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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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les traces de sang sur terre
lundi 30 novembre 2020
Les traces
de sang
sur terre
peuvent-elles
devenir
blessures
dans le nuage
qui passe ?Armand Gatti, La Première lettre (1978)
Le réel n’a pas de visage. On le lui a arraché. Il parle à travers une bouche vide, édentée, qui crache tout le sang du monde. Le réel insiste. Il voudrait dire ses bourreaux, et il crache, et son crachat peu à peu l’étouffe comme l’étouffent les gaz 2-chlorobenzylidène malonitrile dits lacrymogènes en raison des larmes qui soudain surgissent comme si on avait mal ou honte : on n’a pas honte, ou seulement pour eux ; mais on ne peut plus résister alors on court, on voit une rue qui s’ouvre dans la course, on la prend comme si on devait prendre son courage et des forces à la ville entière : nous attend, noire de pied en cape et frappant en cadence sur des boucliers en polycarbonate transparent la brigade de répression de l’action violente motorisée, cette brave Brav-M, qui charge en hurlant des mots incompréhensibles jusque sur nos crânes.
Le réel a aussi ce visage-là.
Rien ne l’étouffe, lui, ni la honte ni la peur, ni les gaz, ni rien : rien.
Pas besoin d’une bouche, les mots sont partout, dans moi, hors de moi, ça alors, tout à l’heure je n’avais pas d’épaisseur, je les entends, pas besoin de les entendre, pas besoin d’une tête, écrit Beckett — l’innommable Innommable d’aucun secours ce soir, mais on regarde les mots en cherchant où passer, comme toujours.
L’image : le corps de la jeune fille, soulevée par son ami, juste au moment où les coups vont s’abattre sur elle. L’image revient seule. Elle fraie ce soir parmi les autres, le type tabassé chez lui par quatre en armes dépositaires de l’ordre public ; le mot ordre public qui fait écran à l’image ; sur les écrans, les images qui font écran au monde : le monde qui devient cette image tabassée.
L’écran est aussi la surface horizontale du monde qu’il nous faudrait piétiner : l’image aussi s’impose, sans phrase.
Poème de Butor : Sur les nuages l’embrasement/la bouteille ou rage le gin/ou djinn aux mille et une nuits/qui nous ouvrira les vitrines/des trésors où dorment les traces/du passé verres d’outre-vue/fenêtres des vagues-voitures/les yeux du prochain millénaire. Son titre, Reflet, miroite dans le soir, tremble dans le tremblé de ces jours, incertains, terribles, prêts à basculer déjà.
Mais où ?
La semaine passée, dans l’enfer de Zoom, celui qui éloigne les êtres dans l’illusion de les approcher, tandis que je parlais assourdi dans mon propre écho, inaudible (quelques heures avant, impossible d’afficher mon visage), que tout donc prend l’allure grossière de l’allégorie désastreuse de ces jours, cette pensée aussi : qu’on se souviendra de ce temps immobile comme ce qui précédait tout, et la condition de toute fin qui rendrait possible tout recommencement.
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la mer est noire et murmure
lundi 23 novembre 2020
Homère, l’insomnie. Et les voiles tendues.
J’ai lu jusqu’au milieu le Catalogue des vaisseaux.
Cette longue couvée, ce long envol de grues
Sauvage qui jadis franchit le ciel de Grèce.Mandelstam, 1915
La mer est là pour qu’on vérifie la présence, calme et placide, de ce qui s’échoue seconde après seconde, et recommence. La mer n’a pas d’autres buts que de détruire l’idée d’en avoir un : elle n’a pas d’autre devenir que de devenir ce qu’elle ne sera pas, de la terre mordue de l’autre côté d’elle pour toujours. La mer est là pour qu’on jette les yeux sur elle et qu’on l’oublie. Les insultes du ministre de l’Intérieur sont un crachat à sa surface. La mer n’est pas là pour autre chose : recueillir les crachats pour que les enfants les piétinent.
Lire trente pages de Mandelstam, le soir, est le contraire d’être consolé. On n’a pas de mot. On n’a pas d’armes. On n’a rien. On lit une page après ce qui terrasse l’oubli pour toujours ; quand on ferme le livre, qu’on est prêt désormais à en découdre, on a oublié bien sûr, on est terrassé.
