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Les villes qui n’existent pas | New Babylon
Rêves de lignes
mercredi 25 décembre 2024
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island - #22 New Babylon
Et pour continuer : la plus révolutionnaire de toutes : New Babylon
Ce soir-là, Constant dut se rendre à l’évidence. La grande salle du Gemeentemuseum Den Haag qui accueillait ce soir d’automne 1974 le vernissage de l’exposition couronnant l’œuvre d’une vie débordait tant de dessins, croquis, notes qui ressemblaient à des croquis, maquettes gisant éparses ici et là, qu’il ne pourrait pas les rapporter chez lui. L’exposition s’achevait pourtant, et que faire de tout cela ? Constant demanda la parole : en quelques mots, devant une petite foule rassemblée autour de lui, il déclara qu’il vendait tout au Musée — et qu’on n’en parle plus.
New Babylon était morte, et il venait pourtant de lui donner naissance.
Près de vingt ans, il s’était acharné à l’inventer : dès 1956, il en jeta une première ébauche sur un cahier d’écolier, et ensuite ? Ensuite, ce sera l’acharnement, patient et violent, à inventer le monde.
Bien sûr, on pourrait dire que tout l’y avait préparé : voir le jour dans une ville qui flotte sur sa brume et d’un quai à l’autre prendre pied, observer son ombre grandir à même le sol d’Amsterdam, dessiner pour passer le temps et voir le temps passer comme si le dessin avait cette force, dessiner alors une maison après l’autre le rêve que ces maisons pourraient absorber en eux, mais attendre, d’abord fonder le groupe avant-gardiste CoBrA avec des amis architectes et peintres en 1948, et puis l’aventure situationniste, oui, bien sûr — mais non. Quand on raconte une vie depuis ses origines, c’est comme dire la pluie depuis le fleuve, on échoue à comprendre la vitesse du courant et le dessin qu’il exécute à même la surface du sol, la pente qu’il épouse et qu’il sculpte à la fois. Laissons l’homme à ses délires de naissance.
New Babylon est une ville qui n’existera que dans ses carnets, ses croquis, ses maquettes ébauchées et dans un film de 13 minutes. Elle existe dans la vie de Constant qui lui a consacré cette existence terrestre et plusieurs fausses conférences, véritables performances. New Babylon est cette ville qui n’existe pas, mais conjure toutes celles qui existent bien trop. New Babylon, ce rêve réel.
Je préfère en parler comme d’un projet réaliste parce qu’il s’écarte d’une condition présente qui a perdu tout contact avec la réalité, et parce qu’il se fonde sur ce qui est techniquement faisable, sur ce qui est désirable d’un point de vue humain, sur ce qui est inévitable d’un point de vue social.
Si New Babylon n’est qu’un rêve, il l’est en regard du cauchemar qui nous entoure et paraît tellement hallucinant, halluciné.
Ce monde qui nous entoure n’obéit qu’au strict règne de la fonction : la ville est divisée selon des usages séparés — ici, les zones de loisirs, là les zones de travail, et là les zones où l’on dort. Ce monde ne connaît que l’efficacité, une efficacité qui n’a pour but que de la faire fonctionner, elle. Nous ne sommes que des moyens de la faire fonctionner et qui la faisons bien souvent dysfonctionner.
New Babylon est le nom d’une conjuration. Ce qu’il s’agit de conjurer, c’est bien le monde bâti sur la ville comme paradigme de cette efficacité tournant à vide et qui nous sépare d’elle, des uns des autres et de nous-mêmes.
Constant fut à bonne école : de Van Eyck, il apprit qu’on ne fait de l’architecture qu’en la détournant ; que s’il faut créer une ville, alors on le ferait comme les enfants qui inventent leurs jeux — Van Eyck n’est pas seulement le théoricien majuscule des années 50, il est le bâtisseur de la plupart des aires de jeux d’Amsterdam qui demeurent encore aujourd’hui.
Van Eyck adosse sa pensée sur une idée renouvelée du seuil : un seuil qui ne sépare pas les espaces, mais les fait se rejoindre. Une ville n’est pour lui non pas organisée selon ses fonctions où l’on ne fait que passer, mais comme paysage où l’on s’attarde. La ville n’est plus une donnée de l’expérience, mais advient dans des moments où les habitants la perçoivent et l’étendent, la créent ensemble, par mémoire ou anticipation. La ville devient dès lors une durée : non pas un instant d’urgence à saisir comme un métro qu’on ne fait que « rater », mais une étendue de temps qui nous délivre du temps.
