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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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par la soif
[Journal • 27.03.22]
dimanche 27 mars 2022
Par la soif, on apprend l’eau. Emily Dickinson
Ainsi le voilà, le monde d’après — on sait désormais d’après qui : et d’après quoi, sous quel tapis de quelles bombes s’aménagent avec méthode quels principes et à quelles fins : rien dont la nouveauté pourrait émouvoir, mais malgré tout : le monde d’après ceux-là qui massent de part et d’autres des frontières les conditions de toutes les destructions possibles, on sait aussi au nom de quoi ils le font ; ce monde d’après eux, on le regarde désormais avec les yeux de ceux qui, dans le métro de Kyiv, n’attendent plus que de pouvoir dormir, et ne pas rêver.
Est-ce pour cacher l’ordure que la beauté est faite, ou au contraire pour en dévoiler la nature, profonde et abjecte, pour soulever à soi l’ignoble — lecture de quelques vers d’un motet de Guillaume de Machaut
pour trouver le contraire de la consolation, mais comme devant les textes de Genet, ou face à toute l’horreur du monde : se mettre à chercher désespérément le désir de lui faire horreur : décidément, si la beauté est faite, ce n’est pas pour cacher l’ordure, mais la désigner.
Le lien entre amour et désespoir n’existe pas si on ne renonce pas, avant tout, à l’espérance : lire Émily Dickinson le soir très tard fait cela, et vers à vers, peu à peu, on fait l’apprentissage terrible d’une vérité simple et nue : non, on ne vit jamais après, ni avant, mais pendant — pendant les bombardements, pendant qu’on en est préservé ; pendant les cris et le silence qui suit, ou qui ignore les cris, pendant que l’abeille vole et cherche sa proie, pendant qu’on meurt quelque part et qu’on ne saura jamais les noms, pendant la fin, pendant ce qui commence toujours, pendant ce qu’on ne sait pas qui a lieu aussi au nom de ce qui n’aura jamais lieu.
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se souvenir de ce qui reste à faire
[Journal • 18.03.22]
vendredi 18 mars 2022
Seule est féconde la ressouvenance,
qui est aussi souvenir de ce qui reste à faire.Ernest Bloch
Il y aurait tant à faire et d’abord : tant à ne pas faire : à refuser ; la force de ne pas acquiescer au temps, de refuser de consentir à ce qu’on fait de nous — tant —, cette force nous manque quand le soir, la journée traversée, on mesure dans notre corps ce qui reste en nous, et il reste seulement assez de quoi s’allonger et rêver fermement les vies qu’on ne vivra pas : cette force de refus pourtant importe plus que cette vie (la vie réelle), refuser les chantages propres à l’époque ; le ciel quand il tombe n’a pas d’élégance, seulement la dignité de ne pas poursuivre, mais ce n’est jamais de renoncer, et sa chute est encore une manière d’agir dans les heures pour les creuser au-delà d’elles-mêmes : le ciel, quand il cesse, laisse sur lui une autre peau qui est sa manière de refuser le jour et de se promettre.
Pas de guerre entre les peuples, pas de paix entre les classes : qui dira la seule vérité de ces jours, personne évidemment, la seule pourtant qui dirait quelque chose de clair et de juste, personne d’autre que ceux qui le disent depuis bien avant les premiers coups de feu, et qui le diront après, dans le silence qui les suivront, tandis que les corps en charpie sur les champs de bataille ne réclameront plus grâce, ni rien, et qu’une autre guerre se préparera ailleurs.
L’Histoire, dont on se saisit au moment du danger (c’est toujours le moment du danger, à chaque instant, pour chaque génération, depuis le premier os jeté sur le premier crâne venu), est un drap défait : on devine bien que d’autres avant nous s’y sont vautrés, ont accompli l’abominable ou la pure beauté, on s’y couche dans l’espoir de n’être pas salis par les premiers, et d’être rejoints par les seconds, qui sont déjà si loin ; on ferme les yeux : la nuit vient : avec elle les armées et les poètes qui les chantent comme des traitres, et les traitres qui ne chantent rien, mais cherchent les passages vers l’ouest, les langues inconnues, perdues, les forces : les voici, on s’y agrippe, on s’arme nous aussi, on se souvient : on va se lever, ce sera le milieu de la nuit, le beau milieu de la nuit, nous serons seuls dans la ville, il ne faudra pas pleurer, il faudra s’habiller, et chercher quelque part un endroit où loger, ô, toute la beauté du monde qui fera honte définitivement à tous les vivants, et honneur à tous les morts.
