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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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de l’ombre d’une ombre
[Journal • 29.01.22]
samedi 29 janvier 2022
Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ? Ernest Renan
N’être que l’ombre de moi-même d’avoir traversé les jours comme si c’était des nuits : un fantôme après l’autre d’heures plus obscures que les précédentes ; la route vers la fac jalonnée de voitures à l’arrêt, tôles enfoncées, passager le téléphone à l’oreille implorant le ciel ou l’assureur et nous tous, ralentissant au passage, observant nos semblables et soulagés d’être épargnés ainsi, cette fois ; et entre les jours où il fallait tâcher de dire les mots qu’il fallait à travers le masque, le travail ici, sur la table même où je frappe ces mots, dans le silence, la solitude qui lui est sœur, sur l’écran les phrases toujours malhabiles essayant de nommer les rêves, les couloirs des villes, les jungles épaisses, les théâtres désirés — tout cela confondu peut-être, mais où ? —, et finalement recraché par toute cette semaine, ce soir, de l’autre côté du passé : quelles peaux mortes ai-je abandonnées ?
Il faudrait pouvoir réformer son existence d’un jour à l’autre : être le contraire de soi, et s’envisager toujours depuis l’envers jeté contre son visage — oui, sauter au-dessus de son ombre autant que possible, par exemple : maintenant.
Image qui reste de cette semaine : dans ce coin du monde comme perdu au milieu des choses, du temps et des villes, village bâti en pente, le chien nous suit, est-il perdu, il n’a pas peur, il tourne autour de nous, il monterait presque dans la voiture quand il faut partir : son regard de chien errant, vivant au présent de toute éternité la fin du monde joyeusement épars en lui-même, traquant seulement des bêtes moins féroces que lui, plus malades, n’attendant que la nuit pour trouver le premier trou où s’enfuir et dormir et ne pas rêver, je ne l’oublie pas.
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ce que nous nommons chemin
[Journal • 23.01.22]
dimanche 23 janvier 2022
Il y a un but, mais pas de chemin ;
ce que nous nommons chemin est hésitation.Kafka, Journal
Autour du pont qui enjambe les rails derrière Saint-Charles vers la Belle de Mai, la ville est dépeuplée : dehors, rien ; au-dedans du ventre des immeubles, quelques éclats parfois, des cris ou de la musique — partout des commerces fermés, la plupart pour toujours, certains affichent encore des numéros de téléphone à huit chiffres, d’un autre siècle, ceux de l’enfance, peints a fresca à même parois comme les bêtes fabuleuses d’autrefois, dans le même fol espoir de vivre dans l’éternité ; et cette pensée, au milieu du quartier mort vendu aux promoteurs, abandonné plutôt : que devient le chemin de fer quand le train ne passe pas ?
C’était mercredi — l’année avait repris, et avec elle, la route de Marseille à Aix, les retards ; parler devant cent étudiants en essayant de trouver les mots (ce sont toujours d’autres qui viennent) ; se rendre dans les théâtres ; entendre des paroles ; chercher la présence ; la colère ; ne pas dormir ; prendre des photos aux jours comme aux étalages d’un marché un fruit en espérant que le vendeur ne s’en apercevra pas ; vieillir ; n’être pas mort : voilà pour cette semaine.
Je regarde sur la carte virtuelle — street view, un de ces syntagmes intraduisibles — la route qui mène au nord de la Péninsule bordant la rive méridionale du Lac Huron, et le paysage me désole de bicoques flambant neuves, de villages pour retraités, drapeaux canadiens fièrement pavoisés, clubs de plongée, forêt entretenue, tout le ravage du monde : peut-être est-ce pour le mieux qu’on ignore où sont les fosses communes Wendats dans lesquelles reposent les derniers guerriers d’Aatentsic — je regarde les paysages, il n’y a plus que le ciel qui pourrait être le même qu’alors, quand on brûla les ultimes cadavres, et il change chaque jour.
