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Les villes qui n’existent pas | Villages Potemkine
Façades de villes
samedi 30 décembre 2017
Un projet : constituer l’atlas des villes qui n’existent pas.
— Présentation du projet
— Sommaire des textes :
– #1 Bielefeld – #8 Potemkine – #15 Jéricho – #2 Atlantide – #9 Guanahani - #16 Dugway – #3 Troie – #10 Ghjirulatu - #17 Tchernobyl – #4 Detroit – #11 Byblos - #18 Eldorado – #5 Tombouctou – #12 Beauregard - #19 L’île de Bermeja – #6 Atitlán – #13 Monde vide - #20 Marioupol – #7 Babel – #14 Çatal Höyük – #21 Null Island
Et pour continuer : les plus illusoires et vaines d’entre elles : les villes Potemkine.
La Crimée s’étend à perte de vue sur le mois de mai 1787 — l’aube est rasante et se confond avec la lumière du soir qui tombe ici d’un seul coup. Il fait froid. Considérant la situation historique, elle est radieuse. La guerre est proche.
L’Impératrice et Autocrate de Toutes les Russies se sent à l’étroit dans ses États qui sont les plus grands du monde — ce n’est pas assez, et elle regarde vers le sud. Constantinople, Athènes, les rivages d’Afrique pourquoi pas – la Mère des Russies a tant de favoris et de Princes et de Cousins qui n’ont pas encore de capitale à eux et qu’il faut combler d’honneurs, de Gloire, de pays et autant de dettes.
Les Turcs sont sur la route du sud et de ses désirs : il faudra bien en découdre. Elle avait pris soin de mettre le Khan Sahin Giray sur le trône de Crimée, mais le Sultan regarde aussi vers la Turquie ses frères comme des alliés contre sa propre Impératrice : décidément, où qu’on regarde les Turcs sont sur le chemin.
Quand Catherine II prend la route du sud vers la Crimée, c’est aussi en pensant à Constantinople, à Athènes, aux Afriques à conquérir, aux Turcs à réduire en poussière sur laquelle cent voitures, qui est toute la Cour, tirées par mille chevaux passent et réduisent en poussière de poussière la vanité des Rois quand ils sont Impératrice.
La Crimée est aux confins des Russies parce que la Cour vient constater combien la Russie y est aussi, ici, y est surtout – sa splendeur et sa puissance, sa rigueur d’ordre précis où se joignent la piété joyeuse et la mélancolie, et que les Cimmériens, Scythes, Goths, Mongols qui ont vécu là sont tous devenus Russes par l’âme slave qui l’emporte sur tout, et voir l’aube et le soir, la mer ici noire et fermée sur elle-même comme un poing et le vent, le vent ici aussi noir comme la mer sur la Tauride depuis bien avant Iphigénie, quand ici on vouait un culte à une déesse vierge sans nom à laquelle on sacrifiait les naufragés des navires perdus ici depuis Athènes, l’Afrique.
Catherine II est venue pour cela : pour la mélancolie des visages et la gloire intacte de la Russie jusqu’à la Mer noire et fermée, pour voir Moscou jusque là, Saint-Pétersbourg jusqu’à l’antique Symbolon, et constater que si la Russie est parvenue dans ces confins-là de Crimée, les Turcs ne pourront pas empêcher que Moscou soit aussi jusqu’au Sud, la Crète, Chypre, l’Afrique pourquoi pas, le Monde bientôt.
Mais tout cela est si ennuyeux. Ce sont affaires de polémologues, de diplomates, de science politique qui n’est ni science ni politique, mais orgueil de simples sujets, courtisans. Distraitement, Catherine écoute le matin son Conseil de Guerre en regardant par la fenêtre de sa voiture les paysages terribles des collines, songeant que c’est à elle, tout cela, tout ce dehors : dans sa langue, Crimée signifie ma colline, et sans doute elle répète silencieusement en elle-même le nom de Crimée comme on fait le tour de chez soi, le soir, qu’on s’assure que tout est bien à sa place, et qu’on peut se coucher et dormir, et rêver des rêves chargés de désirs.
