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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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la guerre des paysages
[journal • 26.07.22]
mardi 26 juillet 2022
La patrie des esclaves est le soulèvement. Je vais au combat, armé des humiliations de ma vie. […] Quand les vivants ne pourront plus combattre, ce sont les morts qui se battront. […] Le soulèvement des morts sera la guerre des paysages, nos armes les forêts, les montagnes, les mers, les déserts du monde.
Heiner Müller, La Mission
Le vent s’est levé, mais qu’en faire — la chaleur dispersée n’est pas moins légère, elle circule désormais librement entre le ciel et la terre avec sa rapidité de démon, on n’y échappe pas : bien sûr, peut-être est-ce cela qui dernièrement nous relie, oui, davantage que nos espoirs et nos désirs (l’air étouffant qui fait aller le monde, l’accable, le répand, on le respire comme s’il allait nous sauver) : au bord de la route, hier, ces fumées noires qui montaient seules — j’apprends que neuf feux sur dix sont commis par l’homme (un parmi ces dix s’engendre ainsi par autocombustion de la matière ? je ne sais pas), ces jours frottés les uns contre les autres sont comme des silex sur l’herbe sèche et nous sommes l’herbe sèche et la fatigue des mains, et l’œil qui voit soudain la foudre naître entre deux doigt, pourtant le feu qu’on voudrait voir dévorer le monde n’a rien de ces flammes arbitraires, on voudrait plutôt des cris de femmes et d’hommes qui laisseraient après l’incendie autre chose que des cendres, et même plutôt l’envers des cendres : mais il n’y a que du vent.
Immergé toute la journée (comme hier soir) dans l’œuvre d’Heiner Müller, introuvable, et d’un texte à l’autre, cherchant les entrées — croyant la trouver sous l’angle du pessimisme, plus fécond que le ricanement du cynique, la perdant plutôt sous celui l’ombre, du miroir brisé, des ongles taillés, du cigare fumant, du cri dans la forge, jusqu’à l’inévitable main qui dessine dans le noir le mot lumière, et sur cette dernière image j’ai fermé le livre et je suis resté seul avec de la fatigue inutile.
Il n’y a pas de raison de se soulever contre le soulèvement des vagues : c’est bien parce que la réalité est le contraire des vagues qu’on la regarde comme cette force hostile, inaltérable, et dans le rêve d’hier, alors que je regardais la mer se retirer, je disais à quelqu’un que je ne voyais pas : « j’ai déjà vu cela en rêve, je m’en souviens maintenant », l’autre soudain s’est mise à rire, d’un rire terrible qui ne me quittera pas avant le prochain rêve.
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au bruit qui n’en finira jamais
[Journal • 24.07.22]
dimanche 24 juillet 2022
J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. L.-F. Céline, Guerre [1933]
Plus rien ne peut respirer ; dans un cimetière, si : on respire, il y a les longues allées, un peu d’ombre que tout le monde délaisse pour prendre au plus court, un horizon fait de blocs de pierres qui finissent par fabriquer ces perspectives fuyantes, lisses, coulées dans la fatalité — on remue de la terre là-bas, je le sais parce que j’entends rire comme à voix basse —, il y a les noms qu’on lit, et les dates qui enferment toutes les trahisons, les espoirs, rien, il y a ce qu’on ne dit pas dans les mots qu’on dépose au pied des tombes et qui prennent la forme de mots que tout le monde dit, qui désolent, il faut marcher plus lentement ici, le lieu nous dit de prendre notre temps, et de nous dépêcher aussi, le lieu dit tout et son contraire, c’est un grand trou finalement, il n’y a rien à trahir, à espérer (je lis le mot d’adieu de celui qui n’est plus directeur du Festival d’Avignon : une nouvelle fois, il ne parle que de lui et d’Espérance (quand on parle d’Espérance, on ne parle jamais d’espoir), et devant ce qui se répand là c’est à pleurer de rage face à la lâcheté, vraiment), il n’y a qu’un trou que maintenant j’enjambe avec un petit garçon de trois ans qui trébuche sur le moindre caillou : et tout autour, l’air écrasant, épuisé, irrespirable.
