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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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couleur passée des jours
jeudi 26 mars 2020

De l’extérieur, on triomphera toujours du monde en le creusant au moyen de théories qui, aussitôt, nous feront tomber avec elles dans la fosse. Ce n’est que de l’intérieur que l’on peut se maintenir et maintenir le monde dans le silence et la vérité.
Kafka, Journal, 20 octobre 1921
Quel mois sommes-nous dans la semaine ? Lorsque les Nuits Debout se tramaient dans l’euphorie de l’invention politique des commencements, décision avait été prise de déroger au temps comptable des gestionnaires qui avaient décidé que tout passerait, tout, et le temps, et l’oubli. Alors pour conjurer la vengeance de l’ordre normé de l’époque, on compta soudain au-delà du temps réel : arrivé jusqu’au 31 mars, le lendemain tomba un 32. Sorti de ses gonds, le temps. Rien n’avait empêché le 33 mars d’avoir lieu. Puis le 34. Jusqu’à la mort — qui arriva avec l’été, et on se réveilla ; le mois de juin était tout autour de nous étale et indifférent. Tout le contraire ces jours.
Depuis le 16 mars, le 16 mars recommence ici chaque matin de chaque jour ; comme le 9 mars recommence l’Italie de chaque heure : comme le 15 mars en Espagne : comme un 20 mars en Colombie. Tous ces jours ensemble marquent l’arrêt des temps communs, ceux qui produisent du temps après lui. Un même jour se répète, qui s’use à mesure qu’il produit sa propre répétition : s’efface comme de l’encre épuisée du photocopieur ; comme on dit d’une couleur qu’elle passe.
D’une couleur passée, on dit qu’elle garde la mémoire des teintes effacées ou qu’elle la perd ?
Je me souviens de l’histoire de l’autre rivage des Syrtes : Ulysse et ses amis avaient trouvé cette île : on leur offre à manger. Les fleurs de lotus font perdre la mémoire des compagnons qui les dévorent : et ne savent plus soudain qui ils sont ni d’où ils viennent, ni où ils vont. Ulysse prend rapidement le large. Oui, l’histoire revient comme le contraire de la fable. Des voyages au lointain, on prend toujours le risque de se laisser avaler par l’oubli, de ne plus éprouver de nostalgie ou de désir d’après, de sortir de l’Histoire et de s’installer dans la répétition de l’oubli, une bouchée après l’autre.
Des voyages immobiles de ces jours, la radio nous sert la soupe de lotus des jours fatigués d’être repris et reprisés, lavés, délavés dans les mêmes eaux sales des calculs égoïstes des nations et du temps à combler.
Allumer la radio : la journaliste proposait de faire entendre les meilleures volées de cloches d’église du pays, qui saluent le soir venu le sacrifice des soignants. Puis, on nous parle des masques de plongée qui servent en salle de réanimation pour palier la pénurie : l’image est terrible. On plonge ainsi dans les profondeurs de la gabegie d’État pour affronter la mort avec des articles soldés par Décathlon : éteindre la radio.
Ciel sans solution de continuité : continûment aspiré vers ses mêmes variations qui feront de lui le même ciel, jamais semblable.
Seul horizon : la continuité ; on peine à voir ce que sera l’après ni s’il viendra dans un temps pensable au dedans de ce temps. On se dit que l’occasion est bonne d’en finir avec ce temps qui apparaît nu, le sens de ses priorités, la valeur de ses promesses brûlées avec le stock de masques FFP2.
Pour l’après, craindre qu’il soit pensé sur le modèle du présent : partout, le refus de se réunir pour penser et agir ; partout, la continuité pédagogique à distance, les corps absents ; partout, la pacification technologique ; partout les rues vidées et occupées seulement par les patrouilles ; pour l’après, craindre que l’état d’urgence sanitaire soit un modèle de bon gouvernement : les funérailles expédiées, les prisons abandonnées, les sans-abris livrés à la pure violence, la distanciation sociale comme ultime argument policier pour criminaliser les rapports de force politiques. Pour l’après, craindre qu’il n’ait pas lieu, que le seize mars soit la norme et la loi : le passé perpétuellement accompli. Contre lui, ce n’est pas d’un retour à l’état normal dont aura besoin : l’état normal ne fera retour que pour s’abattre plus violemment. Contre le seize mars, le quinze mars ne sera jamais un allié : mais quelle couleur pour quel jour d’après ? Quel lendemain vengeur ?
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ne faire que passer
mercredi 25 mars 2020

Certains nient la détresse en se référant au soleil,
il nie le soleil en se référant à la détresse.Kafka, Journal, février 1920
Il n’y a pas de lumière dans le ciel quand la terre est vide : pas de lumière, seulement des traces de ce qui aurait pu avoir lieu, si. L’agenda conserve les dates des rencontres et des spectacles, des événements qui n’existeront pas. Il déroule le fil d’un temps perdu, rien à attendre du passé révolu par ce qui vient. Depuis, ce qui a commencé n’a pas de nom : ce n’est pas l’attente parce qu’on ne sait pas ce qu’on attend, ni jusqu’à quand ; c’est l’inquiétude et la colère, c’est la docilité quand même en attendant que : c’est le décompte des cadavres.
Le matin, écouter la radio rend sourd. Ainsi, ils lancent des drones pour parcourir le ciel en répétant des phrases menaçantes enregistrées à l’adresse des passants (qui passent précisément au mépris de ces phrases, et parfois pour les entendre) ; ils voudraient saisir les téléphones des mourants pour connaître l’identité de ceux qui les ont approchés ; ils jettent deux mille milliards d’aide aux entreprises de l’autre côté de l’Atlantique (on apprend que deux mille milliards est un chiffre qui existe et qu’il peut être possédé et dépensé) ; ils proposent d’élargir à soixante heures de travail le temps légal en cette période, on ignorait qu’elle était aussi confinée dans le début du siècle dernier ; ils déplorent le manque de stocks en souris génétiquement modifiées qui permettraient d’accélérer des tests : les souris ne sont fabriquées que dans un temps imprescriptible de six semaines : oh, que la vie — même artificielle — est lente. `
Évidemment, éteindre rapidement la radio est une œuvre de salut public : j’imagine que les nouvelles continuaient dans cette veine.
