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Les villes qui n’existent pas | Tombouctou

La terre, l’or, la boue et la cendre

samedi 23 septembre 2017


Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :

– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho
– #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway
– #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl
– #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado
– #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja
– #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol
– #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island

Et pour continuer : la plus ensablée d’entre elles : Tombouctou.


La vieille femme s’assoit, regarde le ciel, et dit c’est donc ici. Elle ne voyagera pas plus loin. Là où le fleuve Niger soudain dérive vers d’autres mers, la Vieille Bouctou, c’est son nom, plante sa tente, et sa vie, et toutes celles à venir. Sous la bosse de chameau dessinée par le fleuve, c’est là qu’elle creuse un puits : le puits de Bouctou, qui nomme la terre qui l’entoure, la ville qui sera ce puits, son puits : Tombouctou.

Des siècles plus tard, la ville n’est plus l’amas de sable de la vieille Bouctou : c’est un amas d’or et d’argent sur lequel est assis le roi Kanga Moussa qui règne sur la ville et toutes celles alentour lui appartiennent. L’or, il le tirait du sel qu’il vendait : et des mines de sel en mines d’or, il changea les dunes en bâtisses, et les hommes en esclaves. Comme il ne sait que faire de l’or, il part à La Mecque le répandre – en Égypte, le cours de l’or tombe pour des années –, mais il revient désespéré de n’avoir pas épuisé l’or : alors il tapissera sa villes et ses remparts, les étoffes de ses esclaves, les cordes des arcs de sa garde, les trames de ses tapis : mourra dans l’or dont il n’aura su que faire, si ce n’est une ville, et sa légende.

La ville de la Vieille et de l’Or est au centre du monde : le carrefour de tous les passages du nord, du sud, de l’est, de l’ouest – un nœud coulant de grâces et d’ombres, d’eau fraîche et de lenteur, que les Touaregs habitent comme un destin qu’ils ont confié à l’Empire Songhaï. C’est Venise, où les canaux sont des sentiers de sable : c’est la Perle noire du désert, lové dans l’âge d’or soudanais qui précède notre Renaissance si tardive en regard [1].

Le roi d’Or du passé n’est pas seulement revenu avec le désespoir de posséder encore, mais avec des livres et des hommes qui savent leurs secrets. La ville pavée de soie le sera aussi de livres, et avec les siècles, une bibliothèque de terre et de pierre levée pour le ciel, les hommes, et leurs secrets. Quand les sages Maures sont chassés de Grenade, d’Espagne, d’Europe, ils tournent le dos au Nord pour mettre le cap au Sud. Tandis que d’autres trouvent ce qu’ils nomment le Nouveau Monde, eux gagnent le Premier : l’Amérique est à Tombouctou dressé en livres innombrables qu’on échange au Caire, à Damas, plus loin peut-être.

Ce n’est plus une ville, c’est une école : les habitants qui la peuplent ne sont pas des hommes mais des élèves : on lit le droit et la littérature, le grec et la médecine, les oiseaux et les étoiles, les textes perdus d’Aristote et ceux qui n’ont pas de noms et qu’on ne saura jamais.

Trois cent trente-trois saints y demeurent : des mausolées pour chacun entretiennent le souvenir et leur visage.

On bâtit les maisons en tours, et on élargit les rues pour que passent trois cavaliers de front. Ces rues sont de pierres et de terre ; l’or et le marbre sont dans les temples. Sept mosquées – de terre crue et de pierre aussi – se dressent, cinq d’entre elles sont immenses, deux sont gigantesques. Ce n’est pas une ville, pas même un pays : une civilisation s’y invente, occupée nuit et jour à lire et à s’échanger les livres pour mieux croire que les lettres d’or portent le secret du jour, et de la nuit.

Puis, cette ville possède l’art de se bâtir. Parce que les bâtiments sont en terre, il faut chaque année les consolider : c’est une métaphore sublime de ce lieu. À une date fixée par les imams, toute la ville fait procession et consolide les maisons et les murailles, les temples du pouvoir et les bibliothèques, les marchés et les mosquées. Mains plongées dans la boue, puis posées sur la paroi de la ville : on élève chaque année la ville comme un enfant.

Un homme fait le voyage d’Europe jusqu’à la Porte du sable : Hassan al-Wazzan, chassé de Grenade, dira que les livres s’y vendaient et s’achetaient plus chers que les fruits, les dates, la soie et l’or. Il reviendra au nord, à la cour de sa Sainteté Jean-Léon de Médicis pour dire le nom de Tombouctou à l’Europe, qui l’oubliera, trop occupé à massacrer à l’Ouest pour songer aux ors du Sud.

La ville passe des siècles dans la contemplation des secrets de ses manuscrits peints en lettre d’or et dans la levée de sa terre crue plongée dans la boue : le monde autour vibre et s’agite, et perd son nom, et son histoire.

En 1828, l’homme européen entre enfin dans cette histoire. Un explorateur français visite des ruines de maisons en terre : c’est Tombouctou. Il s’attendait à voir l’or et la soie qu’avait raconté Hassan. Brûlé par le soleil, l’or est noir et les maisons abandonnés. Où sont les livres ? René Caillé traverse sans rien voir, note dans son journal le nom, dessine quelques maisons en terre, des ruines. L’Or est la boue : et la boue sans les mains qui venaient y plonger n’est que de la terre sèche qui tombe comme des feuilles mortes.

Le 1er avril 2012 tombe, lui, un dimanche. C’est le jour où la ville tombe, elle, entre les mains des troupes de Lyad ag Ghali, chef d’Ansar Dine. À partir du 30 juin, les hommes d’armes se livrent à une destruction organisée des tombeaux des saints et des mausolées de Tombouctou : après les murs par les siècles, c’est l’autre désastre. On brûle les manuscrits et l’or et la boue se confondent dans la cendre illisible. Quand le 2ème régiment de parachutistes de la Légion étrangère de l’Armée française pénètrent dans Tombouctou libéré, la nuit du 27 au 28 janvier 2013, la ville n’existe plus.

Quelques mois plus tard, mon jeune frère marche avec ses frères d’armes dans la ville sacrée de Tombouctou, regarde les mausolées de pierre crue effondrée, pose les yeux sur les signes effacés des tombeaux. Il m’écrit. Je recevrai la carte postale de Tombouctou quelques jours après.

Tombouctou n’existe que dans le souvenir qu’on a perdu d’elle, peut-être, dans le nom d’une rue qui charrie les vivants et les morts, et dans l’écriture qu’on se passerait, comme un manuscrit brûlé, le contraire de la cendre et de la boue : comme un secret.

[1« Ce n’est pas un hasard si le Songhaï, avec Tombouctou, sa principale ville, réalisa [...] à la veille de la Renaissance européenne, la civilisation africaine la plus riche, sinon la plus brillante, parce que la plus humaine » (Léopold Sédar Senghor).