La lecture de Guerre de Céline, reprise, recommencée, pour mieux voir ce que la première fois j’avais éprouvé — aussi parce qu’en parcourant certaines critiques, toutes morales, je lis le procès du livre au nom de ce qu’on voudrait que l’homme eût été (qu’il a sans doute été) – et je ne vois rien qu’un seul crime, celui que le monde commet à chaque page sur tous ceux qui passent, et comment en réchapper (non pas de la vie ou du monde, mais de soi-même forgé par cette vie) : que la douleur qui traverse le livre est celle qui a parcouru le crâne d’un homme sous la forme d’un éclat d’obus : qu’il nous importe à nous autres désormais de faire quelque chose de cet éclat, non pour égorger le pauvre homme qui se débat avec ses pensées immondes, mais pour affronter l’immonde.
De retour du cimetière des Manières, la chaleur tombait tout autour de soi, il fallait passer à travers elle, on en ressortirait pas intact ; je pensais aux fossoyeurs du dimanche, aux camarades de Céline, aux balles perdues, aux lâches espérances, à la chanson Strange Weather dans les arrangements du quatuor Debussy, à la langue cri, à tout ce qui s’emmêle et se confond parmi le bruit de l’autoroute, à la phrase absurde et puissante lue dans la presse ce matin « Faut-il replanter à l’identique ? Rien n’est tranché », à la nuit qui continue de gagner sur le jour, à gagner sur nous terriblement.
Beaucoup ne faisaient qu’entrer et sortir, pour la terre ou pour le ciel. -
la fin possible de l’effroi
[Journal • 21.07.22]
jeudi 21 juillet 2022
La terreur belle c’est-à-dire montrée comme inutile
Car la réalité doit être rendue visible
Pour pouvoir être transformée
Mais la réalité doit être transformée
Pour qu’on puisse la rendre visible
Et le beau signifie
La fin possible de l’effroiHeiner Müller, « Coriolan Schall » (Poèmes, 1949-1995)
Avignon, retour dans la fournaise [1] ; l’enfer des rues pavées accablées de chaleur et piétinées par les foules, à rechercher désespéremment l’ombre et la solitude, la trouver parfois sans parvenir à tenir éloigné vraiment le bruissement toujours persistant —assister, malgré soi au jeu de massacres qu’est le marché à ciel ouvert d’un festival du marche ou crève, où tous les moyens sont bons pour survivre quand on sait que, comme toujours, seuls les déjà plus puissants s’en sortiront indemnes, et les autres ? — les murs sont couverts des mêmes affiches depuis cinquante ans et chaque année les tapissent davantage ; la chaleur est plus forte aussi, on regarde les arbres promis à quelque incendie du futur déjà avancé sur eux, le thé glacé est brûlant, je lis des entretiens d’Heiner Müller en cherchant des questions aux réponses qui partout se dressent avec arrogance ; ce soir, j’écris en attendant le début du spectacle qui attend que le jour tombe : quelle allégorie ?
Qu’on aime ainsi le théâtre me sidère, me désole aussi, je dois l’avouer : dans la longue rue de la République, on fera recette, sans doute, de spectacle graveleux ou débonnaires, insignifiant sans doute, quand deux rues plus loin, une compagnie aura peut-être travaillé plusieurs mois avec acharnement pour jouer le plus beau des théâtres devant quatre spectateurs et se ruiner pour cinq ans ; c’est le jeu : on peut aussi juger les règles désolantes, mais qu’on n’exige du théâtres que la beauté ravageuse et indiscutable, ou rien, on finit fatalement par chercher l’ombre et les forces loin des chapelles d’Avignon, à se demander qu’attendre du théâtre : et qu’en faire s’il n’est que du théâtre ?