Lu ce soir, cette phrase : “Mais au fait est-ce qu’il se passe d’autres choses ?”
Ce réel réduit à de l’actualité, et l’actualité réduite à l’attendre — attendre que ça s’arrête, l’invisible effort des corps à mourir ou non.
La réduction des jours à la survie de la plupart. Je ne sais pas à quoi est réduite aussi la chronique météo des journaux à la radio, j’avais éteint avant. J’imagine qu’ils doivent le faire par acquit de conscience.
Mon bref déplacement à proximité du domicile m’emmène malgré tout assez loin, dans ce parking qui donne sur le large. Depuis hier, un bateau a jeté l’ancre, ici. On voit l’horizon. Il n’est pas tant désirable. Ce qui l’est, et davantage, c’est la lumière sur la ville, et comme elle change dans le temps plein des pluies à venir.
Le vent ce soir donnait des nouvelles du monde comme il ne va pas. Me suis lavé au journal de Kafka après l’épuisement du jour, juste avant d’achever le jour et mon mal de crâne. Le vent donnait le contraire des nombres de morts, plutôt l’insignifiance de ce qui continuait malgré le monde.
Il n’y a de la lumière que si elle rencontre un obstacle pour se fracasser sur lui. Il y a de la lumière seulement si elle s’abolit face à ce qui la nie. Il y a de la lumière en dépit du bon sens. Est-ce la leçon de la joie de ces jours, de leur tristesse absolue ? Les hommes politiques rivalisent d’indécence, mais ils ne sont pas les obstacles sur quoi meurt la lumière. Ils sont de l’écume avalée par elle, et nous, passant sous les hurlements des drones et de la police montée (les trois chevaux cet après-midi étaient sublimes, hautains, indifférents), nous passons, cherchant une grosse pierre capable de ricocher sur la surface désœuvrée des choses, des temps et des dates perdues, nous passons pour mieux avoir à passer, entre les gouttes du destin et des hasards désastreux, nous passons pour n’avoir pas à rester immobile dans un même seize mars répété sur lui-même, et nous essayons désespérément d’inventer des événements minuscules et secrets qui feraient de chaque jour les moments décisifs de cette vie qui aura passé outre.
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le temps qu’on pense la mort vivante
mardi 24 mars 2020

On ne voit que le vide, on cherche dans les coins et on ne se trouve pas. Kafka, Journal (19 juin 1916)
Lu quelque part : « il est 14 h à Sienne ». Ici, on est juste avant ce qui se passe déjà dans la nuit où l’Italie est plongée depuis quelques semaines, ce qui s’est passé de déjà révolu. Là-bas, il fait grand noir. Pour eux, 14 h est le Grand Passé perdu pour toujours. ; les nouvelles qui nous parviennent ne sont rien en regard de ce qui se vit, et se meurt. Ici, on croit encore que le ciel est bleu et qu’il fait jour. Les nouvelles que nous donnent les étoiles nous parviennent avec le retard que prend la mort le temps qu’on la pense vivante.
Et quelle heure est-il à Madrid ? À New York ?
Le monde vit au même moment des secousses qu’il reçoit à quelques jours de distance : il suffit de regarder les chiffres des pays voisins pour savoir de quoi les jours prochains seront faits. C’est comme naviguer : pour régler l’allure, observer la forme de l’eau, la risée fait naître à la surface comme des tremblements minuscules qui avancent vers soi — et alors, quand ça approche, tendre, tirer fort, savoir qu’on va être emporté et tâcher de ne pas perdre pied. C’est ce qui définit une force : on ne la voit jamais, mais seulement ses effets. Les tremblements à la surface de l’eau ; les premières feuilles secouées dans le vent de mars : le nombre de morts par jour d’une maladie nouvelle dans un pays voisin.
On redécouvre ces jours le caractère foncièrement inégalitaire des vanités : que vous soyez puissants ou misérables, non, vous ne serez pas tenus égaux face à la poussière. Bien sûr, il y a la maison de campagne — d’où répandre la maladie comme jadis la Bonne Nouvelle —, et puis, dans tel pays, le nombre de chambres de réanimation, de respirateurs, de masques de protection : selon que vous soyez, ici ou ailleurs, et de là ou de plus loin : la mort sait aussi lire la courbe d’un revenu médian.
Certains continuent de raconter par le menu le profit obtenu de ces jours confinés, en tirent gloire : on parfait les cuisines, on rédige des alexandrins, on en profite. D’autres, après avoir couru la soupe populaire et réussi à échapper aux flics, vont bien devoir trouver de quoi combler le manque dans les rues désertées par les fournisseurs : à la première pharmacie braquée (pas pour les masques), on comprendra peut-être que tous ne tirent pas profit.
Dans les prisons on continue de crier dans le silence.
La place qu’on occupe tous en dernier ressort — et chaque soir davantage, dans la vague qui se forme, est un dernier retranchement — se dresse de part et d’autre de la ligne de privilèges qui séparent les vivants et les morts : ce soir, ne pas dormir intubés permet de penser ces jours dans le luxe. Le reste est littérature ? Arrogance et vanité, davantage que les autres jours. Les autres jours révèlent enfin, en regard, leur arrogance et leur vanité : ces semaines auront eu ce mérite.
La place qu’on occupe : dans le port déserté au sud de la ville, très loin du dernier parking où ne s’aventurent pas encore les patrouilles, cette chaise. Le mystère, c’est la grille qui l’entoure. Peut-être que le repos existe partout où il se donne. Mais là ? Le mystère, c’est aussi qu’elle est dos tourné à la mer, vue imprenable sur les hangars. Le mystère, c’est d’être face à elle, aujourd’hui, et de penser à Florence, à Bergame.
Une chaise sans aucun moyen de s’y assoir. La chaise vide est la solitude pas même comblée par le solitaire. Il est minuit moins une en Italie, depuis plusieurs jours déjà : jusqu’où la courbe va monter, et de quel fracas va-t-elle tomber sur nous ? Il est 14 h, autant dire : on n’a encore rien vu. On a déserté les rues, fait place nette pour laisser le ravage se faire en silence. Comme dans les rêves d’enfant, où la terreur se dressait soudain dans des espaces vidés subitement. Dans ces rêves, on se réveillait toujours au moment où on était sur point d’avoir la gorge tranchée, et qu’on n’allait plus pouvoir respirer. On ne possède même plus le réveil en sursaut, les larmes et le cri terrible pour ruser avec la nuit.