Le soir justement, Catherine — libérée de son Conseil de Guerre — ne dort pas, mais demeure auprès de Grigori Aleksandrovitch Potemkine, Feld-Maréchal de l’Armée impériale et Colonisateur des steppes qui s’étendent à l’entour, maître d’œuvre des villes qu’il invente pour la Gloire des Russies : fondateur de Kherson, de Nikolaïev, de Sébastopol, et d’Iekaterinoslav, nommée pour la Gloire de Catherine surtout et l’Amour qui est la même chose. Car la Gloire de Catherine et l’Amour sont une même chose pour Grigori depuis au moins l’assassinat de l’Empereur Pierre, l’Époux de Catherine renversé par Catherine elle-même et Grigori qui en était, et étranglé, étranglement qui fit de la Russie ce « despotisme tempéré par la strangulation », dixit Germaine de Staël.
Le soir, c’est entre les bras du Président du Conseil Militaire que l’Impératrice oublie les sciences, les politiques, les strangulations nocturnes et les désirs de conquêtes, les Turcs : et qu’elle trouve le sommeil, sans jamais conjurer vraiment l’ennui et sa solitude d’Impératrice. Entre ses bras, on ne parle pas des guerres à mener pour la Gloire, plutôt des collines qu’on regarde pour le soir et le matin.
Les collines sont dehors froides et nues, et toutes semblables dans le matin et le soir. Elles n’ont rien des Russies de Moscou, de Saint-Pétersbourg, des splendeurs qui sont l’âme russe assemblée dans une femme seule. Les collines dehors sont seulement du dehors qui pourrait être d’ici, d’ailleurs, de nulle part. Quand on croise un village, il porte les traces de la guerre récente qui avait déjà été menée contre les Turcs, et sont comme un pressentiment de la guerre venir. De désolation en désolation, on passe comme devant la nudité même des nations qui n’ont rien de la Russie désirée, et tout du pays réel – les paysans n’ont pas de visage, mais des gueules, et parfois sur elles on ne lit pas la mélancolie slave, seulement la colère et la misère et la solitude des hommes nus.
Un soir où il fait plus froid dans 1787 et où l’Impératrice est plus slave, mélancolique et rêveuse sur un dehors plus nu encore, Grigori Potemkine fait une promesse d’amant, qui engage comme toutes ces promesses plus que la vie même. Cette promesse, il ne la dit pas. Il garde le secret et sourit. La nuit même il donne les ordres.
Le lendemain, mille ouvriers soldats sont à l’ouvrage sur les collines nues au-dehors qui sont la Crimée. Dans la hâte et le froid du printemps tatar, on bâtit un pays russe, de pied en cape slave de cœur et d’esprit et de formes : des villages levés soudainement sur la route que prend la Cour, les cent voitures à cheval qui trainent la poussière de toutes les gloires des Russies. Quand la Cour vient, la colline est soudain peuplée de villages splendides qui sont l’image d’un village russe tel qu’en songe Catherine songe, le soir, quand elle répète lascive et solitaire : ma colline, ma Crimée.
La Cour passe.
Elle prend la route principale du village et passe, vers un autre village qu’elle passe bientôt : la Cour pousse des cris de joies et d’étonnement devant la perfection du village russe à chaque fois, l’âme même.
Les ouvriers à la tâche sont déjà à pied d’œuvre, un jour en avant sur la route, qui bâtissent d’autres villages plus russes les uns que les autres.
Mais comme on a un seul jour d’avance, on ne bâtit que la façade de l’âme russe : seulement des murs parfois de bois qu’on peint d’une seule couche appuyée sur des pilotis invisibles. Quand on passe comme la Cour passe, on ne voit pas ce qui est derrière la façade, et qui est le dehors nu des collines sans âme.
