Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
au vertige du visible
samedi 16 octobre 2021

Loin des jeux serviles, je découvrais qu’on peut ne pas pas mimer le monde, n’y intervenir point, du coin de l’œil regarder se faire et défaire, et dans une douleur réversible en plaisir, s’extasier de ne participer pas : à l’intersection de l’espace et les livres naissait un corps immobile qui était encore moi et qui tremblait sans fin dans l’impossible vœu d’ajuster ce qu’on lit au vertige du visible.
Pierre Michon, Vies minuscules
Wandering IIEyds Evensen (2021)Eydís Evensen
« […] c’est le nombre d’hommes et de femmes en France qui vivent isolés et ne rencontrent jamais personne » — lance la radio hier sur moi comme on crache, comme on lâche un chiffre de plus, mais cette fois sans le chiffre et c’était peut-être le plus indigne, d’être jeté dans le jour ainsi et qu’on n’en parle plus ; voici maintenant votre temps de la matinée il sera ensoleillé sur un quart nord-est ; j’ai éteint — j’avais trouvé Eydis Evensen, Wandering II et je n’écouterai que cela l’heure et demie de route au ralenti, trois carcasses de voitures auprès desquels les mêmes visages apeurés, appelant au téléphone, et nous autres qui roulons, ralentissant pour regarder — regarder quoi ? — les tôles défoncées, les vies sur le point de, le soleil dans les yeux vers Fuveau ou quand Sainte-Victoire se dresse soudain (une pensée, toujours la même, pour Germain Nouveau (pas une seule pour Van Gogh, non), son presque cadavre faisant la manche au pied de la colline), et quand je couperai le moteur, je me demanderai si c’est en milliers, ou en millions, ces êtres qui ne rencontrent personne.
À quel endroit précis de soi l’intersection de nos vies se rencontre, je ne sais pas : un mois ou presque après avoir écrit ici, j’aurai pris le train pour Metz (je ne suis pas passé cette fois au jardin où l’arbre rose ne fait pas assez d’ombre pour empêcher que des soldats au Guatemala ne tirent sur tous ceux qui bougent — mais assez pour qu’on puisse se reposer et écouter du reggae en s’imaginant dans Babylone) ; j’ai vu la Moselle couler emporter les corps d’hommes autrefois jetés à l’eau — nous sommes le 17 octobre demain — ; j’ai été incapable de travailler dans le train, et peut-être est-cela aussi, encore, ne plus avoir vingt-deux ans ; j’ai lu deux livres miraculeux ; j’ai buté sur l’année 1623 et les regards des Wendats posés sur moi avec colère ne me quittent pas cependant ; j’ai prononcé le nom d’Artaud avec toujours autant de maladresse depuis toutes ces années où je tâche de le remuer devant moi, ou devant des corps d’étudiants rêvant à autre chose (et tant mieux) (pourvu que dans leur rêve quelque chose d’Artaud fasse irruption malgré eux) ; j’ai oublié les rêves ; je suis venu entendre, dans ce petit restaurant de la Porte d’Aix, les colères dignes et terribles qui vengeaient le désespoir, en attendant d’être vengés [1] ; je ne sais pas quoi d’autres et pourtant.
Il faudrait qu’on sache ce que cela veut dire, rencontrer quelqu’un, et si cela existe : si c’est possible ; si ce monde qui broie n’a pas été conçu et ne se déploie pas chaque seconde contre l’idée même qu’on puisse rencontrer quelqu’un : que rencontrer quelqu’un est une tâche de violence et d’hostilité tenue à l’égard de ce monde-là, qu’il est la preuve que ce monde n’est pas seulement haïssable, mais que sa destruction est la condition même de nos existences, je cherche ce soir le chiffre et je ne le trouve pas, il est peut-être quelque part, et je ne comprends que ce soir qu’il est en chacun de nous.