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un monde à l’ancre
lundi 23 mars 2020

En 1880 et quelques, un docteur français du nom de Yersin, qui travaille sur des cadavres d’Indo-Chinois morts de la peste, isole un de ces têtards au crâne arrondi, et à la queue courte, qu’on ne décèle qu’au microscope et il appelle cela le microbe de la peste. Ce n’est là à mes yeux qu’un élément matériel plus petit, infiniment plus petit, qui apparaît à un moment quelconque du développement du virus, mais cela ne m’explique en rien la peste. […] De tout ceci ressort la physionomie spirituelle d’un mal dont on ne peut préciser scientifiquement les lois et dont il serait idiot de vouloir déterminer l’origine géographique, car la peste d’Égypte n’est pas celle d’Orient qui n’est pas celle d’Hippocrate, qui n’est pas celle de Syracuse, qui n’est pas celle de Florence, la Noire, à laquelle l’Europe du moyen âge doit ses cinquante millions de morts. […] De ces bizarreries, de ces mystères, de ces contradictions et de ces traits, il faut composer la physionomie spirituelle d’un mal qui creuse l’organisme et la vie jusqu’au déchirement et jusqu’au spasme, comme une douleur qui, à mesure qu’elle croît en intensité et qu’elle s’enfonce, multiplie ses avenues et ses richesses dans tous les cercles de la sensibilité. Mais de cette liberté spirituelle, avec laquelle la peste se développe, sans rats, sans microbes et sans contacts on peut tirer le jeu absolu et sombre d’un spectacle que je m’en vais essayer d’analyser.
Antonin Artaud, « Le théâtre et la peste » (Le théâtre et son double)
À quai, un milliard d’hommes sommés de rester chez eux, quand ils en ont. On n’aura pas tant vécu d’événements historiques, nous autres : alors, va pour l’époque qui nous demande de faire l’acte héroïque de rester chez-nous, phrase que d’habitude certains d’ici lancent à ceux qui fuient la guerre ou la terreur et franchissent la mer pour tenter la vie possible. Nous ne franchirons aucune mer, seulement quelques semaines. On aura pied d’un bout à l’autre.
L’ennemi est invisible et sournois, dit le chef de guerre : il paraît que son code génétique est relativement simple et stable. Ce n’est pas un ennemi, et il n’est pas sournois : il voudrait seulement croître et de se multiplier. J’apprends qu’un débat existe pour savoir si un virus est — ou non — un vivant. « En élargissant la définition du vivant à une entité qui diminue le niveau d’entropie et se reproduit en commettant des erreurs, les virus pourraient être considérés comme vivants. » La définition fait rêver, et elle pourrait suffire à lui accorder le bénéfice du doute. Lui ne doute pas qu’il existe, il va, tout à sa tâche de vivant qui est de tuer qui bon lui semble vivant.
À l’ancre : le vent s’est levé aujourd’hui pourtant, on entendait les voitures de police de loin.
Que faire ? est toujours et encore la question, même quand elle est ramenée à des activités — que ces activités luttent contre elle-même pour ne pas se suffire (oui, tout faire pour que faire la vaisselle ne soit pas une activité). Dans l’exercice restreint des actes et des gestes, chaque faits et gestes portent avec lui le sens d’un jour répété sur lui-même sous le diamant mal poli qui glisserait sur nous, disque rayé des solitudes.
On ferait. Ce pourrait être la leçon politique de ces mois. On ferait ce qu’on ne faisait pas, ou plus. On ferait comme on peut, avec ce qu’on a. Nulle raison d’en tirer gloire. Que des réseaux de solidarités tissent les solitudes ensemble, qu’elles trouvent dans des gestes liturgiques sa propre histoire, qu’elles puisent dans autre chose que l’accomplissement d’un emploi le sens des jours — et qui ne serait pas la consommation de ces jours —, et puisque les seuls emplois encore accomplis sont de nécessité vitale, que ceux-ci se révèlent comme ils sont, eux que le Pouvoir estimait subalternes, coûteux, dispensables : ce qui maintient le monde et les vivants dans la succession des jours.
Le pouvoir n’est pas la domination : raconter l’histoire du pouvoir, ce n’est pas faire la triste chronique de ceux qui nous dominent, mais déjouer cette chronique-là, pour traquer là-bas ce qui se défait, se reconstitue. On fait. La question qui suit que faire sera toujours où aller ? C’est la prochaine étape, fatale, que diront ces semaines.
Le pouvoir médiéval ne tenait pas, comme on le croit trop et mal, par sa force brutale exercée partout, et la soumission arrachée par les armes. Au contraire : c’est sa faculté d’assouplir sans cesse sa puissance qui lui a permis de durer, jusqu’au point de rupture révolutionnaire et le grand cri égalitaire. Le pouvoir médiéval laissait toujours naître et prospérer des exceptions politiques qu’on pouvait rejoindre, et tout quitter pour : tel monastère, telle communauté paysanne, telle commune affranchie, tel ouvrage de fiction. La folie, c’était de croire ces mondes comme achevés et totalisant, et pouvant valoir pour le tout. C’est cette folie qui a fait la révolution : que l’exception égalitaire devait valoir pour le tout.
Qu’il existe d’autres manières de vivre le monde, et d’autres formes de vie dans ces mondes devenus autres : le pouvoir médiéval tenait ces possibles à vue, et à distance, les faisait naître et les tolérait dans la mesure où exister suffisait à faire naître le désir de les rejoindre, et tant mieux si ce n’était que le désir, tant pis si certains, rares, cédaient à la tentation : tant pis pour eux surtout.