Parfois, on paie certains bucherons qu’on arrache à la solitude par laquelle ils sont aussi un peu l’âme des Impératrices des Russies, bûcherons qui ne parlent que des dialectes tatars, du russe mêlé à du persan, de l’arabe, du turc même et qui vivent dans des hameaux perdus sous les bois : on les fait venir ici et on les paie pour venir jouer les rôles de villageois russes – on leur demande de saluer comme cela, de la main, lentement, et avec déférence, comme un villageois russe que ces bûcherons solitaires n’ont jamais vu de leur vie.
Catherine plus que tous est ravie : devant elle s’ouvre village après village la Russie éternelle que des ouvriers bâtissent pour son ravissement, ce printemps 1787 – et Potemkine d’inventer à chaque fois le nom du village, et son histoire même, et son devenir éternel dans l’éternité russe.
Ces villes qui n’étaient que la pure façade de villes qui n’existaient pas, on les appellera plus tard villages Potemkine du nom de l’homme qui les inventa pour la Gloire et l’Amour, et pour conjurer l’ennui ou la solitude d’une femme qui était aussi la Russie, son âme.
On dit que Potemkine en fut noir de plaisir, d’orgueil et de vanité, on dit aussi qu’il emporta pour toujours l’affection de Catherine qui fit semblant de ne pas comprendre et de ne voir derrière la façade des choses que la Russie pleine et entière telle que son amant la levait pour elle, chaque jour de chaque soir. On dit cela et plus encore.
On dira tant de choses.
Et tant de choses seraient fausses. Il est possible que personne ne fût dupe. Il est possible même que ces constructions hâtives fussent rares, qu’elles ne fussent pas destinées à masquer la misère, mais à la décorer un peu pour la rendre moins vive, il est possible qu’un ennemi de Potemkine propageât des rumeurs, et que ces rumeurs aient fini par l’emporter sur la vérité, comme toujours le vent sur la Gloire.
Des villages Potemkine, dans leur fiction même, restent une tradition solide, une idée terrible — les idées politiques le sont toujours, et davantage quand elles sont fictives —, des héritiers innombrables. En Corée du Nord, Kijong-Dong est toute entière Potemkine : seule ville visible depuis l’autre côté de la frontière, elle n’est bâtie que pour être visible. Au centre, un drapeau de près de deux-cents mètres se dresse, fier comme un pays. Deux cents fermiers n’habitent pas dans ce village. Les lumières s’allument et s’éteignent chaque jour à la même heure, de tout temps et pour toujours jusqu’à extinction du pays. On dit que seuls des ouvriers chargés de la maintenance vivent, ici. On dit peut-être d’autres choses qu’on ne verra pas.
Des villages Potemkine, il en existe d’autres : de pures façades pour de vrais désirs. Des villes qui ne seraient levées que pour donner l’idée de ville à travers laquelle on ne ferait que passer, pour voir la ville sans la vivre jamais, n’y pénétrer à l’intérieur vide de son corps sans âme.
Et si les villages Potemkine étaient le nom de nos villes ? On passe ; on voit les façades et derrière ? Rien. La vie qui s’y déroule, on ne la perçoit qu’avec la distance dont nous préservent nos voitures tirées par bien moins que les chevaux des Russies, et bien davantage que l’ennui et la mélancolie.
Villages Potemkine qui existent dans nos jours : toutes ces villes inexistantes derrière leur pure surface, dressée pour l’illusion et la croyance, ou pour conjurer l’ennui, le vent et la gloire. Nos villages Potemkine. Nos illusions. Et toutes ces vies derrière qui sont comme des collines de Crimée, pur dehors dont le seul horizon est une mer fermée, des guerres incompréhensibles, et tant de solitudes.
(NB : Village Potemkine est le nom d’une série de photographie par l’artiste Gregor Sailer qui poursuit l’image de ces villes qui n’existent pas)