-
vagues cauchemars
lundi 20 septembre 2021

Les mots jouent, sur la pensée, le même rôle que la lune sur les marées. Armand Gatti, De l’anarchie comme battement d’ailes
D’avoir achevé ce soir ce texte en cours depuis presque deux mois (une rêverie étrange et inefficace sur le cauchemar – son rôle insurrectionnel – dans le théâtre de Marie NDiaye) me terrasse. Et puis, comme toujours, ce qu’il fallait dire, c’est en quelques mots qu’on finit par le lâcher, mais à la fin, ou presque, et en passant ; et c’est fini. On rend la copie comme toujours, comme autrefois : sûr d’avoir manqué la cible, comprenant, trop tard, que c’était soi-même la cible. Il aurait fallu écrire plus simplement que le cauchemar qu’est devenu le monde ne saurait être conjuré qu’en le rêvant plus horriblement encore, afin qu’il tombe à nos pieds, de terreur. Mais cela ne se dit : ne se prouve pas. Il aurait fallu écrire un long cauchemar, sans rien dire de Marie NDiaye, du théâtre, et de l’insurrection : seulement aligner les monstres, les crimes atroces, les ombres allongées jusqu’à soi.
Pour me laver de toute cette fatigue, j’irai saluer les surfeurs. Je les regarde longuement : ils passent bien plus de temps à attendre, dans l’eau glacée, ballotés sur leurs planches, qu’à surfer. Mais je comprends que c’est déjà surfer, attendre de surfer : que surfer ne sert qu’à mettre fin au geste de surfer, c’est pourquoi on le repousse jusqu’à l’épuisement. Quand ils ont esquissé quelques pas de danse avec la mer, vaincus, les surfeurs rentrent. La mer indomptée de nouveau, se poursuit. Comme toujours.
La jeune fille qui regarde le ciel tomber : que regarde-t-elle ? Je ne la vois que de dos. Cela aussi est l’image parfaite de cette vie : chercher à deviner le regard perdu sur ce que je ne verrai jamais, ces pensées intérieures face auxquelles le soleil s’incline.
-
qui ne viendra pas
jeudi 9 septembre 2021

L’homme est une attente. D’on ne sait quoi, qui ne viendra pas. Bataille, Julie
Recommencer. C’était le premier mot du film, et je l’ai manqué - je suis entré dans la salle en retard, et c’était déjà une manière de me glisser dans ces images. Les premiers plans dérobés, perdus, mutilaient l’œuvre devant quoi, jusqu’à la fin, je me suis tenu me demandant chaque seconde ce qu’ils avaient été, ce qu’ils auraient pu être. À la fin du film, je suis resté : on a voulu me chasser, j’ai seulement dit : je veux voir le début. On m’a laissé, sans doute fatigué d’avance de devoir inventer des raisons qui n’existaient pas. Je suis resté, oui, et j’ai vu les premiers plans : ensuite je suis parti, quand j’ai commencé à reconnaître ce qui allait suivre et qui possédait cette patine de mort qui se pose sur des images déjà vues, dont on anticipe vaguement l’enchaînement et perdent le charme fragile qu’un film tente de donner à cette vie écrite qu’il déroule. Dehors, le soleil m’a brûlé les yeux.
Donc, il s’agit de recommencer. Dans le pli de l’année civil, le début de l’autre, universitaire : toujours avec elle s’engouffre ces souvenirs de fin d’été qui insiste, sans trop y croire, sur l’ennui des classes. Je repense au film, à sa beauté tendre, enveloppante. Derrière moi, trois vieilles dames jetaient leurs critiques sitôt le dernier plan : je n’ai pas été assez émue, disait l’une ; on n’y croit pas, disait la deuxième : rien compris, lâchait sournoisement la dernière. Les trois parques ne disent pas autre chose, penchée sur nous, au moment de trancher définitivement, et de partir faire quelques courses.
Soleil sur la Camargue : comme un dernier, avant les autres. Tout repose sur cette virgule où bascule tout à la fois l’abandon, le recommencement et la croyance que rien ne serait pareil. Dans le film, plusieurs phrases sidérantes de douleur, de fatigue. Exemple : je ne m’en souviens plus.
