer l’Histoire.
[2]
Comme ils étaient partis de l’orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
Les noms aussi errent à la surface de leur nom : l’hébreu dit שִׁנְעָר, et ce pourrait être Shinar, Shinéar ou Chinéar, ou n’importe où touché par le vent d’Est tombé aux pieds des hommes errants et fatigués d’errer. Nos cartes modernes ignorent le nom et nos pas ont foulé cette terre peut-être dans l’ignorance qui est une autre manière de nommer l’errance après l’Histoire. Les Égyptiens disent que c’est Sangara, ou que c’est Sanhar avec quoi Sangara se confond. En Occident, on prétend que c’est Sumer. Il y a des pays incas ou japonais qui ne prétendent rien, et préfèrent vivre et respirer dans l’errance du vent et de ces choses innommées, introuvables comme les clés qu’on a oubliées dans la maison, et on se retrouve seul au dehors, et la maison est fermée, par quel maléfice.
[3]
Ils se dirent l’un à l’autre : allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
C’est le début qui recommence la fin de l’Histoire. L’un à l’autre, comme on se passe un mot qui est dans leur langue le mot terrible des commencements : il n’y a pas besoin de faire des phrases, un mot suffit dans leur langue, et l’entente absolue s’accomplit. Avec le feu qui sert à cuire la viande et chauffer les pointes de fer pour tuer les animaux qui serviront de viande qu’on cuira, on cuit des pierres et sur cette pierre on bâtira dans la soif et la faim des désirs de pierres qui serviront à engendrer d’autres soifs encore. Le feu brûle dans les cœurs des hommes quand l’un à l’autre dit allons, et que le feu brûle soudain, et que la pierre devienne de la ville pour que l’errance cesse et que commence l’Histoire.
[4]
Ils dirent encore : allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
Ils dirent tant : et avec si peu de mots — et c’est comme si la ville qui voudrait naître des pierres est le projet second après celui de fabriquer des pierres, de cuire la terre pour la seule faim ; après vient l’orgueil de la ville. Une ville qui serait aussi une tour : une tour qui serait d’abord une Porte, vers Dieu — ou à la place de Dieu ? Bab-El, c’est la Porte de Dieu. C’est celle qu’on ouvre sur lui, ou qu’on ferme sur le ciel ? Il y a cette phrase, obscure et si belle : « faisons-nous un nom ». Pour un peuple qui possède la langue totale de tous les noms ensemble entendus sans relai ni perte, on ne comprend pas. Ou alors on comprend trop bien, nous qui sommes fils d’orgueil de ces hommes. Se faire un nom, c’est perdurer dans le temps, c’est ériger pour soi-même sa propre origine aussi. C’est renverser la tâche d’Adam qui a attribué un nom à chaque chose : cette fois, c’est la chose issue d’Adam qui se nommera elle-même. Pourtant, si on se penche sur la langue aujourd’hui brouillée, perdue, éparpillée en mille – puisqu’on le sait, pas besoin de rappeler l’Histoire, la seule fabrication de cette soif des pierres cuites ne sera qu’un éparpillement qui brouillera la langue –, on regarde les mots premiers, ceux avec lesquels on a écrit cette Histoire, on lit Shem et on traduit par nom, « faisons-nous un nom », mais on oublie alors que Shem possède plusieurs sens erratiques dans le vent errant du sens, et que parmi eux, l’un dit le monument, et qu’on pourrait tout aussi dire « faisons-nous un monument », et avec la clarté idiote des choses qui ont fini d’errer, on perd aussi le mystère, la beauté, le secret des puissances errantes. Disons donc que l’un et l’autre font naître en eux la soif de bâtir un nom qui serait un monument, et donnons à ce nom celui de Babylone, pour dire le monument aussi : une Tour qui serait une Porte, qui serait un Nom, sa mémoire — et levons les yeux jusqu’au sommet du ciel pour la voir disparaître au-delà des derniers nuages.