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on ne saura plus bien ce qu’a pu être la folie
[Journal • 13.03.22]
dimanche 13 mars 2022
Peut-être un jour, on ne saura pas plus bien ce qu’a pu être la folie. Sa figure se sera refermée sur elle-même, ne permettant plus de déchiffrer les traces qu’elle aura laissées. C’est traces elle-mêmes seront-elles autre chose, pour un regard ignorant, que de simples marques noires ?
Michel Foucault, La Folie, l’absence d’œuvre
La pluie chaque minute aujourd’hui tend dehors un rythme d’inconsolé, irrégulièrement battue depuis si haut comme le sentiment d’une longue perte, d’une fatigue plus grande encore — elle lance sans effort les pensées lourdes et lentes, lâchement tristes. Elle relie aussi au grand dehors des choses mortes : elle dit qu’on est à l’abri, ici, d’elle et de tout ce qui s’effondre du ciel, qu’on est préservé ; n’en tirer aucune gloire, aucune honte : établir seulement ce constat fragile, et qui n’offre aucun recours — il y a d’autres terres sous le même ciel où ce qui tombe ne laisse de répit à aucune pensée pour rien d’autre que pour des cris, et vite s’enfuir.
Quelques phrases lues, arrachées même, à cette œuvre de Foucault que j’ignorais — La Folie, l’absence d’œuvre raconte ce qu’il en sera de nous, plus tard, quand fatalement la folie aura disparu : non pas qu’elle se sera éteinte, mais qu’elle ne sera pas tenue pour différente d’un acte de raison — ou plutôt, que la folie aura débordé sur la raison : « Artaud appartiendra au sol de notre langage, et non à sa rupture » ; je ne sais les conséquences qu’il en tire, je n’ai pu lire que les quelques premières pages tandis que le monde autour venait les percuter et donnait à l’hypothèse des accents de prophéties terribles, au moment où l’on bombarde des maternités pour des raisons tout aussi folles qu’implacablement logiques du point de vue de celui qui jette les ordres et qui pourrait lancer tout le reste, tant qu’il y est.
La pluie qui tombe dans la mer a-t-elle atteint son but ? — et les enfants, sous l’averse, qui la boivent, aussi ? — et nous, courant pour l’éviter, et échouant, mais esquivant bel et bien telles ou telles gouttes : que faisons-nous ? — le vent ne tombe que pour constater ce qu’il a fait et pour se relever plus tard, plus féroce, plus indifférent encore si c’était possible, plus proche de nous, je ne sais pas — je me souviens de cette image prise, la semaine dernière, au cours de cette marche dans les calanques, la grotte ne laissait pas le temps durer de la même manière qu’au dehors ; observer le ciel, depuis ce dedans humide et dense, semblait dès lors relever d’une magie perdue ; on y sentait le poids insoutenable d’être loin du monde et de ses malheurs, et d’en être, pour cela même, plus terriblement proche.
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la solution du problème de la vie
[Journal • 11.03.22]
vendredi 11 mars 2022
11 mars 2022
« La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème. » Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus
On perd vite l’habitude des départs, des villes de passage et de leurs hôtels où le sommeil vient toujours trop tard : quelques jours à Toulouse, y entendre parler de la voie négative de la mystique, tâcher aussi de dire ce qu’il en est, pour soi, de ce qu’on retranche pour mieux arracher, et par-dessus ou à travers, encore et toujours essayer de traquer les armes sensibles capables de lever quelque chose en soi : et finalement, j’aurais surtout pris des photos de ponts, autant dire des reflets en perspectives fuyantes, images saisies au vol tandis que je courais, faisant rouler la ville sous moi, les yeux sur le téléphone pour savoir où j’allais et comment rentrer : le train ne se pose pas tant de questions ; sur la vitre, dehors, le monde s’efface sans pudeur.