La phrase entendue dans la rue, tout à l’heure : je t’aime, mais pas autant que lui. (L’ai-je réinventée ?)
Grues s’enfonçant en coin vers d’étrangers confins,
(L’écume divine ceint la tête des rois)
Vers quel port voguez-vous ? Ô guerriers achéens
Vous seriez-vous, sans Hélène, souciés de Troie ?Aucun bateau à l’horizon : autant dire aucun horizon.
Il y a cette page arrachée des œuvres complètes de Saint-Just, déchirées à force d’avoir ouvert le livre jusqu’à m’en crever les yeux, et maintenant ? J’ai fixé comme je l’ai pu la page contre un cadre au mur, elle bat lentement au moindre courant d’air. Ce n’est pas qu’une image.
Je suis encore sorti sans le papier : en tournant la rue, la voiture de flics au rond-point, j’ai tourné l’angle ; accéléré un peu, regardé dans les rétroviseurs. On en est là ?
La mer n’est pas là, elle vient, elle ne cesse pas de venir, et de se refuser. Leçon encore.
La mer est une fosse commune qui déborde de cadavres d’oiseaux. J’y pense quand soudain, je m’y enfonce.
Seulement, les pieds plantés dans la mer, rien ne me sépare plus du Québec, du Fleuve, des torrents sauvages, des mondes neufs saccagés par nous autres : l’eau n’est pas seulement froide, elle ravive mes blessures à la cheville. Quand je sors, je ne regarde pas le ciel cette fois. La ville devant moi, morte, mortelle, devient une promesse, sa morsure. La ville devant moi, enfermée vivante, lance du sel sur mes souvenirs.
Tout est mu par l’amour — Homère et l’océan.
Qui donc puis-je écouter ? Car Homère se tait.
La mère est noire et murmure, vaticinant,
Dans un grondement sourd frappant à mon chevet. -
à cause de tout ce qu’il nous fait perdre
dimanche 15 novembre 2020
C’est ainsi que la vraie beauté ne nous frappe jamais directement.
Et qu’un soleil couchant est beau à cause de tout ce qu’il nous fait perdre.Antonin Artaud, Le Théâtre et son double Entre nous et la fin désirable de ce monde, il y aura toujours la police. Vers cinq heures, le soleil tombait comme une pierre dans l’oubli, la mer s’allongeait, le réel n’avait plus de force : il les avait jetés dans la bataille comme aux chiens on lance un os en espérant qu’ils se taisent et s’entredévorent peut-être, si seulement, et que tout cesse des cris et de la faim, de la peur surtout — inavouable, mais précise — de les voir se dresser sur nous ; on en était là des pensées quand les flics ont fait leur ronde.
Ma présence était-elle justifiée ? Vérifier que la journée finirait, que le soir tomberait (et précisément : à mes pieds) n’était pas une raison valable, semble-t-il. J’imagine que le regard du flic s’est posé sur moi ce soir-là, pour ma protection et celle de la commune cité, que je pouvais alors être un risque pour mes frères, mes semblables, comme ils pouvaient l’être pour moi. J’imagine pour me rassurer seulement et je n’y parviens pas.
Je ne sais pas s’il a seulement jeté un œil sur le soleil qui s’effondrait de l’autre côté de nous ; et si cette pensée est triste pour lui qui l’ignore, ou pour moi qui la possède.
Hier, au théâtre. Les répétitions sont ouvertes ; on se glisse dans la loi comme les enfants savent jouer de l’arbitraire des règles et de certains flous qui les entourent pour éprouver les limites du pouvoir : on est peu de choses. On prend la voiture, on refait la route ; on regarde les bas-côtés et de nouveau ils se remettent à exister. Même chose pour les corps sur le plateau tout à l’heure, la grâce féroce des gestes qu’on fait sur une scène pour vérifier que le temps passe et son labeur. Même chose pour nous dans la salle, écartés, solitairement effacés dans l’ombre, effarés d’appartenir encore, non pas à cette communauté de spectateurs, mais à la solitude même, noire et reculé.
Il y avait, à la fin, une averse d’allumettes et des cris de joie dans l’odeur de soufre.
En sortant, cette image d’une jeune femme allant au pied des bâtiments de l’université avec une poussette vide.