Voilà la leçon première. Arracher la ville à son espace oppressant pour la rendre à l’étendue d’un temps librement consenti de son invention. Il s’agit donc de refuser de bâtir des immeubles, mais de commencer à penser des manières de relations, des seuils qui n’appartiennent par définition à rien ni personne : un seuil n’existe que lorsqu’on en fait usage. Dans les aires de jeux de Van Eyck, les mobiliers ne font signe vers rien, n’ont littéralement aucun sens — ce sont les enfants qui leur donnent du sens en jouant, en les jouant et en jouant avec eux.
Constant entend la leçon et l’étendra à l’échelle du monde.
Ce n’est pas le seul manuel. Il observe aussi les utopistes français de l’après-guerre. Le groupe Architecture Principe qui méditait les préceptes de Paul Virilio en travaillant ces formes puissantes et pentues et s’efforçaient de ralentir la ville ; le groupe Utopie, qui proposait des formes gonflables, provisoires, joueuses ; Yona Friedman enfin, qui s’attelait, comme au même moment Le Corbusier, à des structures aériennes. Tous considéraient la vitesse comme une donnée contre laquelle travailler. Mais personne ne semble avoir compris qu’on ne peut changer la ville qu’à condition d’envisager aussi un changement des rapports sociaux : New Babylon n’existera comme ville révolutionnaire que dans un monde révolutionné.
C’est donc une ville d’après la Révolution que pense Constant, une ville surgie d’elle comme son émanation, sa représentation même et sa nécessaire continuité : si la Révolution est la condition de la ville, cette ville sera la condition humaine enfin réalisée pleinement.
Dans les sous-sols, de New Babylon, ses usines — toutes automatisées. L’homme et la femme libérées de l’aliénation du travail vivent à la surface : le sol est l’espace des relations et du passage ; en hauteur, une superstructure est érigée, mais libre de ses déterminations qui s’inventent selon les usages. Le paradigme marxiste est ici pris au pied de la lettre et devient un paysage : la structure souterraine rend possible une superstructure livrée au temps libéré.
New Babylon se construit ainsi vers le haut pour se confondre avec le ciel, la formation des nuages et le jeu de la lumière qui n’est jamais la même.
Le geste de la clôture qui fait advenir une propriété (privé) est aboli : geste qui n’a fait que « déshumaniser la terre », note Constant — aux lignes tracées pour séparer, New Babylon proposerait des lignes qui sont des signes d’interconnexions — des secteurs aériens se chevauchent, forment comme autant d’artères, d’embranchements, de lignes de fuite : des lignes de sorcières.
C’en est fini de la propriété et donc de la séparation : avec elles s’achèvent aussi le sentiment d’être livré sans raison ni but au monde. La raison et le but se confondent soudain dans le fait même d’être dans ce monde et de le faire exister par soi — il ne préexiste plus soudain. Commence enfin la dérive, flânerie, marche qui sous le pas fait advenir ce qui nous entoure.
New Babylon ou la réalisation en acte, en ville, de la vie nomade.
« La vie est un voyage sans fin à travers un monde qui change si rapidement qu’il semble toujours être un autre ».
Le monde qui nous entoure n’offre toujours que la même ville, encore et encore : New Babylon changera chaque soir puisqu’on l’accomplira chaque jour en marchant sur elle.
New Babylon n’a pas de limite (la Terre est ronde).
Corps sans organe ni centre, dérivant à mesure de nos dérives, New Babylon répond aux rhizomes des réseaux d’un web à venir.
New Babylon est organisée selon des rapports collectifs et individuels à la distance, à l’errance : un réseau d’unités, reliées entre elles, formant ainsi des chaînes capables de se développer, de s’étendre dans toutes les directions.
Évidemment, Constant ne pouvait qu’aboutir à cela : une telle ville exige au moins d’être structurée par un réseau de communication public et puissamment décentralisé.
Étant donnée la participation d’un grand nombre de gens dans la transmission et dans la réception d’images et de sons, le perfectionnement des télécommunications devient un facteur important pour le comportement social ludique.