J’aurais aussi beaucoup lu le Tractacus : c’est faux, on ne peut pas le lire, on regarde les phrases, on en parcourt les beautés sans fard, on ne peut les entendre que comme des fragments d’un poème, ou alors il ne reste que la drôlerie de surface (« les faits appartiennent tous au problème à résoudre, non pas à la solution »), au tragique de la banalité (« Ainsi dans la mort, le monde n’est pas changé, il cesse »), à la beauté des évidences (« Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière »), à l’indécence de la pensée nue (« Le monde l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux ») — reste ce qui reste, par exemple dans les mots lâchés par cet historien de l’art, lors de ces journées de colloque (mot qui rassemble en lui-même, le tragique et la banalité, de sorte qu’il est impossible à prendre au sérieux si on ne perçoit pas aussi son comique) : « Les choses impossibles à dire sont aussi les plus intéressantes », et puis l’historien de l’art a continué de parler.
Dans le train maintenant, la terre redevenue ce paysage défilant à trois cents kilomètres à l’heure, indifférent, je lirai les journaux, en consultant une carte de l’Ukraine, lisant le nom des villes, mesurant combien le monde se rétrécit encore, et encore, écoutant les informations, cherchant à savoir autant que possible ce qui se passe, être saisi de honte de le chercher, sachant aussi d’évidence que la honte me saisirait d’autant plus si je ne le cherchais pas, alors songeant une dernière fois à Wittgenstein, lisant la dernière phrase du bel ouvrage : Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.
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l’eau des fontaines qui coulent en Ukraine
[Journal • 06.03.22]
dimanche 6 mars 2022
Pourvu que le chant nous revienne,
Mon père, mort si jeune à la guerre,
Et l’eau des fontaines qui coulent en Ukraine
Altère notre soif dans les terres étrangères.Borys Oliïnyk, « L’Écho »
Des phrases comme Les combats font rage à Tchernobyl, ou La ville de Marioupol n’existe plus sont prononcées et tombent sur nos écrans pour écrire notre histoire, et plus tard, ou avant, l’expression tapis de bombes est lâchée ; nous apprenons des mots nouveaux : thermobariques, Iskander ; bientôt le la réalité est recouverte sous le terme de sous-munition : nous ne cherchions plus à savoir de quoi nous étions contemporains, et voilà que se déclenche de nouveau le passé avec armes et fracas et cette fois documenté en temps réel, nous de l’autre côté de l’écran et de la frontière, à bout portant — rien que la banalité martiale, la course au pire, fuite en avant qui se dessine déjà dans l’engrenage des alliances : nous sommes sans mémoire, et c’est pourtant avec elle qu’ils font la guerre, les nostalgies rances d’empires qui n’avaient disparu que sur les cartes.
L’avenue d’Odessa est tout près d’ici, je la saluais le soir sans le savoir, elle levait le signe d’une appartenance à ce qui déchire les frontières, raconte une Histoire qui n’était qu’à venir : le mot d’Odessa dressé ici comme une autre sépulture, ou comme dans les mausolées, le cartouche qui reste quand les armes n’ont plus de munition — le soleil se couche sur l’avenue d’Odessa chaque fois que la mer appelle à elle un autre soir ; il se lève sur Kyiv quelques heures avant ici, comme pour nous prévenir.
Ils disent qu’ils sont un million et demi à être sur les routes. Ils disent que Kyiv tient. Qu’Odessa ne tombera qu’après Zaporojia. Qu’à Moscou, déposer une fleur sur le sol est passible de prison. Ils disent qu’on est préservé. Qu’il faut voter pour eux. Ils cherchent les slogans. Borys Oliïnyk est mort en 2017 à Kyiv. À la fin de L’Écho, il écrivait simplement
La paix, frères,
Elle vit de notre sang, frères,
Et tout notre monde
Vit de votre sagesse,
Mes frères. -
achever un souvenir
[Journal • 07.02.22]
lundi 7 février 2022
Vivre : s’obstiner à achever un souvenir. René Char
Les nouvelles du monde ont des relents de mouroirs qu’on nomme établissements de soins ; en Chine, la piste de saut à ski est bâtie au pied de trois réacteurs de central nucléaire ; deux chefs d’État discutent en toute intimité — dira ce soir la radio – des mouvements de troupes de cent mille hommes massés à une frontière : dix mètres les séparent, de part et d’autre d’une table de marbre blanc ; on crève de froid au temps du réchauffement climatique : on crève de ne rien avoir dans le ventre : les actionnaires brûlent la banquise chaque jour ; si l’indécence ne vient pas à bout de ce monde, rien ne le pourra : ou alors dix millions dans les rues et en même temps, et traversés par les affects calmes et rageurs qui font basculer le réel ; ce soir encore, j’apprends la mort de George Crumb, en même temps que son existence et celle de sa musique bouleversante qui me traverse alors que j’écris ce soir, à sa dictée.