-
et mourir ce que j’aime
lundi 30 août 2021

Y mourir ô belle flammèche y mourir
Voir les nuages fondre comme la neige et l’écho
Origines du soleil et du blanc pauvres comme Job
Ne pas mourir encore et voir durer l’ombre
Naître avec le feu et ne pas mourir
Étreindre et embrasser amour fugace le ciel mat
R. Desnos, Infinitif
Comme une blessure à hauteur d’hommes sur cette rangée d’arbres, une coulée de sang, nette, déposée sans effort comme on tue d’un geste, comme on caresse sur la gorge la pointe du couteau. Dernières lumières du jour, ce dernier jour de l’année — demain, il faudra rentrer, et comme chaque année, c’est le mystère : on ne sait pas d’où on rentre, où l’on entre, par où s’échapper. Il faut regarder sans baisser les yeux la prophétie du soir : cette entaille sur le monde que fabrique pour nous seuls la nuit quand elle tombe sur tout ce qui existe, lumière plus terrible parce que déjà effacée à peine déposée, déjà lointaine quand elle se fait, déjà emportée pour toujours au moment où soudain.
Au milieu de la nuit, réveil brutal : au-dessous du genou, comme une morsure ; et le lendemain, je boiterai un peu, la peau sera dure, et deux crochets saigneront. Sans doute une araignée. Je l’imagine aller sur ma jambe, et repartir, et revenir, et soudain, pour se défendre d’un faux mouvement que j’aurais esquissé dans mon rêve, se jetant sur moi, espérant peut-être me terrasser, et le faisant ; et s’éloignant, ivre du sang, comme un baiser dans le soir qu’on dépose avant de partir parce qu’il le faut, dans la terreur, et les larmes, dans la fatigue, et l’ivresse : la joie de m’arracher à la nuit et de me jeter dans ce monde vague, qui tangue.
Peu de choses en vérité ne sont pas des leçons, pourvu que de ces leçons on ne tire rien : ni morale ni sagesse, seulement l’énigme qui lance, seulement plus de désarroi, plus de colère de ne pouvoir faire face à la réalité, plus de rage de s’en revêtir malgré tout, comme un vêtement trop grand qui prend pourtant la forme de mon corps.
Gagner les hauteurs abandonner le bord
Et qui sait découvrir ce que j’aime
Omettre de transmettre mon nom aux années
Rire aux heures orageuse dormir au pied d’un pin
Grâce aux étoiles semblables à un numéro
Et mourir ce que j’aime au bord des flammes -
les mots les plus simples doivent suffire
samedi 21 août 2021

Et toujours je pensais : les mots les plus simples
Doivent suffire. Si je dis ce qu’il en est
Chacun sentira son cœur se déchirer.
Tu vas périr si tu ne te défends,
Ça, tout de même, tu le comprendras.Brecht, (Poèmes, 1940)
Ciels de Touraine : les plus impermanents que je connaisse, les plus transitoires, qui ne font que passer, et passant, se laissant aller, traînant et traînant à eux une part d’eux-mêmes, pas la plus lumineuse, la part la plus traînante, la plus obstinée à demeurer ciel de traîne sur paysage de centrale nucléaire, ciel nombreux sous quoi la sorcière de Panzoust fait les rêves aussi peccables que ce ciel éclaté, grenade de ciel, lâche, rêveur : ciel qui nomme ce qu’il en est de nous quand on laisse en arrière cette part de soi secrète dont on se défait pour mieux oublier le secret, afin qu’il le demeure.
Jours de grande lenteur, dans le pli d’août, qui pourrait être celui de l’année — les heures s’accrochent comme dans les ronces aux chaleurs ; les moustiques nous dévorent ; le sang qu’on a sous les doigts quand on les frappe n’est peut-être pas le nôtre ; on marche sur la ville tapissée de masques morts ; on prend des douches glacées ; au milieu de la nuit, la fenêtre est ouverte sur le peu de fraîcheur que cette vie nous concède, on la prend aussi, en regardant ces heures qui ne comptent pas : vraiment, ce pli gorgé d’attente est comme une vengeance sur les mois à venir où tout se bousculera de nouveau, où chaque heure précipitée sur l’autre dévorera tout. Se livrer entièrement aux heures vides et en éprouver immédiatement la nostalgie, le luxe perdu. Songer le vingt-et-août au gel et aux premières neiges comme pour mieux se laisser traverser par la soif : journal de ces jours.
Dans les rues, alors que toute l’organisation forcenée du monde pousserait aux luttes, la seule lutte qui s’organise est incompréhensible. Regarder les samedis se remplir aux appels de ceux qui hurlent les libertés comme un dernier caprice d’enfant tandis que meurent en silence ceux qui voudraient seulement de quoi respirer : face à face, les images sidèrent. Par-dessus s’ajoutent celles du Beyrouth qui se vide comme un corps ; de Kaboul ; des feux en Kabylie. Et par-dessus encore, celle-ci qui les emporte déjà toutes : pour la première fois, il pleut au sommet du Groenland.