Rêve. J’étais aveugle, et je voyais. Je voyais ce que je ne voyais pas, étant aveugle, et le monde m’apparaissait comme à distance et perdu, impossible, visible dans son invisibilité même. C’était aussi difficile à décrire qu’évident à éprouver. Je longeais des magasins parisiens, frôlais des foules, traversais les boulevards — Quatre-Septembre ; La Fayette ; bientôt Bonne Nouvelle —, et je posais mes yeux morts sur toutes choses qui semblaient me plaindre ; on me regardait en pensant que je ne les voyais pas.
Le monde plus vif encore d’être saisi à son insu. Ou moi plus mort encore de ne vivre qu’arraché à lui.
Toute cette allégorie du présent éventré.
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l’énergie du désespoir
mardi 10 novembre 2020
Jour de malheur ! J’ai avalé une fameuse gorgée de poison.
La rage du désespoir m’emporte contre tout, la nature, les objets, moi, que je veux déchirer.Rimbaud, Brouillons d’Une Saison en enfer (« Nuit de l’enfer ») Convertir les forces noires de l’immobilité en désespoir, oui, plus noir encore, oui, et plus méchant, plus mobile, plus âcre, celui qui dans la bouche, oui, brûle, et oblige à cracher, impose de ne pas garder le silence pour soi, mais de le partager, oui, le désespoir, oui, mais lequel ? Par où ? — Seigneur, c’est un mur ; par là ?
Le mot d’ordre de Michaux : celui qui dit infusez davantage, est-il soluble dans l’air du temps, rance, latent, confortablement installé dans le désastre qu’on gère faute de mieux. La gestion des affaires courantes sent les latrines. Le mot d’ordre de Michaux ne sauve pas, il appelle : et après ? Ne désespérez pas, qu’il nous lançait autrefois — je me souviens, en ces temps, j’étais en mon adolescence : j’avais ce mot accroché à la porte de l’internat —, ne désespérez pas, infusez davantage.
Dans quelle liqueur forte faire infuser le désespoir, dis-moi ?
On annonce un frémissement ; la hausse de la courbe est moins pentue ; les morgues sont pleines, mais moins ; le monde agonise, mais étouffe son râle avec plus de pudeur. Partout est à la débâcle. On cherche les forces. On est prêt pourtant. On a fini de se préparer. On ne regarde plus le ciel en calculant vaguement les puissances de vent à venir qui emportera tout ; on sait que le vent est dans le corps et qu’il suffirait d’être tant à soudain souffler sur ce réel de cartes.
La phrase de Bensaïd : « dans le travail pour l’incertain, la seule règle est de prendre parti pour l’opprimé » — je la récite de mémoire comme on se jette, intérieurement, le bois qu’il faut pour chauffer la colère et rendre gorge à la tristesse.
On laisse ouvertes les écoles où s’entassent ceux qui toussent sous leur mauvais masque qu’on touche mille fois par jour ; on laisse ouverts les commerces pour ne pas qu’ils meurent quitte à mourir ou donner la mort ; on sauve ce qui peut l’être, et d’abord les apparences ; on élit un puissant pour la seule raison qu’il est moins fou que l’autre ; on bombarde l’Arménie ; on oublie lentement le temps qu’il fait de l’autre côté de la fenêtre.
Mais je n’oublie pas que c’est le 10 novembre. Ce jour avait vu agoniser Rimbaud. Chaque 10 novembre de cette vie, je me fais la promesse de me rendre au pied de la Conception et de jeter mes pensées vers lui, puis d’aller voir la mer, longuement, où ne l’a pas attendu le bateau qu’il désirait rejoindre ces dernières secondes.
J’ai manqué à ma promesse, comme toujours.
Cette fois, j’avais des raisons. Sur l’attestation de déplacement dérogatoire en application du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le législateur n’a pas cru bon d’ajouter, parmi les neuf motifs de déplacement, celui qui disait : se recueillir au pied du monde.
La réalité avait fini par reproduire infiniment le bruit de la terre qui heurte le bois du cercueil.
On lutte chaque soir pourtant pour ne pas se résigner ; hier, relire les pages d’un récit de deuil pour conjurer quelque chose que je ne saurai pas nommer.