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où je possède mon infini
[Journal • 18.01.22]
mardi 18 janvier 2022
Chacun de nous a son propre alcool. Je trouve assez d’alcool dans le fait d’exister. Ivre de me sentir, j’erre et marche bien droit. Si c’est l’heure, je reviens à mon bureau, comme tout le monde. Si ce n’est pas l’heure encore, je vais jusqu’au fleuve pour regarder le fleuve, comme tout le monde. Je suis pareil. Et derrière tout cela, il y a mon ciel, où je me constelle en cachette et où je possède mon infini.
Pessoa, Livre de l’Intranquillité
Ce qui tombe, avec le jour, le poids des heures et des nuits derrière elles, est plus lourd encore que ce qui vient, on le sait — on le reconnaît à cet étonnement d’être à la pointe extrême du présent et d’être poussé devant nous par les cadavres, debout sur leurs cimetières : ignorant de tout cela et plus encore : avoir le sentiment d’être les derniers anciens.
Sur la plage, ce soir, le garçon et la fille, allongés longtemps, je les vois de loin, soudain se dressent, lui d’abord, et dans la découpe impeccable du coucher de soleil se met à danser, ivre de lui-même et d’être livré à son corps délié, je passe à leur hauteur, il a les yeux fermés et il danse comme si c’était possible de danser sur la plage et dans le froid, la fille ferme les yeux aussi comme pour mieux le voir et le rejoindre dans sa danse, il y a de la musique, je l’entends, quelque chose de baroque et de mort composée pour d’autres qu’eux, mais saisie par eux comme si c’était la première fois qu’on posait ces gestes sur cette musique — j’ai la sensation des débuts, après les fins.
Une promesse que l’on tient ressemble sans doute à ce garçon, à cette fille, dansant dans le soir parmi les derniers qu’on connaîtra, ne songeant pas qu’on dansait aussi dans Babylone au troisième millénaire avant notre ère, persuadés alors qu’on était surtout aussi à la fin de toutes choses — les marques en témoignent sur chaque fragment d’argile —, mais dansant, yeux fermés devant la mer battue pour eux seuls, tandis qu’à leur hauteur je prenais une image que je garde pour moi.
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le soleil d’une vie différente
[Journal • 16.01.22]
dimanche 16 janvier 2022
Affamées et geignantes, les villes s’écartent,
et au-dessus de la poussière des avenues
se lève le soleil d’une vie différente.Maïakovski, À pleine voix
Ô la lecture de Maiakovski, le soir, tard, dans l’épuisement, y cherchant des réponses à des questions non formulées et confondues avec le noir de la chambre, réalisant que c’est dans le quasi noir que je lisais, et prenant ce noir pour la lumière (et c’était le cas), traquant dans le noir les mots, déchiffrant, dans le mot à mot du poème Lénine une leçon impossible pour aujourd’hui, ne trouvant que de la beauté et devant faire avec, une fois le poème achevé — et ceci : l’amour n’est impossible et blessé qu’en raison de ce monde, que c’est là une raison de plus pour l’abolir —, ayant achevé la clarté autour de quoi se fait la nuit, et de nouveau craché dans la nuit, que faire, dormir peut-être, non.
Hier, le coucher de soleil sur la Major avait des allures de dernière chance, comme si le jour tentait de croire encore en lui, de jeter ses dernières forces dans la bataille, sûr que cette fois, ce sera la bonne : le jour durerait jusqu’au lendemain — il ne fait jamais autant jour que les soirs, en hiver, au moment où la nuit va se faire : et déjà ma nuit Maiakovskienne commençait, seulement je l’ignorais, je lui appartenais, j’étais ailleurs ; Marseille tombait et j’assistais à sa chute sans combattre.