Atelier de la pensée autour des dramaturgies contemporaines chinoises, au cloitre Saint-Louis : le metteur en scène Meng Jinghui (il ne parle que chinois, trois quart de la salle riront aux éclats à la moindre de ses phrases : la traduction différée ne rapportera que des banalités la plupart du temps : quelle belle idée de théâtre) possède cette intelligence que manient ceux qui savent qu’il ont devant lui sans doute, cachés dans la foule, des représentants du gouvernement chinois à l’affût de la moindre parole, et répondra avec doigté à une question sur « ce qui le met en colère » : moi-même, et l’insuffisance des autres, dira-t-il à peu près, ajoutant (mais j’interprète peut-être, avec mes propres insuffisances et colères envers moi, les approximations de l’interprète) que la force de la colère, c’est que le corps en garde une mémoire, mémoire qu’on peut à tout moment rappeler à soi, et aux autres.
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un violent « n’importe ! »
[Journal • 18.07.22]
mardi 19 juillet 2022
Ce qui sans doute est le fond des mondes : une naïveté atterrante, l’abandon sans limite, une exubérance ivre, un violent « n’importe ! » …
Georges Bataille, L’Impossible
Peut-être qu’on y est, vraiment : le Verdon, vu ruisselant il y a deux ans, est sec ; au bord du lac Serre-Ponçon, les plongeoirs qui servaient l’an dernier se dressent à dix mètres de l’eau, comme à marée basse (il n’y a pas de marée : seulement la destruction du vivant) — pendant que la sixième extinction de masse se déroule sous nos yeux et se mesure avec nos mains, on réclame ici et là tel point de croissance nécessaire à la destruction de plus de vivants encore : les forêts brûlent à quelques centaines de mètres des touristes venus en berlines se dorer au soleil (ils ne croyaient pas si bien dire) : c’est bien le grand n’importe ! qui possède désormais force de loi, dérégulée et sans concurrence libre ni faussée : on se dirige vers la falaise en accélérant, et on klaxonnerait pour demander au vide de laisser la place.
Justement, le type devant moi, dans cet embouteillage à peine formée, qui prend la voie de gauche et remonte à toute vitesse, et contre-sens, jusqu’à presque percuter le motard en face : on en est là aussi — tout près, les restes de l’incendie d’hier que j’ai vu naître, et la fumer monter, et la femme gagner le toit et hurler, et les camions et les échelles immédiatement, et l’enchaînement fatal que j’imagine ; mais deux jeunes hommes grimperont à mains nues sur le toit et, à force de gestes, indiqueront la voie à suivre — le lendemain, le tas de vêtements et d’objets noirs, presque fumant encore, décomposés, boue épaisse et pas encore de cendre, que longeront les vacanciers.
Dans le rêve de la nuit accablée de chaleur, un chemin de montagne qui descendait à mesure qu’on rejoignait les sommets — arrivé là (en haut, en bas ?), la ville rieuse et insouciante s’enfonçait dans la terre comme un corps dans les sables mouvants : il n’y avait rien d’autre à faire que de crier.
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voyez comme le feu se relève
[Journal • 17.07.22]
dimanche 17 juillet 2022
Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !
A. Rimbaud, « Nuit de l’Enfer », Une Saison en enfer
J’apprends que le feu produit son propre vent : la phrase, dans la radio, me réveille en sursaut — j’imagine la nature d’un tel vent, comprend immédiatement pourquoi le feu ne peut pas être dompté, encore moins vaincu, qu’il s’agirait plutôt de lui donner les clés de ce monde et qu’on n’en parle plus —, et plus tard, la radio parmi l’immensité de phrases creuses qu’elle sait répandre plus souvent qu’à son tour lâche tranquillement : « le feu roule à la cime des arbres » ; c’est bien vrai que le poète n’est pas mort la jambe coupée en rêvant à Aden et qu’il vit parmi nous, lâche ses crachats dans la bouche du premier venu (ici, le maire de La Teste de Buche, Gironde, dévoré par une longue et raisonnée langue de flamme), et que, daignant nous visiter, il nous rappelle à son absence dans l’éclat vite effondré de la vérité.