On cherche des forces. Le monde conspire à les enfouir dans les impasses. Oui, on cherche les passages secrets où s’engouffrer parce qu’on n’en a pas fini avec lui, avec l’amour et son désir, avec l’enfance, avec le courage et la franchise ; avec la peur d’être lâche aussi ; avec les silences qui peuplent partout en soi la peine. Le monde enfermé par lui-même nous aura laissé finalement toute cette fatigue en partage – et dans notre corps, trouvera-t-on la force de la convertir en désespoir, seule capable, c’est vrai, d’en finir avec lui ?
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même un faux-mouvement
lundi 2 novembre 2020
Il aurait mieux valu / Même un faux mouvement /
Même un regard froissé, plutôt / Que ce geste évité / Ce geste absentDominique A, « Ce geste absent » (Vers les Lueurs, 2012)
Ce ciel, plutôt qu’un autre : celui-là, ou un autre. Ou rien. À choisir, rien. On dit : le bruit d’un arbre tombé au milieu de la forêt, personne ne le sait. Tout aussi bien sourd, le bruit de l’arbre foudroyé, que muet. Désormais, c’est l’arbre tout entier qui se dresse dans l’indifférence aveugle du monde, maintenant que de nouveau on se calfeutre.
Autrefois, on possédait au moins la dignité et l’élégance de tracer sur le linteau des maisons des signes noirs pour dire que la maladie était là, et qu’il fallait fuir, vite. À part ce signe, nous sommes moins fils que frères des cités pesteuses et des hommes apeurés.
Nous dormons dans les mêmes rêves, porteurs des mêmes imbéciles espoirs, sûrs que le monde sera le nôtre, plus tard, si seulement.
On réclame que tout soit fermé pour ne pas mourir de la maladie, que tout soit ouvert pour ne pas mourir. La séparation de la vie économique et de la vie nue a rendu ce monde impossible. Au milieu, d’autres vies creusent des nécessités aberrantes. Par exemple, seulement se plonger dans le silence.
Prelude en Do Minor, Op. 28, No. 20 de Chopin. En demandant des oracles aléatoires à sa musique, on tombe parfois sur des crevasses plus grandes que soi qu’il faut parvenir à grimper, tout le reste du jour, et on n’y parvient pas.
Image des boîtes aux lettres, leurs solitudes intactes parmi l’automne effondré déjà. Sur le téléphone soudain, cette nouvelle qui tombe : un entretien avec un penseur réactionnaire : « sommes-nous véritablement passionné par la liberté ? » Le titre porte déjà le sous-texte, plein d’éructation vengeresse, d’appels à peine masqués au crime de masse au nom de la liberté qu’ils ne veulent défendre qu’au mépris de ce qui la rend possible. J’éteins la maudite machine pour ce soir.
L’université est donc fermée. Indifférence ici encore. Le distantiel — ce mot qui promet aux nuages, mais sur lequel tombe la pluie grise et lente de la séparation — fera bien l’affaire, dit-on. On sait pourtant que parler à un écran n’est pas parler ; comme dire n’est pas s’adresser. On sait que rien ne traverse la paroi ; que tout se dépose. On sait déjà. On l’accepte au nom des morts sauvés peut-être. On essaie de ne pas penser à ce qu’on perd aussi, à ceux qu’on perd.
Rien n’aura lieu que le lieu : et même pas. Dans les couloirs vides des administrations, des villes, des mondes entiers seulement peuplés de ceux qui errent à leurs surfaces, le contraste avec les corridors pleins des urgences — mais sans images. On est constitué de ces absences d’images.
Entendu ce matin cette phrase de François Bon dans son édito matinal qui est désormais maintenant un rendez-vous important, avec soi-même, pour les bribes qu’on arrache : « Le langage, c’est notre maison ; le monde, c’est notre deuxième maison : le numérique n’est pas une maison, il est comment le langage advient dans la maison du monde. » La laisser résonner, ce jour, la laisser prendre la place, comme l’amiante sous les parkings qui coule et fait tenir la ville au-dessus.
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le dernier ciel avant le prochain
vendredi 30 octobre 2020
Ce que nous nommons chemin est hésitation. Kafka, ouvrage J’apprends, en saluant, à ne plus dire « au-revoir », mais « bon courage ». Ce qui sert à dater les époques tient à ces bascules infimes, ces poignées de mains qui se dérobent, ces visages qu’on ne distingue plus du tissu, et bientôt plus de l’écran. Regarder la lune longtemps fait penser à la solitude des marées. La pensée flotte parmi tout ce qui déchire. Puis s’efface devant le désastre qui prend la place partout laissé par le vide sidérant de ces jours. Guerre partout. Et on est désarmé.