Ce matin, plus encore que les autres, sortir de la nuit épuisée ; je lis que MH ne peut écrire que dans ces moments, au sortir des draps, avant la douche, quand le rêve mort encore sur soi ; au contraire : avant la douche brûlante et le café tiède, je ne suis capable de rien, seulement d’oublier le rêve et encore, j’y arrive parfois qu’au prix de grands efforts — ce n’est que lorsque tout est oublié, effacé, lavé, que quelque chose peut commencer et qu’il est possible d’arracher de soi tout ce qui ne peut pas se dire autrement que silencieusement sur l’écran qui affiche, péniblement, ces fragments de soi jetés comme on crie dans le noir pour mesurer, dans l’écho repris des parois, le gouffre qui sépare le corps du vide où il va.
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ma propre fin au-dessus de ma tête
[Journal • 10.01.22]
lundi 10 janvier 2022
Labourant la terre, griffant les surfaces du ciel, mon sang, ma sueur, c’est la mer. Pauvre délire. Je tape l’univers de mes petites mains. Éruption volcanique. Tout le corps traverse par des forces profondes, des courants d’air le long des os, des soubresauts, je tremble secoué. de quelles profondeurs en moi viennent ces forces obscures, de quel centre ? Des mondes sont là-dedans au travail, des univers, des galaxies en gestation. Flux, mouvements, petites bêtes qui remontent à fleur de peau. Je porte en moi un étrange voyage. Une ménagerie. Je porte ma propre fin au-dessus de ma tête comme épée, comme parapluie.
André Benedetto, Lear et son fou
À quel monde nous lions-nous ? c’est peut-être la question qui, en dernier ressort, nous reste entre les mains quand vers le soir qui ne cesse plus de tomber, on se retrouve, courant depuis une heure et soudain le souffle court parmi le long de la mer tandis qu’elle échoue et qu’avec elle échoue ce que le jour aura fait d’elle et de nous, que sur ces pensées épuisées par la course – le piétinement qu’est devenue la course –, les poumons en dehors de soi et les poings serrés (mais sur quoi , quelque chose qui manquait sans doute), soudain c’est là, sur la plage même retournée par elle-même, allongé de tout son long d’arbre un arbre — un fragment d’arbre plutôt comme on devine un poème akkadien à quelques signes découpés dans la pierre et qu’on rêve à l’épopée sur trois vers, voilà l’arbre, arraché de sa forêt mais jamais aussi près de lui-même étendu ainsi comme un cadavre que le vent remuait et que la mer, lentement, avait craché, refusant de l’ensevelir et déposé ici, tendrement, avant de furieusement l’abandonner : et c’est à moi qu’est revenu la tâche de dire les dernières paroles.
De refuser ce monde et de refuser de ne pas lui appartenir au risque d’être préservé de lui et de s’en tenir quitte ; de recevoir de la solitude l’appel et la déchirure ; de ne désirer se tenir, porte battante, que dans la circonstance ; de ne pouvoir faire davantage pour soi que ce qu’on déteste de soi ; de vouloir et tout et surtout le contraire de tout : le silence que cela fait quand on crie la nuit dans ses rêves : voilà ce que j’aurai noté dans le journal du jour dans la colonnes de choses faites si j’en avais le courage.
Le monde n’est pas établi devant soi pour qu’on lui appartienne, il est cette proposition d’appartenir ici ou là, et le choix se fait chaque jour et se défait à volonté : le monde, cet arbre arraché qui nommait le soir ; ce matin, j’y pense comme à un frère et je ne sais pas son nom, je sais qu’il est mort, je sais que cela ne change rien au cours de la bataille ni au sens des combats ; je sais que demain il fera jour même s’il manquera l’ombre — que l’ombre est l’autre nom donné aux révoltes quand on voudrait abattre ce qui abat les arbres au nom de ce qui tue les révoltes.