Il est arrivé à ce monde-ci, ce pouvoir-là, ce qui arrive aux mondes finissants, oublieux de leur propre histoire : l’arrogance de se croire seul monde, achevé et totalisant l’Histoire même. À force d’exclure du champ de la raison toute possibilité d’autres manières de vivre, et tout ailleurs, de criminaliser toute expérience politique fondée sur d’autres dogmes que le sien, ce monde a rendu non plus désirable, mais nécessaire la levée d’un autre espace habitable. Alors, quand ce monde érige comme loi de survie le repli vital dans les espaces intimes, chacun chez soi, et que cela forme un monde, le seul désormais : un monde réduit à quatre murs et un toit, et qu’il n’est plus possible d’aller voir ailleurs si on n’y est, ou s’il n’y est pas, ce monde prouve dans la radicalité tragique que le besoin vital de respirer ailleurs témoigne de l’exigence de le faire ailleurs qu’en lui. Que le bref déplacement à proximité du domicile soit le nom bureaucratique de la promenade aujourd’hui prohibée — même en tenant à distance ses camarades vivants — lève le stigmate de sa vérité : oui, il faudrait désormais déguerpir de ce monde, ou faire déguerpir ce monde qui sent le renfermé, la plaie ouverte, la maladie incurable.
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Babel ville morte
samedi 21 mars 2020

Nous creusons la fosse de Babel Kafka, Journal, 1923
Ce monde comme abandonné là où il était, et tant pis s’il n’était pas parvenu bien loin. Comme on s’arrête au milieu de son geste, comme on laisse l’esquisse sur l’ouvrage, et qu’on reviendra, peut-être, qui sait — les archéologues qui savent reconstruisent toute une vie rien qu’avec une terre cuite à moitié remplie de nourriture laissée tiède quelques secondes le temps de voir dehors ce qu’il en est de l’éruption.
On sait mesurer ces secondes maintenant qu’on est de ce côté-ci de la ligne du partage.
Ce monde abandonné comme un chien un douze août sur une aire d’autoroute. Comme un commerce de DVD en location.
C’était vers le milieu des années deux mille : déjà le présent ne ressemblait pas vraiment au futur qu’on nous demandait d’écrire, enfant, en s’appliquant. Non, l’an deux mille n’était pas ce qu’on avait inventé alors : on avait pourtant peu de vocabulaire, mais c’était déjà pour deviner ce qui allait advenir, quinze ans plus tard seulement. Partout dans toutes les villes, louer des DVD était le présent puisqu’il était l’avenir. Dans chaque rue ou presque, ces devantures. Et ces files. On avait la carte de fidélité. Jusqu’à notre mort on irait donc ici : et même au-delà, les civilisations ne mourraient jamais, ou alors après le dernier magasin de location de DVD. Et puis, brutalement, cinq ans plus tard, c’était terminé.
Les derniers se reconvertiraient en pressing, mais tout était perdu. Ce monde comme ces magasins qui s’étaient bâtis dans la certitude de pouvoir louer jusqu’à la fin des temps des DVD sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il reste peu de ces devantures abandonnées : j’ai de l’affection pour celle-là. Elle est, de part en part, l’utopie achevée de notre monde.
Aujourd’hui que toutes les villes ressemblent à ce commerce, j’y passe en saluant bien bas (pour mieux cracher sur le sol) : ce monde abandonné dans son arrogance même.
C’était il y a une semaine : un siècle, une éternité.
On réalise seulement aujourd’hui que la maladie ne s’est pas répandue en raison de notre amour irraisonné pour les randonnées dans le Wuhan, mais parce que des candidats en campagne ont serré mille mains.
On savait que la plupart de ces individus ont du sang sur les mains : on aurait dû penser qu’ils possédaient aussi de l’ADN du SARS-CoV-2.
Je lis qu’un milliard d’êtres vivants humains ont reçu l’ordre d’être confinés chez eux, ce soir, à cette heure. Je lis d’autres chiffres (comme celui-là : en moyenne, et par temps normal, 1670 personnes meurent chaque jour en France : décidément, oui, la statistique est l’ennemi de la tragédie — elle rend insignifiante la douleur la plus indicible.)
Ce monde comme une statistique géante, insignifiante et tragique.
Ce monde comme un masque, sous lequel un autre masque perce qui donne à tout sourire figé la semblance d’une grimace funèbre.
Je ne lis plus les mails que le soir venu, quand je suis assommé par le jour et que je veux être assommé davantage et qu’on n’en parle plus.
Ce soir encore, je ne suis pas déçu.
Tel auteur inconnu de moi et grand spécialiste auto-proclamé de l’intériorité humaine m’écrit comme à mille autres [1] : il fait don à l’humanité, lectrice et connectée, de ses œuvres complètes, et ajoute, générosité suprême, « des consultations d’une heure par Skype ou téléphone, à prix réduit pour toute la période du confinement »
Un euro la minute de consultation pour la découverte : on espère que notre intériorité vaut l’Amérique de Colomb, et que les Indiens massacrées ne viendront pas hanter pour les siècles d’après les Hôtels intimes qu’on bâtira sur ces cadavres. Les héros des confinements ont le sens des affaires à défaut d’avoir celui de la décence.
Ce monde comme un affolement collectif.
Ce monde uni enfin, mais dans la panique : mondialisation des frontières fermées.
Ce monde comme ce panneau qu’on ne verrait qu’une fois irrémédiablement franchi le point de non-retour de la raison.
« A partir d’un certain point, plus aucun retour n’est possible. C’est le point qu’il faut atteindre. » Kafka n’enseignait pas ni n’alertait : seulement, il ne cesse de sismographer le réel parvenu jusqu’à nous.
Mais de nous, que reste-t-il ?
Je pense que l’opticien voulait écrire recommandations — qui étaient surtout des prescriptions. Ou des ordres.
Mais sans doute autant que de masques Filtering FacePiece de deuxième catégorie, on manque un peu partout de justesse de vue, et de vision lointaine, et de près : de tout ce qui permettrait de mieux voir la situation historique.
Alors, sachons gré au Gouvernement d’avoir réquisitionné le stock de lunettes de ce cher opticien.
L’homme qui a hâtivement écrit et posé l’affiche contre cet instrument qui sert normalement à regonfler les pneus, est-ce qu’il adressait ce merci à nous ? À la machine (de ne plus fonctionner) ? Ou est-ce merci général qu’on lance pour seulement réclamer grâce ? Nous sommes à la merci des temps dans ce monde en panne. Je lis ce merci aussi — non à notre compréhension : nous ne sommes capables de ne plus rien comprendre —, à usage général : merci de passer encore, de ne pas avoir renoncé à comprendre le sens des choses et des temps. La vérité est concrète.