Le temps est à la séparation. Ici, on sépare le travail de la vie, pour mieux asservir l’un et rejeter l’autre dans les limbes du temps non-nécessaire ; là on sépare les corps – tolérance pour les cimetières : oh morts, que la terre, sur laquelle repose moins de corps au dehors, vous soit plus légère –, au motif de vouloir les protéger. L’isolement est la solution trouvée par le présent pour préserver le commun. Être solidaire, c’est rester seul. Les injonctions paradoxales se bousculent jusqu’à tramer la syntaxe la plus pure de toute cette phrase qui parle à vingt-heures après les hymnes martiaux.
J’apprends, en saluant, à tâcher de moins m’excuser. De cesser de conclure par « j’espère ». J’y parviens parfois.
Rêve d’une averse de feuilles — il n’y avait pas d’arbres. On tendait les bras au ciel, comme une seule prière, mais d’effroi.
Au réveil, pour chasser le délire, lire longuement les informations — se laver d’une terreur par une autre.
J’ai entendu les premiers oiseaux, ceux de quatre heures, qui disait le jour se lève bientôt, n’aie pas peur.
Hier soir, je prends à la volée le dernier ciel avant le prochain. À minuit, le pays se résout à s’enfermer de nouveau, et pour combien de temps ? Oui, c’est alors qu’il nous faudrait des armes : non pour tuer, mais pour relever toutes ces heures morte parmi nous.
La maladie comme toujours dit le monde malade de ne survivre que dans sa propre exploitation. Elle relève le pire parmi nos frères, son semblables : le chacun pour soi ravageur, ou le seul contre tous. Elle aiguise les couteaux déjà pour ceux qui s’en repaissent.
Hier soir, levant les yeux à ce qui tombait tout autour de nous, je pensais : est-on la veille, ou le lendemain de ce qui ne cessera plus ?
Le prochain ciel libre de ses mouvements n’est pas encore né — nous non plus.
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pour dépeupler un monde dont je suis absent
mardi 27 octobre 2020
Un mur dénonce un autre mur
Et l’ombre me défend de mon ombre peureuse,
Ô tour de mon amour autour de mon amour,
Tous les murs filaient blanc autour de mon silence.Eluard, « Giorgio de Chirico », Mourir de ne pas mourir
L’histoire raconte que l’homme, en cavale depuis trente ans, venait d’apprendre qu’il n’avait jamais été recherché. L’histoire est vraie ; elles le sont toutes : la solitude de l’homme aussi, l’allégorie terrible et légère qui nous traverse. Des histoires comme celle-ci, nos jours en racontent mille par jour, chacune efface l’autre en se fracassant sur nous comme contre le mur de désirs épuisés.
En passant devant la maison abandonnée, je prends à la volée ces traces de portes emmurées vivantes, ces clôtures qui font signe vers nous, comme des appels désespérés, comme des traductions en langues inouïes qui hurlent.
Une autre histoire ? Des hommes, nostalgiques et affreusement riches (même pas) dînent ces jours dans des bus transformés en avion, à l’arrêt sur des tarmacs vides. Ils avalent des repas en sachet enfoncés dans des sièges étroits, face à de minuscules écrans — comme autrefois dans ces aéronefs dont peu à peu on oubliait qu’ils avaient servi à voler. Le réel commençait à mimer son propre effacement : cela suffisait à dater nos jours parmi eux.
Toi, que défendais-tu ? Ciel insensible et pur
Tremblant tu m’abritais. La lumière en relief
Sur le ciel qui n’est plus le miroir du soleil,
Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes,Dans les jours noirs où tout s’effondre, on n’a pas d’autres recours que le silence — et même lui est un piège. Sur lui pèse le soupçon de la complicité sordide avec l’ordre des choses. Il faut parler, oui, et dès la bouche ouverte, rien ne parle que le monde en nous et ses contradictions. Pendant ce temps, le ciel s’effondre comme des icebergs dans les mers ; la maladie est partout désormais dans ce monde éventré qui se répand ; les crimes atroces entraînent l’atroce du cycle des vengeances ; on est désarmé.