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hier, c’était pareil
[Journal • 7.01.22]
vendredi 7 janvier 2022
Il neige en ce moment, c’est une neige mouillée, jaune, glauque. Hier, c’était pareil - c’était pareil les jours d’avant. C’est cette neige mouillée, je crois, qui m’a rappelé cette anecdote qui refuse maintenant de se décoller de moi. Que mon récit soit donc sur de la neige mouillée.
Fiodor Dostoïevski, Carnets du sous-sol
La neige ne tombe pas, pour cela il faut une raison ; la neige n’ a aucune raison de tomber — si elle tombe, c’est comme nous, sans raison : bien sûr, il existe des causes, profondes et vérifiables, des enchaînements implacables de faits, des puissances organisées rigoureusement et qui s’exécutent, là-haut, des températures frottées à des pressions telles qu’impossible de se dérober, l’eau devient ce miracle, la possibilité d’autre chose que la terre, de plus léger que le vent, mais non, ce qui arrive est sans raison : c’est comme les croyances qu’on dépose dans un rêve, comme regarder ce qui passe, attendre, ou faire le contraire d’attendre.
La question était sans réponse, vers deux heures, quand elle est venue : est-ce tant qu’on est jeune qu’on impose à la fiction d’être son expérience, et est-ce que, vieillir, soudain, brutalement, c’est y renoncer, c’est laisser sa propre fiction devenir une expérience — la question était si claire, et sa formulation, tellement impossible, que je me suis perdu en elle, jusqu’à perdre le sens du mot fiction, celui du mot expérience, et qu’il ne restait que, flottant et morbide, les termes du renoncement, et de ce qui s’impose à soi et aussi, et surtout, mais avec un rire sans grâce, ceux du vieillissement.
À part les gros problèmes, rien n’est insurmontable, dit cette femme à la radio, au moment où je cherche à écouter autre chose que des bavardages sur le chaos, et j’éteins soudain, cherchant ce que pourraient être ces gros problème, en dehors de quoi rien ne serait insurmontable : la douleur, la mort, la solitude et la folie ? Oui, ceci de côté, tout pourrait être possible, évidemment.
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on peut désagréger le monde
[Journal • 04.01.22]
mardi 4 janvier 2022
On peut désagréger le monde par le regard le plus intense. Face à des yeux faibles, il se solidifie, face à des yeux plus faibles, il devient menaçant, face à des yeux plus faibles encore il devient pudique et fracasse celui qui ose le regarder.
Kafka, fragments posthumes Liasse de 1920
Faire face — j’entends cela toujours comme du fatalisme, avec fierté arrogante et viril d’endosser la posture héroïque, et sous la posture, le sentiment de la défaite, l’acquiescement à ce qui écrase : décidément, faire face, l’injonction morale de faire face, tiendrait lieu, ces temps-ci, de programme — enfant aussi, on aimait jouer à cela : devant la vague, dans l’eau jusqu’à la hanche, on faisait face : on voyait la vague monter, on devinait sa hauteur rien qu’à sa naissance, et elle venait s’écraser au moment où elle nous rejoignait ; on avait beau faire face, la joie de la vague était plus forte, la nôtre revenait à se laisser abattre par elle et à rouler sous la mer — nous n’avons rien appris, et quand la vague monte, on a désormais le sentiment de pouvoir la dominer rien qu’en haussant la voix.
Il n’y a pas à faire face ; au théâtre, si je me place sur le côté, loin, c’est pour cela : intercepter la frontalité ; chercher les lignes courbes, les croisements ; préférer le biais, comme une sorte d’oblique par quoi le monde nous parvient par éclats brisés : non, faire face n’est pas affaire de courage (de lâcheté), mais de fascination pour la catastrophe que le monde fabrique à mesure de sa Création — et on a encore moins besoin de fascination que de ce monde.