C’est à cela que ressemble un jour ? Aux sommes sordides de ces actualités ? Aux comptes de morts qu’ajoutent les vivants à la balance de l’Histoire ? Un ministre corrompu entre en prison le jour où un autre ministre en sort : faut-il que le compte soit là encore ajusté, et que rien ne dépasse ? J’écris sur l’Histoire mondiale de ton âme des notes qui n’ont rien à voir avec elle, tout avec son énigme, et je suis une part d’elle, sa part la moins sûre.
Sans son ombre, une chose n’est qu’une abstraction : et le théâtre est l’ombre du réel — je ne sais pas si la citation est exacte, c’est tout ce dont je suis capable de me souvenir du rêve ; cela tout à la fois me terrasse et me suffit.
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une existence
[Journal • 03.02.22]
jeudi 3 février 2022
Les choses n’ont pas de signification : elles ont une existence.
Pessoa
Du matin au soir, rien ne passera que du temps et des voitures comme si les unes entraînaient l’autre, et que chaque heure devait charrier tant de bruit ; tout allait à son but (loin de moi) — rien n’arrivait, les nouvelles sur l’écran défilaient elles aussi, mais je les lisais toujours avec tant retard qu’elles cessaient d’être nouvelles, remplacées par de la chair plus fraîche dédiée au même pourrissement : puis, le monde organisait ses décalages horaires avec sciences et doigté — au Danemark, où le pourrissement est un art de gouverner, toutes restrictions sont levées, dit la radio (à ce stade de l’histoire, personne ne juge bon de dire les restrictions de quoi, et pour quoi), alors qu’il y a moins d’un mois, ce pays était le plus frappé de tous : on lira donc ces prochains jours dans les journaux danois les nouvelles qui nous attendent, si elles veulent bien nous arriver — les variants savent comme chez Maeterlinck naître quand l’un des siens meurt, la loi est aussi antique qu’arbitraire : pour solde de tout compte, j’écrirai deux lignes et je devrai partir au théâtre, ma journée était faite.
Je marche dans les rues autour de la Joliette avant que l’histoire mondiale de ton âme ne commence (quel titre) et j’essaie de me souvenir de la première fois où je me suis perdu ici (c’était en allant aussi au théâtre, Nijinski et ses printemps inépuisables) — aucun souvenir, seulement le sentiment d’un immense chantier aujourd’hui achevé : ce quartier au bord de la mer ressemble au treizième arrondissement de mes études, que j’imagine aujourd’hui ne ressembler plus à rien — on ne fait que marcher sur ses propres ruines et la mer échoue sur cela aussi.
D’ailleurs, le vent est tombé, mais où ?
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de l’ombre d’une ombre
[Journal • 29.01.22]
samedi 29 janvier 2022
Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ? Ernest Renan
N’être que l’ombre de moi-même d’avoir traversé les jours comme si c’était des nuits : un fantôme après l’autre d’heures plus obscures que les précédentes ; la route vers la fac jalonnée de voitures à l’arrêt, tôles enfoncées, passager le téléphone à l’oreille implorant le ciel ou l’assureur et nous tous, ralentissant au passage, observant nos semblables et soulagés d’être épargnés ainsi, cette fois ; et entre les jours où il fallait tâcher de dire les mots qu’il fallait à travers le masque, le travail ici, sur la table même où je frappe ces mots, dans le silence, la solitude qui lui est sœur, sur l’écran les phrases toujours malhabiles essayant de nommer les rêves, les couloirs des villes, les jungles épaisses, les théâtres désirés — tout cela confondu peut-être, mais où ? —, et finalement recraché par toute cette semaine, ce soir, de l’autre côté du passé : quelles peaux mortes ai-je abandonnées ?
Il faudrait pouvoir réformer son existence d’un jour à l’autre : être le contraire de soi, et s’envisager toujours depuis l’envers jeté contre son visage — oui, sauter au-dessus de son ombre autant que possible, par exemple : maintenant.