Qu’on prenne position et aussitôt nous assaillent les paradoxes — les replis sur soi qui nous protègent tuent : ce qui nous lie aux amis porte le risque du poison. On est sans horizon. On s’organise pourtant ; on cherche les passages secrets : ils sont peut-être entre deux pierres. Il faut inventer la mise en déroute de la réalité. Par où aller qui ne serait pas fuir ?
On ne sait pas. On enrage. On garde le silence et il ne perd rien pour attendre.
En attendant, j’attends. Je ne sais pas quoi. C’est l’autre maladie ; la mienne. J’attends. Je ne sais pas si je suis après ou avant. Si je suis seulement sur un seuil ; le bord de l’histoire laisse voir en transparence ce qui peut avoir lieu, qui se dérobe.
Je regarde les murs comme un arbre le ciel en cherchant comment plonger en lui.
Une dernière histoire encore. J’apprends la controverse qui oppose les savants : marcher, est-ce tomber, comme on le croyait si fermement, ou sauter ? Je sais bien, moi, que c’est seulement s’éloigner.
Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,
Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place
Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles
Pour dépeupler un monde dont je suis absent. -
généalogie des masques
lundi 12 octobre 2020
Le passé, c’est-à-dire ce qui ne peut plus désormais ne pas avoir été. Vladirmir Jankélévitch, L’irréversible et la nostalgie [1974]
Menant une excessive vie faciale, écrivait autrefois, dans des temps reculés si loin qu’ils semblent plus proches des ancêtres d’Homère que de nous autres, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages : et qu’en est-il ? De cette vie arrachée des visages, ou de ces visages arrachés à leur visage, de cette vie manquante de visages, visages amputés, où le masque dérobe comme sous le pas la falaise de qui s’en va plus loin achever sa chute, cent mètres dans les roches et jusqu’être être confondu avec elles : de cette vie dérobée, que reste-t-il ?
On datera ce présent à un sentiment : celui, manquant, de la reconnaissance. Et dire qu’avant ce présent les visages obscènes écœuraient. Oui, c’était avant, avant que tout soit jeté devant nous dans le manque, l’incertain, l’insignifiance aussi — sensation que rien de véritablement sensé ne pourrait avoir lieu dans ce temps de vacance du temps, ce temps lui aussi arraché à ce qui seule importe, ce temps abominable.
On dira : ça a commencé quand ils se sont couvert le dessous du visage, et ils avaient eu raison de le faire, seulement : ils jetaient sur eux une part du linceul où reposerait l’antique fièvre, celle des visages, de la reconnaissance, celle de ce qui disait : tu es là ? Je suis là. Je ne t’avais pas reconnu, pardon. Comme tu as changé. Non, rien de tout cela maintenant, on ne reconnaît plus personne ; on est de l’autre côté de l’indifférence ; on est vacant nous aussi ; le visage empêchait de tuer, disait Lévinas : qui le fera désormais ? On ne dit plus rien : on fait semblant de se reconnaître, et de ne pas se reconnaître. On s’éloigne.
Généalogies des masques. Surgi sur quelques pages, en quelques heures, ce rêve de récit autour de cette histoire de masques : ce récit qui restera à l’état de rêve évidemment. Tout commencerait évidemment par les funérailles de Sylla. Le cortège qui traverse toute l’Italie, Rome entièrement vouée au deuil et au rituel funèbre. Le soir, sous les flambeaux qui jettent dans chaque rue plus de lumière qu’au soleil de juin, on marcherait. Pour la mort d’un homme, il était d’usage qu’on sorte les masques des ancêtres moulés sur le visage du cadavre : les masques restaient suspendus au-dessus de l’autel des dieux, dans la maison, près du feu : et noircissaient avec le temps.
À la mort d’un homme libre, on sortait les masques : on payait les comédiens pour les porter, jouer les paroles des ancêtres qui viendraient accueillir leurs fils, petits-fils, rejeton des siècles. La République romaine avait vieilli : au-dessus du foyer brulant de cendres, ce n’étaient plus un ou deux masques. Mais des dizaines. Des centaines.