Devant la ville (ou suis-je plutôt, derrière elle ? De côté à elle, dans le mouvement que fait le rivage devant Marseille comme pour l’éviter ?), je regarde tomber le soir et c’est comme si la ville se levait tandis que la chute se faisait, peu à peu, puis rapidement, jusqu’à la brutalité du soir comme le désir quand il cède, et je ne faisais face à rien, la mer elle-même refusait, bête féroce devant le torero de pacotille, préférait ces rochers où échouer mieux, et j’étais au spectacle, j’en interceptais les forces songeant comment les détourner et rêvant déjà où les déposer, dans quel texte définitif les faire entrer tandis que j’aurai jeté la clé, quelque part, ici.
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vivre en libre cours
Journal • 30.12.21
jeudi 30 décembre 2021
J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources […]. De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.
George Perec, Espèces d’espaces
La voix de Perec, un an avant sa mort : déjà dans les poumons, le souffle court qui se cherche quand il rit, quand la phrase est trop longue — la voix de Perec ce midi pendant que déjà le soleil tombe épuisé de la matinée ou de l’année entière, d’une vie de soleil qui sait que c’est bientôt la fin, qu’il n’en a plus que pour quelques milliards d’années, alors qui garde encore des forces pour les derniers instants à venir quand il faudra donner ses derniers feux ; la voix de Perec qui n’a rien de cette flamboyance vaine et orgueilleuse, qui ne sait pas qu’elle va mourir, qui sait seulement ce qu’elle désire encore et encore, et encore — qui parle, dans cette émission qui a mon âge, des Cinquante choses qu’il faut faire avant de mourir, mais heureusement, c’est Perec, alors il déjoue la bêtise de la proposition, son injonction morale à vivre davantage, et va plutôt raconter une vie depuis ses désirs et ses perspectives, une vie qui n’aura jamais lieu, mais dit la vie mieux que les faits véridiques qui lui seraient attachés (comme à une corde le pendu), récit d’une vie à venir par ses désirs, depuis l’anecdote joyeuse et frivole jusqu’au désir ultime et impossible (rencontrer Nabokov disparu quelques années avant).
Parmi les désirs et les perspectives, il dépose un rêve en passant, sans s’y attarder : vivre quelque temps (il ne dit pas combien) dans un lieu désarrimé du monde, il ne le dit pas comme cela, Perec, lui il dit : « vivre en libre cours », sans point de repère du temps — et sans montre ; il dit cela avec le sourire tandis que son interlocuteur voudrait préciser : « dans une grotte, sans lumière », Perec répond simplement, non, pas nécessairement ; et il poursuit — ses rêves de vivre à Londres ou de faire la traverser du Maroc à Tombouctou en cinquante-deux jours à dos de chameau — il faudrait aujourd’hui plusieurs mois de marche embedded avec des forces spéciales armées jusqu’aux dents pour éviter les pickups avant de rejoindre le sanctuaire sacré de Sankoré –, d’apprendre l’Italien pour lire Dante.
Vivre en libre cours : je ne sais à quoi ressemblent ces lieux rêvés baignés de lumière, mais sans horloge ; ces lieux existent peut-être, dans le rêve, et peut-être est-ce une définition possible du rêve (cette lumière sur la nuit fermée des yeux) ; il faudrait fabriquer le monde qui soit un tel espace à l’échelle de tout, sans montre, oui, mais non pas sans passé ni devenir, pur devenir plutôt, sans retard ni avance, sans rien qui démange au poignet, la trotteuse fatale, les deadlines qui nous laissent plutôt morts que vifs, le libre cours de la vie, oui, si la vie était possible — il y a cet autre rêve de Perec, peut-être en écho, ou comme une rime d’espace sur le temps : passer la ligne de changement de date ; elle zigzague, m’apprend le net à l’instant, le long de différentes îles, on peut s’y tenir, une jambe hier, une autre demain, et le corps quelque part suspendu dans un présent qui n’aura jamais lieu qu’en soi : dans l’année qui s’achève, j’adresse mes pensées aux lieux de vie en libre cours où le temps passe en dépit de nous, et aux espaces de bascule des jours par quoi nous sommes à la fois le passant et le passage.