Ce monde comme une abstraction sensible. La tâche des jours à venir sera de nouveau de reprendre pied dans la matérialité vive des sensations et des corps, des bruits, des lumières et des odeurs qu’on apprendra de nouveau à reconnaître après les avoir perdus. Marcher dans cette ville morte, c’est la voir aussi dans l’après qui la rendra possible. Ce monde comme une peau arrachée à l’animal en mue. Ce monde comme un monde en moins, en retrait.
Ce monde, Babel ville ouverte — ventre ouvert des villes-mondes abandonnées en rase campagne et en pure perte.
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le monde dont jusque là le reflet terni restait dehors
vendredi 20 mars 2020

Aveu, aveu sans restriction,
porte qui s’ouvre brusquement,
à l’intérieur apparaît le monde
dont jusque là le reflet terni restait dehors.Kafka,
dernière note dans son journal, juin 1923
Donc le monde s’est arrêté — le centre de la terre est devenu quelques salles de réanimation sous-équipées et surpeuplées, dont le nom (réanimation) dit quelque chose de l’endroit jusqu’où est parvenue l’époque. Plus aucun événement officiel : à part le nombre de morts qui tombent avec la nuit, rien n’a lieu que l’attente invisible que quelque chose pourrait survenir, par exemple une forte fièvre accompagnée d’une toux majorée avec expectoration purulente et parfois douleur thoracique aigüe. On s’ausculte. La moindre toux annonce le décubitus ventral.
Le monde littéralement s’est arrêté sur lui-même et se retrouve chez lui où il ne retrouve que lui et ses murs quand il a la chance d’en avoir. Il a cessé de produire des événements et ne fabrique que la répétition banale d’un même jour. Pourtant, un jour après l’autre entame le vieux monde jusqu’à le faire disparaître dans les rues vides. Ceux qui les occupent risquent autant des coups de la maladie que ceux des flics, et peu à peu la peur des flics s’estompe face à celle de la maladie : on fait là un radical apprentissage qui ne sera pas oublié pour les jours meilleurs.
La lecture des journaux de Kafka lave celle des autres, ceux qui se composent dans les maisons secondaire de campagne, confinés mais au grand air, la bagnole 92 planquée dans le garage, et toute honte bue avec le petit doigt en l’air tenant la tasse de thé.
Respectez les distanciation sociale sans vous éloigner les uns des autres : la lecture distraite des messages reçus par voie officielle est une aventure dans les confins du langage. S’y affronte chaque jour un peu plus la frontière entre la consigne, l’ordre et la supplique — entre la solennité patriotarde et le ridicule achevé. Rester chez soi, c’est faire un pas vers l’autre : on ne fera sans doute jamais mieux que cela, mais on s’y attelle. Ce matin, c’était le programme la Nation apprenante qui était lancé sur les antennes : j’imagine que c’est en apprenant qu’on devient apprenant, et qu’au cri de Vive la Nation les classes de première section de maternelle vont chanter Il est éteint Petit Navire la main sur le cœur. Soixante-dix huit morts ce jour ici, six cent vingt-sept en Italie : tous d’une maladie inconnue il y a six mois.
Et mille euros : ce n’est pas un jeu, mais ce à quoi on évalue ce matin la vie d’un être social. C’est le tarif lâché par le pouvoir pour ceux qui voudraient faire le sale boulot — celui de faire tourner la boutique. Prime de mille euros accordée à qui voudra sortir des tranchées pour relancer l’économie (phrase qui sent déjà l’aliénation et l’escroquerie à la plus-value). Le chantage à la récession s’exerce surtout par ceux qui en sont les premiers responsables.
Pendant ce temps, s’abattent sur ceux qui n’ont pas de toit les cent trente-huit euros d’errance. Ils cherchaient seulement la dernière soupe populaire qu’ils ne trouveront pas : pas essentiel à la marche de l’État. Les Centres de Rétention Administrative ne sont pas capables de faire respecter les mesures barrières entre individus : sans doute parce qu’ils sont trop occupés à les lever entre les migrants et nous.
Les situations extrêmes décidément laissent dévoiler la véritable nature de ces pourritures qui siègent dans les fauteuils du pouvoir.
En attendant : les jours d’orage s’annoncent, la vague n’est pas encore là et tout commence à craquer déjà. Il y a des joies sidérantes aussi, dans la détresse. Contre ce monde, un monde à l’intérieur de lui s’organise. Il y a celui qui maladroitement envoie partout un modèle pour se confectionner des masques en tissu. On affrontera la maladie à main nue, et le visage sanglé par des voilages transparents, pour faire bonne figure. Et il y a, le soir tombé, à vingt heures, des cris soudains dans la ville et des étreintes pures, sans la morgue des victoires sportives, sans le grotesque des soirées électorales : ce n’est pas vrai que c’est une guerre, mais il est sûr que certains luttent et pour d’autres s’exposent. Leurs protections valent à peine les masques en tissu. (Sur un mur de Montpellier, le graf désespéré et rigolard : on veut des masques, pas des Parisiens)
L’Italie nous donne chaque jour des nouvelles de nous, une semaine par avance. Elles ne sont pas bonnes.
Quand tout sera terminé, il faudra demander des comptes, oui, à ceux qui ont organisé la pénurie et l’abandon, laissent les médecins sans (masque de) protection et en premières lignes, se calfeutrent en appelant à tous d’en profiter pour faire du sport et lire, laissent crever les autres, tous les autres.
Les mauvais jours finiront bien par finir.