-
comme au sommeil
samedi 24 juillet 2021

Que faut-il ?
Se préparer à la vie future comme au sommeil.
Il est encore temps.
Demain, il sera peut-être trop tard.Nerval, Pensées
Rêve dense, incompréhensible, interrompu, qui se poursuivait d’un réveil à l’autre toute la nuit — long couloir, portes qui n’ouvraient que sur des portes, sauf que c’était dehors, la rue le soir, que les bêtes s’approchaient dans le dos, qu’elles se jetteraient sur moi si je me retournais — au matin, la fatigue plus grande qu’au coucher d’avoir traversé ce couloir, la ville entière, souffle rauque sur la nuque : dehors, le vent s’était levé dans le ciel lourd sur le point de crever, ce qu’il ne ferait pas.
L’été renvoie d’autant plus à nos enfances qu’elles sont perdues, qu’elles reviennent pour cela et cela seulement : qu’on sache qu’elles sont perdues. Alors, c’est l’été aussi qui semble perdu, quand bien même se déploie-t-il là, devant nous, dans le cri des cigales, la chaleur, la lenteur des soirs : l’été dans le pli de l’année qu’il marque, témoigne aussi d’une fin. Les deuils s’accomplissent. Le soleil les rend d’autant plus accablants, l’indifférence du temps qui passe sur nous comme une charge d’animal.
L’image sur quoi se fermait le rêve paraît indubitable : l’eau montait, à même la ville, mais par en haut ; il ne pleuvait pas, l’inondation prenait lentement, par le ciel, on savait bien qu’il fallait creuser, on n’avait que nos doigts, je m’asseyais, j’attendais que les bêtes se jettent sur moi pour me délivrer.
-
contre la lumière qui meurt
lundi 19 juillet 2021

La vieillesse devrait brûler et se déchaîner à la tombée du jour ;
Rager, rager contre la lumière qui meurt.Dylan Thomas
La salle d’attente est une sorte de couloir aux murs parfaitement blancs sur quoi s’accroche la lumière qui tombe, dehors, avec le poids mort de juillet à midi. J’attends, que faire d’autre : la salle d’attente remplit pleinement sa fonction, toute entière bâtie pour cela et rien d’autres. D’ailleurs, nous sommes plusieurs à attendre. Deux vieilles femmes, venues ensemble sans doute pour s’accompagner dans le malheur — impossible de savoir laquelle est la plus malade, la plus proche de la terre. Elles ont cessé de porter leur regard sur les choses et semblent désormais attendre ; ici, elles accomplissent cette tâche à la perfection. Et un homme, le visage défait, cheveux ras, regard perdu aussi, terriblement inquiet, mais comme depuis des mois, des années peut-être, alors l’inquiétude a fini par fabriquer un visage sur son visage qui est devenu son regard, l’image de sa vie inquiète exposée à qui le regarde. On m’appelle.
Je tends les papiers, la bureaucratie habituelle ; ce n’est pas la première fois, non — mais cette fois, ce n’est pas le poignet, c’est le genou. On me tend un document que je remplis, cochant les cases machinalement : je n’ai ni valve cardiaque ni élément contenant du fer près des yeux ou dans la tête — à ma connaissance — qui pourrait constituer un facteur de risque majeur (la parenthèse précise : décès, cécité). Je coche les cases l’une après l’autre, dans la partie réservée au non. L’homme a été appelé aussi. Il est à côté de moi. Son inquiétude se renforce quand on lui demande des documents qu’il n’a pas ; il videra ses poches et son sac, il aurait vidé son crâne s’il le fallait, mais il doit se rendre à l’évidence première : non, il n’a pas ce document. On lui demande sa date de naissance, qui suffira (à quoi bon donc ce document, si ce n’est pour l’inquiétude et donner l’apparence d’un rôle à la bureaucratie ?) et sa voix traînante, paralysée presque, articule faiblement : le vieil homme est donc né six mois pile après moi.