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au solstice dans le ciel
[Journal • 22.12.21]
mercredi 22 décembre 2021
La nostalgie est une structure du temps humain
qui fait songer au solstice dans le ciel.Pascal Quignard, Abîmes
Au jour du solstice, la terre toujours recommençante laisse une part d’elle dans sa course ; hier soir, relire le début du premier livre lu cette année (l’inouï L’Empire et l’Absence de Léo Strintz), et cette phrase (mais je l’ai déjà oublié, et la reconstruit) : la force de la mer est dans la marée, la force de la ville est dans son travelling ; il faut, plus qu’à n’importe quel moment résister à la tentation du bilan, et aller, de la force de la marée qui va en prenant appui sur elle-même pour aller, là-bas, dévorer toutes les Amériques depuis Honfleur sans savoir qu’elle sera elle-même dévorée dès l’embouchure du Saint-Laurent, et recommencer.
Au jour précis où le jour se replie sur lui-même, où la nuit l’emporte et devient le contretemps majeur, on se tient, là dessous, dans la solitude évidemment, comme la cendre se souvient du feu et espère du vent – et le vent, à cette seule pensée, vient et souffle, et dans le froid, redevient ce qu’il est, ce qu’on ignore, ce qui seul donne la direction.
La couleur du ciel, l’hiver, est plus terrible que l’été, car moins sûre d’elle-même, plus diffuse comme sont nos colères ces jours-là contre l’année passée, contre ce qui n’a pas eu lieu : c’est au nom de ces colères qu’on vient puiser les forces ; comme autrefois auprès des grands lacs les histoires échangées le soir pour passer le temps, faire ce grand troc des puissances afin que le temps passe, que les rêves se nomment eux-mêmes oracles, et que l’oracle se dise dans les termes du rêve pour terrasser la réalité : et que la réalité expire entre nos mains sous le ciel noir comme l’est la page blanche où rien ne demeure et où tout est à venir.
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rien de plus
Journal • 20.12.21
lundi 20 décembre 2021
L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.
Marguerite Duras, Écrire L’année finit toujours fatalement par ressembler à cela : ce qui tient de l’attente, mais comme de quelque chose qui est déjà passé — aux terminaisons des branches, le tremblement du vent, la possibilité de toucher le ciel, quelque chose qui tendrait vers ce qu’on ignore, qu’on pourrait rejoindre et qui n’est que du vent, son tremblement, mais l’arbre est là, la preuve, on est sous lui, il passera l’hiver, lui ; ces images de la fin qui viennent seules ne disent pas la fin, seulement ce qui lui précèdent, la fin, elle, l’arrivera que lorsqu’on ne sera pas là.
Vider les rangées de livres qui ne servent plus, c’est la tâche rituelle maintenant dans décembre, ces jours : les regards perdus vers la Wendake pourtant, je sais qu’ils resteront ; les remplacer par d’autres malgré tout pour les chantiers à venir qui ressemblerait à une ville, mais en pire — depuis quelque temps, la phrase, sournoise et vive accrochée à soi comme la fatigue le matin : il faut se dépêcher.
Les rêves des nuits passées ont ceci d’étrange qu’ils se poursuivent, éveil après éveil, mais reprennent à d’autres moments, opérant des sauts qui sont autant d’ellipses — c’est comme si le rêve avait continué sans moi, n’attendant pas mes insomnies pour aller de son rythme de rêve émancipé de moi, et je le rejoins, tâchant de deviner ce que j’ai manqué (tels corps ont disparu, tel fil de l’intrigue dénouée, d’autres encore en suspens), et je me dis : c’est aussi de cela que manque cette vie : ces ellipses intempestives qui nous jetteraient dehors, puis dedans, au lieu de cette obstinée continuité des minutes en nous.