D’ailleurs, une telle absence se manifeste plus souvent que sa présence : par exemple dans son propre monument, ici dressé au milieu de nulle part — littéralement et dans aucun sens —, abandonné au soleil parmi les herbes jaunies, cramées, désolées, à la lisière de travaux inutiles vouées aux jeux olympiques parisiens ; tout est vain, hors la solitude du nom déposé là comme on tâche d’oublier.
Dans la mer, les méduses reprennent possession du monde comme du feu : j’apprends qu’on apaise la piqûre de la méduse comme lorsqu’on se brûle — autant dire qu’on ne peut pas ; la méduse et l’incendie sont l’alliés de ces jours qui ont décidé de se jeter sur nous — et nous les regardons comme le feu regarde la cendre, dans la nostalgie de ce qui arrivera.
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contre les montagnes
[journal • 13.07.22]
mercredi 13 juillet 2022
… comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre les étoiles au nord, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l’obscurité… Lautréamont, Les Chants de Maldoror
Deux jours seulement, mais si loin — aucun visage ou presque, les chemins tracés par le pas, le souvenir des villes immédiatement qui s’efface et le soir frappé d’étoiles, le bruit des bêtes au milieu de la nuit qui grattent le sol à la recherche de quel trésor et à l’aube quand il fait brutalement jour, vers cinq heures, que les insectes sont arrachés à leurs rêves et qu’ils hurlent soudain en cadence, ce qui bascule : on l’ignore à vrai dire, on se réveille, perdu comme dans le ventre du bateau à la dérive, la tente ne protège que de la croyance aux dieux, il fait froid, on pourrait être il y a mille ans, quelques cendres refroidissent entre deux pierres, le feu est mort, tout est à sa place.
Les pensées qui viennent quand on marche ne sont destinées qu’à elles et à la perte ; le reste appartient à la fatigue, le froid des deux mille mètres, et quelque chose qui n’a pas de nom, l’intériorité quand elle se confond avec le grand dehors cerné de montagnes.
Le soir, en descendant à la source, je croise un jeune garçon (il m’appellera monsieur), affolé et courant sur le chemin : j’ai perdu ce que j’ai de plus précieux, mon foulard, et les Chefs refusent que je rentre au camp si je ne le trouve pas (la nuit tombe, je lui propose ma lampe qu’il refuse avec orgueil, il est déjà parti dans la pente) — son regard tranquille, joyeux, ignorant de tout sauf de la colère des Chefs, priant peut-être dans sa course le Dieu doux et implorant sa pitié, je le connais par cœur, et la tristesse que j’éprouve pour lui est sans égal.
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la nuit est illuminée d’épines
[Journal • 22.06.22]
mercredi 22 juin 2022
Où que nous allions sous l’orage de roses
la nuit est illuminée d’épines, et le tonnerre
du feuillage, naguère si doux dans les buissons,
est désormais sur nos talons.Ingeborg Bachmann, « Sous l’orage de roses »
Le soleil ne tombe pas seulement, il s’éloigne : on pourrait tendre les mains, on ne toucherait que sa lumière et sur les arbres ce qu’il laisse de souvenirs sitôt effacés par l’angoisse, on ne saura pas le dire, on l’emporte avec soi comme dans l’enfance la terreur d’être abandonné ou celle de ne pas l’être — dans le parking, au troisième sous-sol, l’homme qui dormait vers dix heures du matin, protégé par cette citadelle de bouteilles en plastique à demi remplies d’un liquide noir, quels rêves fait-il de quelle conjuration formée dans quelles douceurs, sous quelles peurs ? —, le ciel qui s’efface quand la nuit vient laisse toute sa surface à ce qui ne possède ni nuance ni durée sur quoi se répandre en entier.
Jours où le temps manque, mais on ne sait pas où il va ; s’assommer de musique sérielle, de films seulement pour apercevoir le visage de Jean-Louis Trintignant très jeune, refuser de savoir l’histoire, regarder plan par plan pour arracher un secret (ne pas le voir), et filer en train dans une autre ville : perdre la course.