Ce qui date notre vie n’a rien à voir avec l’âge, les intervalles statistiques où la sociologie nous place — entre vingt et trente-cinq ans ? —, les cartes de réduction qui nous sont réservées (et qui n’existent plus : il faut être enfant ou senior, et pas de milieu). Rien, non. Pourtant, je me sens terriblement contemporain de celui qui, à vingt-deux ans, regardait par la fenêtre de cette chambre de Montorgueil d’où je voyais la ville, et qui écrivait à la dictée ce qui s’y passait. Plus tard, j’ai brutalement pris conscience d’être possesseur d’un passé, comme d’un bloc de sensations perdues, inapprochables désormais. Maintenant, je vivrai avec le regard de ce vieillard de trente-sept ans dont le corps tremblait à côté de moi dans cette salle d’attente de l’hôpital ; en sortant, le ciel était bleu pâle, souverain, indifférent. Midi avait passé et j’avais terriblement soif, je n’ai pas retenu le nom de l’homme aux papiers répandus devant lui, qui n’avait plus que sa date de naissance pour se prouver.
-
nuit sombre au-dedans d’une pierre
samedi 17 juillet 2021

Au revers qui paraît l’endroit, au cœur d’une prise sans emprise, au long des heures, à l’orée de l’indéfiniment prolongé de l’espace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre ?
H. Michaux, Poteaux d’angle
On reconnaît les époques de confusion à ce qu’elles jettent sur nos visages le désir de fuir le monde tout autant que celui d’y plonger, pieds joins, mains nues, pour s’expliquer avec lui. Les deux désirs, eux-mêmes confus, on voudrait les fuir ou s’expliquer avec eux : vraiment, on reconnaît les époques de confusion à la confusion qui nous saisit quand il faut envisager le lieu où nous sommes et les lignes de partage. On sait qu’on est une raison de cette confusion, une part d’elle, et le désir de fuite et de combat revient.
Quand la confusion n’engendre pas seulement de la confusion et des désirs, mais le risque de s’abîmer dans l’époque, on rêverait plutôt d’un lac maya en Amérique centrale, où on se laverait matin et soir en regardant les volcans éteints. Mais non : l’époque serait là quand même, ses débats qui se débattent, ses cris imbéciles, l’absence imbécile de cris aussi — cris qui tombent toujours à côté de la cible, et la cible qui se frotte les mains.
Le mardi treize juillet, rue Thubaneau, à Marseille, à deux pas de la Gare Saint-Charles, je tombe au hasard sur l’ancien club des Jacobins d’où est parti en cortège le chant fameux : la date était la même, ce treize juillet — l’année seule changeait. Et dans ce qui basculait dans le changement infime de quelques chiffres, s’engouffrait l’incompréhensible. Les mots de mourir et de libre semblaient dire quelque chose, mais quand on les hurle aujourd’hui, on n’entend rien de ce que les mots jetaient depuis les gorges de 92. Que faire de ces mots ? Les laisser ? En forger d’autres ? Les relever ? Trop usés d’avoir servi, ils sont épuisés. On les entend toujours comme de seconde main, grotesques presque. C’est comme le mot d’amour dans les poèmes médiévaux : je sais bien que c’est tout autre chose que le mot nomme, que ce pourrait être un autre mot.
Reste que les corps qui aimaient ressemblaient aux nôtres ; et les cadavres aussi qui tombaient, tombaient avec les mêmes gestes, partageaient avec nous le même désir nu de vivre encore. Je pense à ces gestes comme je pense aux cités lacustres en pays maya : avec la confusion qui nomme la colère de n’être pas ailleurs, date le désir d’inventer d’autres manières de vivre l’ici, réarme chaque jour.
-
oh ! les pierres précieuses qui se cachaient
mercredi 14 juillet 2021

Aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise, Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée. Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.
Rimb, Après le Déluge
On ne sait pas quoi faire de ce jour : il est toujours trop lent, trop lourd comme un ciel qui précède l’orage (on sait qu’aucune pluie n’en tombera) : oui, ciel increvable appelé à recommencer sans s’accomplir jamais. Puisqu’il serait trop simple de décider ce que serait ce jour, il nous faut faire avec ce qu’ils en ont fait. Alors peut-être que ce jour est comme les autres, mais en pire. On pense aux prisons arrachées à mains nues, mais ce n’est pas cela qu’ils fêtent évidemment, la brutalité politique du soulèvement qui est sans doute même le contraire de ce qu’ils célèbrent dans le bel ordonnancement des patrouilles aériennes. Le Quatorze juillet a autrefois eu lieu deux fois : sur les boulevards et dans le feu d’abord, les murailles qu’on éventrait non pour libérer les quelques fous, mais pour venger dix siècles d’arbitraire ; et l’année suivante, sur un Champs de Mars apaisé, les serments d’union devant les pouvoirs que l’insurrection avait voulu renverser. On est le rejeton de ce hoquet et on voudrait seulement qu’il pleuve.