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essayez d’enfermer ceux qui le sont déjà
jeudi 19 mars 2020

« Comment ne pas revenir ? Il faut se perdre. Je ne sais pas. Tu apprendras. Je voudrais une indication pour me perdre. Il faut être sans arrière-pensée, se disposer à ne plus reconnaître rien de ce qu’on connaît, diriger ses pas vers le point de l’horizon le plus hostile, sorte de vaste étendue de marécages que mille talus traversent en tous sens on ne voit pas pourquoi. [...] Il faut apprendre que le point d’horizon qui vous porterait à le rejoindre n’est sans doute pas le plus hostile, même si on le juge ainsi, mais que c’est le point qu’on ne penserait pas à juger qui l’est. »
M.D., Le Vice-consul
Ces deux chevaux blancs marchent lentement dans l’herbe, à la recherche de quelque chose dans le sol : on dirait. Je les vois au dernier moment, quand je dois passer le seuil. Je m’arrête, j’ai rêvé : je me dis j’ai rêvé. Je n’ai pas rêvé. Deux chevaux blancs, identiques, marchent à cent pas de moi, dans l’herbe folle à l’ombre des murs. Les bêtes fabuleuses qu’on voit peut-être sur les parois des grottes plus anciennes que les dieux : ce sont elles aussi. Alors le regard que je porte sur elles est le même que ceux qui les ont vues, la première fois, et ont inventé les dieux à partir de l’étranger et du fabuleux. Ça ne dure pas : après, je rentre dans la prison.
C’était il y a dix jours : autre temps, autre monde.
Arles ne doit pas être différent des Maisons d’Arrêt du Latium ou d’Ombrie. La plupart sont des territoires devenus insurrectionnels : en Campanie, à Salerne, d’abord, puis une trainée de poudre : Poggioreale, Naples, Modèle, l’Émilie-Romagne : l’Italie entière bientôt, les prisons sont en feux : pour réprimer on tue à Rieti, on tue à Bologne. On tire sur ceux qui se retrouvent sur les toits pour chanter dans les fumées des matelas brûlés Il Mio Canto Libero : DANS UN MONDE PRISONNIER/NOUS RESPIRONS LIBRES.
Je pense à Roberto Zucco en équilibre sur le faîte du toit, invisible — et renversé par une légère brise.
Je pense à Genet, à ce qui rend la lumière transparente, innocente d’elle-même.
Image : cette femme au loin qui nageait seule dans la mer.
Tandis que pleurent ceux qui dans le luxe se retrouvent face à l’ennui de la culture à remplir comme des devoirs (mes chers compatriotes, lisez), les prisons se soulèvent. Surpeuplés, abandonnés, humiliés chaque jour : enfermés dans leur enfermement, ont-ils d’autres choix ?
Les prisons sont la caisse de résonance assourdie de notre monde, qui se déploie ici multiplié et radicalisé, mais en silence.
Notre société de surveillance et de contrôle est le laboratoire des prisons aussi sûrement que les prisons sont l’expérience avant-garde de notre monde.
Il était donc fatal que notre confinement redoublât le leur.
Essayez d’enfermer ceux qui le sont déjà, ils se jetteront sur les toits en levant le poing et en hurlant des chansons. Ils ne sont sans doute pas innocents : mais nous sommes coupables.
Je n’irai pas Arles le premier jeudi d’avril : ni peut-être le premier de mai. J’ai reçu le mail hier — les détenus pourront-ils se retrouver comme ils le faisaient, pour répéter, jouer, travailler sur dix mètres carrés tout le théâtre qu’ils inventaient pour, non pas traverser les murs, mais creuser les heures et les jeter au-devant d’eux comme des avenirs ? Je ne sais pas.
Devant la prison d’Arles, les deux chevaux sont libres dans l’espace précis de ce pré abandonné à leur errance, leur désir. Au-delà, on remarque à peine le fil tendu, électrifié. La liberté est bien l’espace consenti à notre aliénation. En sortant, il y a dix jours, je regarde longtemps ces chevaux. Pourquoi ai-je toujours eu cette terreur face à eux ? Peut-être parce que leur soumission docile m’est une énigme. S’ils le voulaient, ils seraient les maîtres et nous les esclaves : leur puissance, leur vitesse, leur indifférence nous surpassent. Leur domptage humilie en moi la pensée même de la liberté, de la sauvagerie souveraine. Je les regarde et je m’étais promis de les prendre en photo, la prochaine fois : eux, et les remparts et les miradors qui les surplombent.
« “Restez à la maison” est depuis toujours un refrain patriarcal » [2] — et un couplet de matons. On possède pourtant d’autres chansons. D’autres hymnes moins mélodieuses, plus rugueuses, qui sentent le matelas carbonisé et les larmes dans la fumée épaisse, la sueur partagée.
Oui, notre confinement redouble le leur. Comme il violente ceux qui sont enfermés dehors, sous les ponts comme on dit, pour ne pas dire : sous nos fenêtres. Les amendes pleuvent sur ceux à qui on réclame l’adresse de leur foyer, tout en leur interdisant d’en avoir un.
Notre confinement produit un effet de souffle vengeur sur les violences qu’a engendré patiemment ce monde, à force de lois et de matraques, de murs et de crachats. Les chevaux nous voient plus grands que nous sommes, dit-on. Ils apprennent, ces jours, à fermer les yeux : et s’en vont bientôt prendre le mors aux dents.
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romantisme du confinement et privilège de classe
mercredi 18 mars 2020

Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
Rimb., lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
Dans les journaux ce matin, vaguement lus, l’écœurement devant ces appels à profiter de ces temps qui s’ouvrent : quelle allégresse, vraiment, d’avoir du temps pour lire, apprendre le piano et les langues étrangères, les chants des oiseaux et les silences ralenti de l’économie patriotiquement mis en arrêt forcé. L’écœurement devant les éditorialistes des intérieurs jouissant du temps comme hier encore des corps livrés à leur merci et pour leur contentement, sans autre consentement que leur bon plaisir. Piano où courir leurs doigts veules tandis que dehors meurent ceux qui meurent parce qu’ils sont dehors, et que crèvent davantage de notre enfermement ceux qui sont enfermés : langues étrangères qui ne seraient qu’un exotisme de plus dans leur vie où tout autre qu’eux est un folklore : chants des oiseaux qu’ils massacrent le reste de l’année pour construire des aéroports. Mais là, ils ont du temps à ne plus savoir que faire.
« Lisez », disait le chef à la télévision et tous au garde à vous : lire est ce qu’ils font quand ils n’ont plus rien à faire, et seulement pour continuer à capitaliser — des connaissances ou du fric, quelle différence à leurs yeux ? Profitez en pour faire du sport, ou des alexandrins : oui, quelle différence ?