Tout le pays s’enfonce ainsi dans l’hystérie institutionnelle : le pouvoir constate effaré son jouet cassé — ils avaient construit avec beaucoup de science un verrou qui empêcherait toute autre chose que la violence du fait majoritaire et voilà que la clé s’est brisée dans la serrure : on nous disait qu’il fallait à tout prix voter « comme ceci » pour ne pas empêcher la démocratie [sic] d’advenir : comme si leur démocratie ne résultait pas précisément d’un vote : dans ce délire d’insomniaque qui marche dans le vide et qui se réveille, le sol à mille pieds dessous, s’accrochant au vide pour ne pas tomber, impossible de ne pas observer le comique atroce dans quoi tout se précipite — et d’entendre le frottement de mains de qui on sait, leur rire déjà gras, le bruit de couteaux qu’on aiguise.
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perdre connaissance
[Journal • 11.06.22]
samedi 11 juin 2022
Ysé — Il ne faut pas comprendre, mon pauvre Monsieur, il faut perdre connaissance.Paul Claudel, Partage de midi [1906], Acte I, Scène 3.
L’image tenait de l’évidence : la maison éventrée avec méthode, patiemment arrachée de l’intérieur, viscères encore exposées au soleil qui laissait pourrir ce qui restait de la vie là-dedans et c’était comme le rêve vengé de Baudelaire — non, du dehors, on n’avait plus à imaginer ce qui se passait derrière ses fenêtres maintenant que la paroi des maisons laissait voir que le dedans était vide, qu’on voyait la trace du lit et des cadres aux murs, qu’on pouvait respirer les parfums de celle qui, il y a peu encore, désirait encore et rêvait encore, et puis les hommes avaient fini leur pause, ils rejoignaient leurs machines et recommenceraient à tout arracher, pas de temps à perdre ; ici on construirait un parking — l’image ne me quitterait pas, mais qu’en faire ?
Bien sûr, on sait que tout est faux, que rien n’a eu lieu ici, que la grotte est enfouie à plusieurs dizaines de kilomètres au pied de la falaise, dans la mer qui l’engloutit chaque seconde, que les peintures qui sont à bout portant n’ont été exécutées que par nos contemporains soucieux d’exactitude, on le sait, on devine ici et là le carton-pâte, les lumières sont trop précises, on peut évidemment admirer le travail de reconstitution, le prix billet qu’on serre dans la main en témoigne, mais tout de même : devant le simulacre des peintures rupestres de la Grotte-Cosquer, je suis comme au théâtre : le faux n’est pas seulement un moment du vrai, il en est peut-être, pour nous autres humains de ce temps, la seule condition, la déchirure en laquelle nous nous tenons et qui est l’unique espace où l’expérience de vivre peut avoir lieu, alors je l’accepte et m’y livre entièrement.
Transmettre l’exigence de ne rien comprendre, c’est peut-être à cela que revient le travail auquel je suis assigné : face aux injonctions de transparence, aux critères d’efficacité érigés en dogme moral, ce serait cela notre tâche : trouver des formes face auxquelles la raison est contrainte d’abdiquer, où la pensée désarmée doit bâtir pierres à pierres d’autres façons de traduire ce qu’elle voit en rêves intérieurs, hallucinations — antidotes à la réalité écrasante, délires, délires toujours.
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mot pour mot
[Journal • 06.06.22]
lundi 6 juin 2022
Vaincre le hasard mot pour mot Mallarmé
Plusieurs journaux ont annoncé la mort de Lenz de son vivant, en Allemagne et en France, durant ces années où il tâchait de vivre tout au bout du XVIIIe s., quelque part entre sa chambre misérable de Moscou et quelques cafés, là où se vendait l’alcool le plus terrible et le moins cher d’Europe — quand on l’a ramassé dans une rue, ivre mort, et plus mort qu’ivre cette fois, et qu’on l’a jeté dans une fosse commune au hasard (on ne sait toujours pas où), personne n’annonça la nouvelle déjà tant de fois écrite ; le peuple en arme n’allait pas tarder à entrer de force dans le Palais des Tuileries au cri de la Liberté ou la mort et coiffer le roi du bonnet phrygien, tirer dans le ciel pour voir s’il oserait répondre : je pense au corps de Lenz sur le trottoir de Moscou pendant qu’on jetait ces cris sur Paris, je pense à l’absence des lignes qui viendront dire le lendemain de sa mort qu’un poète était mort parce qu’il avait vécu, le soir tombe : on est le 6 juin, le corps de Lenz fut retrouvé le 4 au petit matin — rien n’a eu lieu, je lis Les Soldats ce soir dans le contretemps irrésolu de ma vie.