[5]
L’Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
Tandis que l’homme montait une pierre cuite après l’autre, et une marche après l’autre dans la ville verticale de la soif, le Dieu descend, prend d’autres escaliers peut-être, d’autres portes plus secrètes qu’il a forgées avec d’autres clés, et qui ont d’autres noms en langage inconnu, unique comme le vent et le silence.
[6]
Et l’Éternel dit : Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c’est là ce qu’ils ont entrepris ; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu’ils auraient projeté.
La crainte de Dieu est rare et précieuse : alors on relit les mots, et on est le temps de la lecture la crainte de Dieu, on est Dieu lui-même enveloppé dans sa crainte devant les hommes massés en Peuple, masses qui s’unissent dans le travail qui n’est plus un labeur comme l’enfantement, mais qui est l’émancipation par le feu forgé dans le feu et la terre : travail qui libère de Dieu d’abord en nous faisant peuple – et parce que l’errance est plus cruelle que Dieu, et que Dieu est loin, et que la vie est brève, que la Porte ouvre moins sur Dieu ou le Ciel que sur le repos qu’on mériterait après l’errance. La crainte de Dieu porte sur le Peuple quand il s’allie en Force non plus errante, mais forgeant avec ses mains des villes où il pourrait se reposer enfin, et non plus regarder Dieu et les étoiles pour se guider dans l’errance, mais la terre ; d’ici, on la voit s’étendre à perte de vue, et à travers les rues, les enfants terribles se répandre encore et former la terre, la ville.
[7]
Allons ! descendons, et là confondons leur langage, afin qu’ils n’entendent plus la langue, les uns des autres.
L’un et l’autre cessent dès lors que les uns et les autres se mettent à parler des mots que personne ne comprend. Du Peuple évanoui se dispersent des hommes perdus les uns pour les autres, et comme on dirait merci, l’autre entendrait le cri du loup, ou la plainte du chien. Et tous, le hurlement de la bête qui cherche à mordre. Avec les langues qui sont aussi nombreuses soudain que les hommes, comme une Pentecôte à l’envers, naît aussi le désir qui est la soif non de pierres mais des corps, et naît l’amour qui est le malentendu des corps, naît encore la poésie qui est l’amour après les corps, et naissent toutes ces choses qui sont les langages dans les langues,comme du vent et de l’errance et le nombre où chaque langue est habité par chaque langue comme chaque ville possède en chacun mille raisons de la quitter et mille et une de s’y allonger pour l’insulter.
Fin du XIX, anonyme
Et l’Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville.
Ce qu’il reste de la ville, je le sais, tient à ces mots qu’on possède encore, enfant, quand on ne sait aucun mot, et qu’on babille, qu’on désigne d’une main une étoile ou le vent, le chien errant qui passe, ou son ombre, et qu’un mot inconnu sort, et qu’il sert d’évidence à nommer, babil, pour cette seule fois et pour toujours, mais cri à chaque fois diffèrent et inconnu pour l’enfant même qui le pousse. Les rues de cette ville perdue sont en pente, et les chemins qui y mènent sont enfouis dans les souvenirs de cette enfance qu’on ne rejoindra jamais que dans les rêves, ceux qu’on oublie immédiatement au réveil. Les maisons en terre cuite de cette ville restent vides et nous attendent encore. Quant à la Tour, immensément inachevée, il suffit à chacun de saisir par la main le premier passant venu, au coin d’une rue la nuit dans nos villes horizontales, et de lui dire des mots inconnus, dans la colère, dans la tristesse, dans l’inconsolable fatigue, et de s’allier à lui pour se saisir des pierres qu’on jettera sur la ville autour et sur ceux qui l’ont bâtie seulement pour se donner un nom et prendre celui de dieu : jeter des pierres et lever, poussière de pierre après poussière de pierre, l’autre ville qui nous peuple, et nous assemble en peuple, et pierre après pierre qui fabriqueront la langue sœur des jets de pierre sur les puissants pour recommencer la tâche inépuisée de Babel où l’Histoire commencera.
vers 1530, Cornelis Anthonisz
C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel, car c’est là que l’Éternel confondit le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.