Sur ces jours, ce sont les deuils qui recouvrent tout, nomment ces heures. Je n’ai pas souvenir d’un été sans deuil ; juillet possède pour lui le poids de la terre qu’on jette sur les corps qu’on pensait éternels. C’est ainsi. Il est juste que ce soit le mois aussi où la nuit recommence à gagner sur le jour.
Image de la France : dans ce village des Alpilles, on a dessiné la carte avec des pierres. Décidément, le monde est ainsi fait que les frontières correspondent : chaque pierre signe un territoire. Que faire de cette image aussi ? Pays comme pierre. Si aucune pierre ne ressemble à une autre, il s’agit à chaque fois de pierres, non ? Il faudrait jeter des pierres sur les pierres, on les verrait se multiplier. On les ramasserait. On les jetterait sur autre chose que des pierres ; sur la première prison levée devant soi par exemple. Les pierres n’ont pas la même densité, et nous autres, pas la même force dans l’épaule pour la projeter avec la même force. Si la Bastille était une image, un symbole, les cadavres n’en étaient pas devant elles qui sont tombés afin que ce symbole soit un appel capable de servir après sa fin. Où trouver des pierres, et où la force de les jeter ?
-
le monde est la tombe où le néant pourrit
lundi 5 juillet 2021

Le néant s’est suicidé,
la création est sa blessure,
nous sommes ses gouttes de sang,
le monde est la tombe où il pourrit.G. Büchner, La mort de Danton
Je n’avais plus vu la nuit depuis des mois. Est-ce qu’elle manquait, tandis que je ne savais pas qu’elle me manquait ? Le manque se crée malgré soi peut-être, et fore plus loin que soi. Quand je lève les yeux, la nuit est là toute entière, d’un seul coup, et sans nuance, brutalement dressée pour moi seul. Elle venge. Je la regarde longuement avant de rentrer cette nuit-là.
Journal : ce qui écrit les jours où la nuit n’a pas eu lieu. Ce peut être une définition. Je ne lui fais pas confiance, à elle pas plus qu’aux autres ; journal : ce qui résiste à toute approche possible, ce qui devance toute hypothèse de la nommer, ce qui excède en tout.
Impression ces jours de basculer ailleurs ; ce n’est pas l’été, ce n’est pas la fin de l’année, c’est autre chose — c’est l’approche d’août peut-être [2]. C’est la chaleur désormais accablante et pour deux mois. C’est de n’être pas à Avignon, refuser cette année la folie furieuse et la foule, aussi. C’est l’impression de sortir du tunnel d’un an et demi ? (Mais le tunnel semble se refermer encore, dès qu’une lumière timide se fait, alors, je ferme les yeux). La nuit n’est pas l’envers du jour : mais subterfuge fait pour nous ouvrir les yeux/sur ce qui reste irrévélé tant qu’on l’éclaire, disait le poète — mais reste de passé parmi nous pour nous enseigner la seule leçon qui vaille de l’histoire : qu’on la ramasse, et qu’on la prenne dans nos bras et nos lits, qu’on l’y emporte, qu’on la jette sur le jour pour en prolonger les rêves.
[1] et aussi : j’ai écrit cette lettre que je me refusais d’écrire, et ce n’était pas par audace, non, ni par dette, seulement parce qu’il fallait bien en finir avec cette pensée et avec le livre : je l’ai fait, et cette pensée demeure
[2] Savoir cette vie de Saint-Just et ses poussières ces jours-ci entre quelques mains amies, avant qu’il ne s’éloigne tout à fait de moi lorsqu’il paraîtra, a quelque chose de singulièrement rassurant — avant d’en finir définitivement avec ce livre porté dix ans.