Et puis, il y a les autres journaux : les intimes qui se multiplient désormais que l’audience désœuvrée est toute possiblement captive, les journaux de ceux qui vivent leur confinement comme une chance pour donner vue sur leur grand intérieur, pas seulement le quatre pièces meublé avec goût et sans vis-à-vis, mais celui qui est froissé par des douleurs et soulevé par des joies (tel chant de tel oiseau, tel vers de Lamartine). L’écœurement. Oui, haine de l’intériorité : ici comme toujours. J’aurais voulu un journal qui serait le contraire de la consignation des faits.
En regard, dans l’angle mort des journaux pleine lumière, il y a les mères seules avec leurs enfants, et les pères, et les femmes sous la terreur d’un qui cogne quand il peut, et il peut désormais à chaque minute, et les seuls dans les studios minuscules traversés par le soleil quelques minutes vers le soir, et les seuls qui trouvent foyer partout où ils peuvent, et que les flics chassent en leur demandant un papier justifiant de pourquoi ils sont là et où ils vont, et eux répondent qu’ils ne savent pas écrire, alors les flics exigent l’argent qu’ils mendient, et ils seraient heureux de repartir sans coup, et il y en a tant [3].
Tout à l’heure marcher pour seulement marcher : et j’ignorais alors que je faisais un déplacement bref à proximité du domicile lié à l’activité physique individuelle. Ce n’était pas du flânage : c’était la technostructure qui écrivait chacun de mes pas. Moi, j’avais la chance de pouvoir rentrer.
Les autres ?
Dans les journaux ce matin, les discours présidentielles, l’invitation à se cultiver pendant qu’on pratique des centaines de manœuvres de décubitus ventral dans des salles de réanimation sous-équipées, pendant qu’on cherche à se nourrir dans des villes où tous ceux qui procuraient des repas sont interdits de verser la soupe, pendant qu’on s’expose pour seulement soigner ou apaiser les douleurs, pendant qu’on est terrorisé dans le foyer qui est le contraire d’un chez-soi, pendant qu’on meurt : l’invitation à se cultiver est l’autre violence qu’on reçoit en plus de celle d’être contraint à rester nuit et jour dans le même jour, la même nuit.
Oui, comme écrivait la rage espagnole de cette banderole [4] : le romantisme du confinement est un privilège de classe. Autrement dit une insulte.
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jusqu’à nouvel ordre, et quoi qu’il en coûte
lundi 16 mars 2020

En une telle affliction, en une si grande misère de notre cité, il était donc licite à chacun de se comporter à sa guise. Beaucoup observaient une voie moyenne, ne se restreignant pas sur la nourriture autant que les premiers, ne s’abandonnant pas à la boisson ou à d’autres excès : mais ils usaient des choses à suffisance et suivant leur appétit, et, au lieu de s’enfermer chez eux, circulaient alentour, tenant à la main qui des fleurs, qui des herbes odorantes, qui diverses sortes d’aromates, les portant souvent aux narines et jugeant excellent de se conforter le cerveau avec de tels parfums, car l’air était tout infecté et empuanti par l’odeur des cadavres, des maladies et des médicaments.
Boccace, Le Decameron
Il y aura encore des maisons debout après le dernier homme tombé, des bêtes, des arbres en fleurs. Il y aura peut-être des cadavres morts encore vivants et plein d’espoir. Il y aura sans doute des animaux sauvés en les dévorant. Il y aura toutes ses ruines qui sont la gloire de nos villes. Il y aura des couchers de soleil. Cette beauté des choses inutiles désormais qu’elle sera livrée à l’indifférence, au vent, aux pierres renversées — plus belles d’être enfin rendues à l’inutile ? Il y aura mille jours, et mille autres, et personne pour les compter ou dénombrer les morts, les vivants. Les pensées pour ce jour sont sereines, pleines de compassion même. On est de ce côté du temps voué à devenir de l’éternité : on est seulement le 16 mars, et toute parole est stupide au regard de la veillée d’armes.
Dans la préface du Décamaron, l’auteur s’excuse des horreurs qu’il est sur le point de rapidement décrire avant les milles pages de récits frivoles. Seulement, les récits auront été amorcés par l’image dressée haute et crue des corps pesteux sur quoi naissent les histoires. Je me souviens de Fiesole, la colline d’où on voit tout Florence — autant dire la fin de toutes choses (si la beauté est dans la fin) depuis l’herbe menue. L’image exacte d’une vanité, de la littérature. La joliesse de la langue sortie de l’image d’une pustule noire sous l’aisselle.
Le pouvoir exige donc de nous qu’on ne sorte pas — on pense à ceux pour qui le foyer n’existe pas, ou l’autre nom de l’enfer, des violences, des terreurs. Le pouvoir dénonce ceux qui ont voulu seulement chercher le soleil et les amis. Le pouvoir cherche dans la distanciation sociale une manière de survivre, et l’image est cruelle et juste s’agissant de nommer ce qui nous gouverne depuis tant et tant, lui qui n’aura œuvré qu’à nous séparer, faire de l’espace public le territoire des grenades de désencerclement. Quoiqu’il en coûte : le pouvoir répète la formule comme un mantra : il ajoute le chiffre de trois cent milliards d’aide aux entreprises, et ce doit être un bon prix, j’imagine — je n’ai pas l’imaginaire des nombres irréels. Le pouvoir dit nous sommes en guerre, et je ne sais pas qui se cache derrière le nous, mais sais bien qui sera en première ligne aux moments des assauts, et que ce ne sera pas le pouvoir, mais ceux que le pouvoir a consciencieusement dépouillé de toute armure et de toutes armes.
Il nous demande d’en profiter pour lire, pour se cultiver. C’est aussi une pensée ajustée à lui-même : dans les périodes où on ne peut plus se détruire à la tâche, où il ne reste plus que du temps à tuer, autant ouvrir un livre, ça passera le temps et l’ennui. Cela suffit à donner envie de sortir dehors et de marcher sur le pouvoir — s’il n’y avait pas la question de la peur de transmettre soi-même la mort. Ça attendra les beaux jours. La colère servira de combustible en ces jours davantage que quelques livres plus inutiles les uns que les autres.