Aux obsèques de M. Claudius Marcellus, le vainqueur de Syracuse, six cents masques l’accompagnent. Quand meurt Sylla, le Général, le Dictator, le Grand Consul, ils sont six milles. Six mille masques de cire cendré, du noir le plus obscur aux blancs de poussière, qui marchent autour du cadavre, la nuit peuplée d’ombres qui est devenue Rome, vers 78 avant notre ère, qui l’inaugure et l’achève peut-être d’un même geste : celui de porter un masque noir, hirsute, et de hurler des paroles depuis la mort à un mort qui vient nous rejoindre et qui seul ne porte pas de masque.
Île du Frioul, dimanche battu par le vent : les baraquements abandonnés, combien ils étaient désirables, on ne saurait pas le dire.
Les pins qui poussent ici n’ont presque pas de tronc ; fauchés à la naissance, ils vivent à l’horizontale ; cherche à fuir le sens du vent, peut-être : la leçon est belle, et terrible, et douce.
Entendu, au passage tout à l’heure, cette phrase atroce : « il faudra peut-être s’habituer à cette vie. »
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La mort sans phrase
lundi 5 octobre 2020
Voici venir les jours où les œuvres sont vaines
où nul bientôt ne comprendra ces mots écrits
mais je bois goulûment les larmes de nos peines
quitte à briser mon verre à l’écho de tes cris
Desnos, Le poème à Florence Il n’y a pas de début il n’y a pas de fin il n’y a que ces lenteurs qui fraient des commencements toujours pris au milieu de leur trajectoire, il n’y a rien que cela, des lenteurs qui passent et semblent converger et elles ne convergent pas, elles cherchent seulement à passer, à sortir, elles ne savent pas qu’elles cherchent à sortir, elles vont, de leurs allures vives de somnambules qui pensent marcher avec leurs mains tendues et elles ne rencontrent que des murs, des peurs de murs, que leurs frayeurs de rencontrer un mur, alors elles vont, les lenteurs ne savent pas qu’autour cerne le terrain vague sans limites, sans regret, sans aucune pensée pour elles qui vont.
Voilà ces jours, et quant aux nuits, je préfère m’y livrer tout entier en secret : voilà ce secret dit aussitôt emporté, aussitôt évanoui, aussitôt oublié.
Vendredi, la poussière reposait autour de moi, retombant lentement sur chaque chose de ces années mortes.
Journal des jours ici : vides ; ne rien avoir écrit ; se taire longtemps à ceci d’absolu que le silence rend chaque jour semblable ; l’écrire en érode la surface, abîme. Journal des jours manqués ici : absorbés dans le grand ensemble des semaines amalgamées dans un même geste (se lever ; écrire ; se coucher – entre les deux, tout ce qui ne relève que de la vie et qui reste sans phrase). Sans phrase : je ne sais plus (oui, j’ai tout oublié) quel homme s’était avancé au procès du Roi et avait hurlé : « la mort » sans rien ajouter, contrairement à tous ceux qui se pensaient obligés d’infliger pour la postérité des discours navrants — je crois que c’est Sieyès. Et puisqu’on notait tout, l’homme chargé d’écrire ce qu’on hurlait pour les siècles comme une dictée funèbre nota : « la mort (sans phrase) ». On se passa le mot : on oublia la parenthèse. La mort sans phrase. La mort, sans phrase. Sans phrase la mort. Oui, décidément, ici comme toujours le mot fautif est d’une vérité atroce, sans au-delà ni rémission.
Il n’y a rien à dire après la fin.
Rien.
Le soir, je retire ma montre ; le temps n’est plus mesurable passé sept heures ; ce qui dévore au poignet est autre chose que la faim, que l’ordre des obligations sociales à remplir, autre chose que tout ce qui compte et se mesure ; autre chose que tout ce qui peut avoir un sens. Maintenant que le manuscrit est noirci jusqu’à la gorge, le temps s’ouvre comme ce silence qui dévore, le matin, sous la douche, qu’on réapprend à vivre.
Lire vers midi ces mots sur la résistance aux voix infâmes : ce qu’il faut de courage pour cela. J’ai lu pour la première fois le journal (le vrai : celui des jours officiellement produits sur nous, jetés sur nous comme de mauvaises vagues, l’odeur d’embruns qui ne nous quitteront plus), et évidemment la nausée, évidemment le sentiment d’inutilité du monde, mais efficacement ordonné contre nous, évidemment la terreur, la seule vraie.