Dans New Babylon, les habitants ne sont pas des citoyens, mais des joueurs qui produisent une vie répondant à l’exigence de l’intensité — un monde de l’au-delà du spectacle où vivre et détourner les usages de la vie institutionnalisées n’est qu’une seule et même chose qui se nomme jouer. Monde de l’homo ludens qui requiert de nous exigence folle et désir terrible.
Car c’est bien une question que nous adresse New Babylon, et avec la ville la Révolution elle-même. Ni homo économicus, être luttant les uns contre les autres pour rendre plus rentable la machine qui nous broie, ni homo politicus destiné à concevoir toutes formes de relations sous le mode d’une lutte à mort au nom du critère de la majorité qualifiée, ni même homo faber pur rouage d’une usine visant à nous fabriquer à la chaîne : mais homo ludens : quand le temps de travail sera réduit par la vertu de l’automatisation des forces de production, à six heures par jour, puis trois, puis zéro, que le temps sera libre, il faudra bien que l’espace le soit. Que fera-t-on de ce temps, de cet espace ? De l’art, c’est-à-dire de la vie.
Chaque mètre carré de la surface de New Babylon représente un champ inépuisable de situations inouïes et nouvelles, parce que rien ne reste tel quel, tout change constamment.
Force est de constater que la Révolution n’a pas eu lieu. Qu’en lieu et place de New Babylon, c’est Babylon, telle qu’en elle-même l’Histoire l’a conçue — contre nous-mêmes — qui s’est développée atrocement dans tous les tissus urbains et de la conscience. Le monde répond aux lois de la division internationale du travail et la ville lui est son image parfaite : on dort ici, travaille là ; mange là-bas. La ville fourmilière ne donne pas seulement une idée de ce que serait un État fasciste : elle la réalise, et cet État n’a même pas besoin d’advenir quand il s’accomplit dans le monde comme pensée du monde.
La ville de ce monde n’existe que pour rendre impossible l’idée de monde habitable.
Contre cette ville d’une histoire sans fin, New Babylon se dresse comme monde de la fin de l’Histoire, celle qui s’accomplirait enfin comme jeu pur, sans autre règle que celle que se donnent les joueurs.
Ville dépourvue de centre, New Babylon est à elle-même son centre et ses périphéries, son horizon et son paysage.
Si New Babylon existe comme rêve, c’est pour nous donner le dégoût de la réalité : et puisqu’il a été réalisé sur le papier dans les croquis de Constant, il est la seule réalité admissible, et le monde autour, ce mauvais rêve dont il faudra bien se réveiller. Voici ce que propose New Babylon : ce désir d’un autre monde, il le transforme en besoin nécessaire d’autres manières de vivre.
New Babylon n’existe pas dans ce monde pour mieux exister bientôt comme autre monde.
Quand Constant a achevé son bref discours, tout le monde a applaudi, puis on s’est resservi du champagne en estimant la qualité du dessin ou l’audace saugrenue de ce « projet ». Constant a demandé son manteau, et il a regagné son hôtel. Autour de lui, il n’y avait que la Hague, et le sentiment diffus d’aller dans une ville étrangère, de rentrer se coucher. Rien qui ressemblait à New Babylon. New Babylon était devenue une œuvre, pire : une œuvre de musée pour des Fonds Régionaux d’Arts Contemporains, ou destinées à des rétrospectives. C’était donc un échec ? Ou fallait-il cet échec pour qu’il apparaisse dans sa révolte, comme un déclencheur : on faisait la Révolution pour bien des raisons : pourquoi ne pourrait-on pas envisager de la faire par honte ?
Constant ne songeait peut-être pas aux rois de l’ancienne Babylone qui avait pour tâche de mener les guerres, d’honorer les dieux et de reconstruire la ville : bâtie sur et avec de l’argile, elle exigeait tous les cinquante ans qu’on remodèle ses bâtiments et ses temples, ses maisons modestes et ses palais. Babylone avait inventé l’écriture sur de telles tablettes d’argile sur quoi se fixerait la mémoire des premiers temps, jetterait dans des mots inscrits l’Histoire elle-même, mais cette même argile rendrait infinie l’invention de la ville et allait la vouer à l’oubli.
Constant demanda la clé de sa chambre et trouva rapidement le sommeil.
Le rêve qu’il fit désirait conjurer le monde : désormais que nous sommes pris dans son rêve, qu’en ferons-nous ?