Image qui reste de cette semaine : dans ce coin du monde comme perdu au milieu des choses, du temps et des villes, village bâti en pente, le chien nous suit, est-il perdu, il n’a pas peur, il tourne autour de nous, il monterait presque dans la voiture quand il faut partir : son regard de chien errant, vivant au présent de toute éternité la fin du monde joyeusement épars en lui-même, traquant seulement des bêtes moins féroces que lui, plus malades, n’attendant que la nuit pour trouver le premier trou où s’enfuir et dormir et ne pas rêver, je ne l’oublie pas.
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ce que nous nommons chemin
[Journal • 23.01.22]
dimanche 23 janvier 2022
Il y a un but, mais pas de chemin ;
ce que nous nommons chemin est hésitation.Kafka, Journal
Autour du pont qui enjambe les rails derrière Saint-Charles vers la Belle de Mai, la ville est dépeuplée : dehors, rien ; au-dedans du ventre des immeubles, quelques éclats parfois, des cris ou de la musique — partout des commerces fermés, la plupart pour toujours, certains affichent encore des numéros de téléphone à huit chiffres, d’un autre siècle, ceux de l’enfance, peints a fresca à même parois comme les bêtes fabuleuses d’autrefois, dans le même fol espoir de vivre dans l’éternité ; et cette pensée, au milieu du quartier mort vendu aux promoteurs, abandonné plutôt : que devient le chemin de fer quand le train ne passe pas ?
C’était mercredi — l’année avait repris, et avec elle, la route de Marseille à Aix, les retards ; parler devant cent étudiants en essayant de trouver les mots (ce sont toujours d’autres qui viennent) ; se rendre dans les théâtres ; entendre des paroles ; chercher la présence ; la colère ; ne pas dormir ; prendre des photos aux jours comme aux étalages d’un marché un fruit en espérant que le vendeur ne s’en apercevra pas ; vieillir ; n’être pas mort : voilà pour cette semaine.
Je regarde sur la carte virtuelle — street view, un de ces syntagmes intraduisibles — la route qui mène au nord de la Péninsule bordant la rive méridionale du Lac Huron, et le paysage me désole de bicoques flambant neuves, de villages pour retraités, drapeaux canadiens fièrement pavoisés, clubs de plongée, forêt entretenue, tout le ravage du monde : peut-être est-ce pour le mieux qu’on ignore où sont les fosses communes Wendats dans lesquelles reposent les derniers guerriers d’Aatentsic — je regarde les paysages, il n’y a plus que le ciel qui pourrait être le même qu’alors, quand on brûla les ultimes cadavres, et il change chaque jour.
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où je possède mon infini
[Journal • 18.01.22]
mardi 18 janvier 2022
Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit. Si c’est l’heure, je reviens à mon bureau, comme tout le monde. Si ce n’est pas l’heure encore, je vais jusqu’au fleuve pour regarder le fleuve, comme tout le monde. Je suis pareil. Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini.
Pessoa, Livre de l’Intranquillité
Ce qui tombe, avec le jour, le poids des heures et des nuits derrière elles, est plus lourd encore que ce qui vient, on le sait — on le reconnaît à cet étonnement d’être à la pointe extrême du présent et d’être poussé devant nous par les cadavres, debout sur leurs cimetières : ignorant de tout cela et plus encore : avoir le sentiment d’être les derniers anciens.
Sur la plage, ce soir, le garçon et la fille, allongés longtemps, je les vois de loin, soudain se dressent, lui d’abord, et dans la découpe impeccable du coucher de soleil se met à danser, ivre de lui-même et d’être livré à son corps délié, je passe à leur hauteur, il a les yeux fermés et il danse comme si c’était possible de danser sur la plage et dans le froid, la fille ferme les yeux aussi comme pour mieux le voir et le rejoindre dans sa danse, il y a de la musique, je l’entends, quelque chose de baroque et de mort composée pour d’autres qu’eux, mais saisie par eux comme si c’était la première fois qu’on posait ces gestes sur cette musique — j’ai la sensation des débuts, après les fins.
Une promesse que l’on tient ressemble sans doute à ce garçon, à cette fille, dansant dans le soir parmi les derniers qu’on connaîtra, ne songeant pas qu’on dansait aussi dans Babylone au troisième millénaire avant notre ère, persuadés alors qu’on était surtout aussi à la fin de toutes choses — les marques en témoignent sur chaque fragment d’argile —, mais dansant, yeux fermés devant la mer battue pour eux seuls, tandis qu’à leur hauteur je prenais une image que je garde pour moi.