Les universités à demi fermées, les théâtres à demi ouverts, la porte battante de ces jours ; les cafés ouverts hier, fermés demain, ou est-ce le contraire : le monde réduit à des mesures sanitaires à respecter, la colère en travers de tout ce sur quoi on pose les yeux. Il y avait la mer pour se laver ; quelques pages d’Éric Vuillard et de Desnos, de Gabily ; il y avait des stratagèmes pour se laver de toutes ces laideurs, il n’y en avait pas assez, les laideurs affluaient sans nombre. Il y avait soudain pourtant la fin qui ne consolait pas, mais entourait chaque chose d’un halo bienveillant et gentil, mordait la peau jusqu’au sang, jusqu’à ce que jaillisse quelque chose de vivant dans ces jours.
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en de sombres temps
mardi 15 septembre 2020
Vraiment, je vis en de sombre temps ! Un langage sans malice est signe / De sottise, un front lisse / D’insensibilité. Celui qui rit / N’a pas encore reçu la terrible nouvelle. / Que sont donc ces temps, où / Parler des arbres est presque un crime / Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits ! / Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue / N’est-il donc plus accessible à ses amis / Qui sont dans la détresse ?
B. Brecht, Poème à la jeunesse,
Le monde, épuisé par les hommes, avait fini par trouver refuge sur une île : et on cherchait comment bâtir un pont vers lui, sans qu’il s’en aperçoive — on se taisait. C’était le rêve de la nuit, précis : aussi précis que des griffes de chat sur le sac en cuir. Un long rêve muet et sobre, avec un sens clair, aucune espèce d’énigme sauf celle qui le dressait, rêve de pied en cape, dans l’arbitraire des signes qui le rendaient nécessaire. On rêve à de tels rêves : on passerait sa vie en eux, s’il n’y avait la question de la réalité, butée, tenace, excessivement là.
Les ponts qu’on bâtit ne rejoignent pas, ils disent seulement le désir terrible qu’on a, affolé, de refuser la déchirure : et de la dresser, de la maintenir, et de l’habiter avant de la traverser.
Le monde épuisé par les hommes finirait bien un jour par fuir : et tout commencerait.
La rentrée est un mythe entretenu par les pouvoirs pour que tout puisse avoir lieu : rien n’aura lieu. On a fini d’aller dans l’incertain, maintenant on y est. On est au milieu de l’incertain ; on se retourne, on ne se souvient pas d’où on vient ; on avance : impossible de savoir où on va. On est au milieu de l’incertain, c’est la seule chose dont on puisse être certain. D’ailleurs, on n’a pas de mot pour le dire. On dit l’incertain, on pourrait dire : on est au milieu de ce qui n’a pas de nom, et pour des années.
Il a suffi d’une maladie sans nom, qui ne possède que celle que les médecins lui donnent — ce n’est pas un nom, c’est une catégorie — pour que tout cesse du réel tel qu’on le connaissait, qu’on haïssait déjà : et dont l’inflexion neuve ne propose que de le caricaturer. Le monde en pire : c’est tous les jours.
Et la rentrée lance comme une vague de chaleur d’août au début de l’automne, comme une crampe : c’est simplement avoir envie de regarder le ciel tomber d’un seul coup (et il le fait).
Je lis qu’aux États-Unis, un lycée proposera l’ensemble de ses cours à distance. La maladie n’y est pour rien, ou par incidence. On a remercié tous les enseignants faute d’argent. Le monde en pire est devant nous : il est d’un comique navrant, comme une copie mal imprimée d’un manifeste fascisant, comme le raté d’un moteur, avant son explosion.
Je lis des pages sur la nuit du 8 Thermidor, cherchant l’heure où tout pourrait basculer du 9 et de tous les jours ensuite. Je comprends peu à peu qu’à chaque minute tout peut basculer : que chaque décision prise était peut-être la plus improbable, la plus essentielle donc : je lis des pages et des pages sur la nuit du 8 Thermidor, et manque toujours ce moment qu’il faudrait écrire, où Saint-Just, écrit ce qu’il ne lira pas.
Il y a ce titre que je ne donnerai pas à ce livre qui ne verra pas le jour : Solitudes de Thermidor. Il y a ce qu’il verra de la nuit, qui seule importe.