On n’oubliera pas les morts qui auront le temps seulement d’être des chiffres dans les mémoires, et qui seront brûlés à la chaîne et dans la plus stricte intimité, fruits gâtés par des années de travail de sape partout où les forces vives exigeaient de quoi survivre. On n’oubliera pas ceux qui crèvent dans la rue et à qui ils délivreront une amende de 38 euros pour contrevenir au confinement. On n’oubliera rien de ces jours et des officiers qui réclament la guerre en envoyant les soldats qui tomberont pour leur sauver la peau.
Les jours qui viennent n’auront pas de repos, et on pleurera sur la solitude et les malades qu’on ne pourra pas veiller. Entre quatre murs, on attendra la fin de la tempête en prenant des nouvelles des amis, et qu’ils prennent soin d’eux, et des leurs. Il n’y aura pas de place pour le ciel et les feuilles seront déjà jaunes quand on sortira dehors, venger ces jours en trouvant des conjurations (dans la langue et les corps) à l’expression abjecte de distanciation sociale.
Jusqu’à nouvel ordre ? On ne réclamera pas un retour à l’ordre normal, mais des comptes à l’ordre présent, et le désordre légitime : on est le jour d’avant.
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ces jours présents
mercredi 4 mars 2020

Evidemment, sans doute, cela va sans dire, à l’avenir le théâtre sortira de ses quatre murs et descendra dans la vie des masses, lesquelles seront entièrement soumises au rythme de la bio-mécanique, etc... Ceci est, après tout, du " futurisme ", exactement la musique d’un futur très lointain. Entre le passé dont se nourrit le théâtre, et le très lointain futur, il y a le présent dans lequel nous vivons. Entre le passéisme et le futurisme, il serait bon de donner sur les planches une chance au " présentisme ". Votons pour une telle tendance.
Trotsky, Littérature et Révolution
Ces jours, on avait la preuve que la Chine existait grâce à ces deux vieilles femmes qui, dans l’annexe de mairie des quartiers est de Marseille, portaient un masque.
Non, la Chine n’était pas le nom d’un pays inventé pour les rêves et les cauchemars : en témoignait aussi la file d’hommes devant la pharmacie du centre, qui avaient tous eu l’idée soudaine de se laver les mains jusqu’à se décaper la peau.
Ces jours, on apprenait que le monde était vaste, et qu’il était dans les crachats du voisin.
Ces jours, on apprenait aussi à traverser février, et c’était un jour après l’autre, une nuit après l’autre : la lumière tombait plus lentement, et le soir venait par hasard ; il fallait se tenir prêt — j’aurais voulu être là pour lui comme il l’était pour moi ; parfois, je pensais à lui comme à un mourant ; souvent, je l’oubliais.
Ces jours, j’aurai voulu me lever déjà ailleurs que dans février : et ce matin, je me réveille dans Mars plein de fatigue.
Ces jours n’ont pas de durée, seulement un rythme, une fréquence.
Ces jours, on espère seulement la quarantaine généralisée, et simplement s’enfermer quelque part : ne plus avoir à faire avec ce monde, passer quatorze journées à trouver enfin ce qui le fera tomber. Finalement, on ne manque que de ça : et le monde toujours complote à nous empêcher de trouver ce temps-là. Donnez-nous seulement quatorze jours, et on trouvera. En attendant, on est emporté par lui.
Vivement, oui, la fin du monde, que le capitalisme prenne fin avec lui.
Vivement.
D’une salle de théâtre vide à une fac mise en coupe réglée, d’une rue en travaux pour votre confort et votre sécurité et pour les fins de mois des promoteurs à une autre dévastée par ceux qui se présenteront ensuite à des élections au nom de ce bilan — et qui seront élus —, il n’y a de perspectives que dans l’image d’une trouée, d’un cri qui serait tout le message, de larmes qu’on jetterait sur le sol de tout le poids dont on serait capable.
Ces jours, on participerait de ce monde. On verrait une femme digne se lever au milieu des salauds pour renverser le stigmate de l’humiliation et ces jours seraient soudain plus dignes, dans l’indignité générale. On lirait des discours de 1793 comme des oracles. On jouerait sa vie dans quelques rêves, comme chaque jour depuis mille ans. On n’écrirait plus. On essaierait de pas oublier (mais quoi ?). On entrerait dans la nostalgie, on possèderait un autre passé, cette fois plus lourd, mais qui soulevait. On était d’autant plus seul que la foule était là, dans les manifestations, dans les rêves, dans la voiture lancée vers Aix, vers Marseille, vers où encore. On lirait cela :
La révolution ne peut coexister avec le mysticisme. Si ce que Pilniak, les Imaginistes et quelques autres appellent leur romantisme est, on peut le craindre, une poussée timide de mysticisme sous un nouveau nom, la révolution ne tolérera pas longtemps ce romantisme. Le dire, ce n’est pas se montrer doctrinaire, c’est juger sainement. De nos jours, on ne peut avoir « à côté » de soi un mysticisme portatif, quelque chose comme un petit chien, qu’on choie. Notre époque tranche comme une hache. La vie amère, tempétueuse, bouleversée jusqu’au tréfonds, dit
Il me faut un artiste capable d’un seul amour. De quelque façon que tu t’empares de moi, quels que soient les outils et les instruments que tu emploies, je m’abandonne à toi, à ton tempérament, à ton génie. Mais tu dois me comprendre comme je suis, me prendre comme je deviendrai, et il ne doit y avoir rien d’autre pour toi, que moi
.
On y penserait, un soir comme ce soir, avant de s’effondrer.
[1] s’adresser à quelqu’un est sans doute devenue une pratique obsolète — il faut croire que l’amour et le théâtre soient deux situations extrêmes et antidotes : il faut croire.
[2] Phrase des Wu Ming (« Anonymes » en chinois), collectif de quatre écrivains de Bologne, dans leur journal de Bologne, sur Lundi.am : Bologne au temps de coronavirus.
[4] Source : Jay Barros.















