« Depuis le temps que je suis en France, c’est plus facile pour moi de parler en français » bredouille l’homme à la barre à qui on demande de s’expliquer dans sa langue maternelle, après tout la Justice a payé assez cher un traducteur, qu’il fasse un effort — dans le compte-rendu qu’en fait la presse, rien qui ne traduise la douleur, la peine, l’humiliation, la honte, et la dignité de celui à qui l’on crache dans le français le plus impeccable.
C’est dans l’aéroport de Milan, quand on part : une maquette d’une ville faite en briques — sous ces briques posées les unes contre les autres, la ville paraît aussi élégante qu’abominable, portrait juste des viscères de la ville ou de son squelette : ce sur quoi elle tient, repose, pèse, lignes claires d’une silhouette parfaite : la ville est une brique posée sur elle-même et notre poitrine.
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une déperdition constante
[Journal • 04.06.22]
samedi 4 juin 2022
Une espèce de déperdition constante du niveau normal de la réalité.
Antonin Artaud, Le Pèse-nerfs (1925)
À quoi ressemblerait une vie qui serait Responsive — ou comment creuser en soi-même des passerelles, travailler à des canaux latéraux, anéantir ses secrets sous la forme d’autres secrets : tout ce que savent nativement les écritures web et nous est impossibles — tout ce que savait le premier qui, levant le calame sur l’argile, frappant, arrachant, puisant dans le creux de la matière, la matière même de ses mots (comptes d’apothicaires surtout, de bergers, de dettes), le premier, oui, et qui n’est pour nous autres qu’une pure énigme qu’on ne rejoindrait qu’à tâtons, et qui nous constitue : c’est ainsi.
L’orque a donc été retrouvée morte, reposant quelque part au fond de l’eau dans l’embouchure du fleuve : il faut imaginer sa peur ; penser à ce qui l’a conduit jusque dans ses zones terribles et sauvages des quais de Seine — on suppose une maladie, la documentation sur la folie des Orques manque, comme manque toute une littérature sur les terreurs de ces bêtes —, et je pense à ce qu’il lui a fallu de courage aussi, pour affronter cette peur-là, sans rien savoir de ce qu’est une peur d’Orque, pressentant pourtant qu’en elle se joue quelque chose de la nôtre : je pense aux dernières secondes de l’Orque, quand il a renoncé, vaincu par l’eau douce et les puissances de la civilisation autour de lui qui l’avait anéanti, à ce qui traversa l’esprit de l’Orque, qui sut qu’il ne pourrait emporter ces visions avec lui et les transmettre aux siens, et qui ferma les yeux sur tout cela aussi.
« J’essaie de me réincarcérer dans la vie normale » — la lecture du journal nous informe au moins de cet autre délire qu’est la vie : c’est la chronique judiciaire cette fois, le type est à la barre et doit se justifier pour telles peines commises, et sa langue fourche, c’est qu’il doit être intimidé, la domination sait prendre les formes pour s’exercer : le type lâche cette phrase suffisamment mémorable pour qu’elle soit imprimée le lendemain dans le journal à la rubrique fait-divers, bons mots, et autres espaces que se réserve la domination pour s’établir ; rien n’est précisé des rires dans la salle, du bon mot en retour du Président Maître des lieux, rien : il n’y a pas de tribunaux pour condamner ces rires, et toutes les prisons sont au contraire ouvertes à ceux qui sont capables de dire que la vie normale est une incarcération — il n’y a plus ni dehors ni dedans à ce stade, seulement des langues qui fourches, et des plans d’évasion.
[1] au moins aurais-je vu la Place Crillon