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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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la nuit n’est pas (ce que l’on croit)
samedi 25 mai 2019
Ainsi ce doute éternel de l’immortalité de l’âme qui affecte les meilleurs esprits se trouvait résolu pour moi. Plus de mort, plus de tristesse, plus d’inquiétude. Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie. Nerval, Aurélia
It’s almost like you’re not afraid of anything I do / How I want you here
You don’t know what it’s like to be around you / I still got my fear
Le revers du feu — l’envers du jour : non, la nuit, c’est seulement enfin le lâcher-prise après la fatigue, et la remontée de ce qu’on ne nomme pas, jamais. Puisque la nuit est désormais lente, qu’elle vient si tard, dans le jour avancé sur lui-même (j’écris, il est neuf heures du soir et le jour s’accroche de toutes ses forces aux branches), quand on se retrouve soudain, au milieu d’une phrase qu’on écrit rageusement, enveloppé d’elle encore plus fatigué, qu’on est surpris par elle, il est trois heures, il faut aller se coucher, on ne tirera plus rien de soi. Mais la nuit est tellement nombreuse. Vers quatre heures, je me réveille : une autre nuit commence ; quand je m’endors peut-être, une autre encore. Et avant ? Les rêves se bousculent, je les retrouve parfois écris sur le téléphone : je n’avais pas rêvé.
Notes de bas de page : je prends de moins en moins de photos : à cause de la lassitude, à cause aussi du sentiment du vol, celui de l’épuisement à me sentir extérieur ; puissante et sereine envie d’habiter désormais le dedans des choses, qui me ravage.
Les matins, très tôt, n’ont de commun que les heures. Des tâches qui s’accumulent ces jours — loin des plateaux désormais, et dans les montagnes administratives (qui donnent envie de se consacrer pleinement à la rédaction d’alexandrins définitifs et vains) —, je retiens seulement ces heures arrachées : la lumière près du lycée Thiers vers 7h30 ; le sommeil du chat au Champ de Mars ; la description du Bar du Peuple ; l’ivresse dans Noailles ce soir-là ; le nom de Thérèse Gellée ; la musique propre aux embouteillages ; le passage sous les ponts ; les appels en absence ; le contraire des appels en absence ; le sentiment de l’imminence.
La nuit est le sentiment de l’imminence. Et l’imminence ne peut avoir lieu que la nuit. Quand soudain il faudra partir vers de nouvelles aubes dont j’ignore la couleur.
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tenir le fil
mercredi 22 mai 2019
Qui a mis le garçon dans cet état ? La Tamise brumeuse charriera encore une quantité notable de limon avant que mes forces soient complètement épuisées. Des lois préservatrices n’ont pas l’air d’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait la vigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aie pris ma retraite, dans l’éloignement des combats maritimes, mon épée de commodore, suspendue à la muraille, n’est pas encore rouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser le fil.
Lautréamont, Chants de Maldoror
Ce qui ne tient qu’à un fil tient encore : c’est aussi à cela qu’on reconnaît un fil. Le contraire du fil : le vide par-dessus quoi on regarde, saisi de vertige, s’imaginant tomber et tomber et s’évanouir avant de toucher le sol. Entre soi et le ciel, entre le rêve et l’envers, entre la colère et la joie : entre nous et la vie. Le fil qui relie est fragile. Il pourrait casser à chaque mouvement ; peut-être est-il déjà rompu ? On ne le sait pas : on fait le pari que non.
Perdre le fil — on sait quel danger on court dans le labyrinthe de cette vie où rodent les monstres prêts à nous passer au fil de la lame des gueules ouvertes —, c’est ce à quoi on est voué quand, un pas après l’autre, on tâche d’aller à l’aveugle dans les couloirs des jours, des nuits les unes dans les autres enchâssées. Au fil du récit [1], on tâche de faire des ruptures des manières de coudre ensemble ce qui n’a pas de lien. Le lien, c’est nous-mêmes, rien d’autres. La déchirure aussi : alors, on marche sur le fil, on va bien finir par tomber, on ne tombe pas, pas encore.
Dans les théâtres désormais vides, sur les portes fermées du centre-ville sans éclairage public, depuis un toit-terrasse de Noailles, sur mon visage invisible, je cherche le fil et le trouve seulement dans la possibilité que ces nuits sont tissées ensemble par des forces qui rendront grâce à ces jours. Mais c’est un pari. Oui, une hypothèse.
Des soleils couchants, la mélancolie est un autre fil. Le suivre jusqu’où il pourrait m’entraîner : mais je sais que ce n’est pas vrai. L’araignée produit elle-même le fil sur lequel elle va, s’endort, dévore les distraits pris dans ce fil. Suis-je la proie, ou l’ombre ? L’araignée, ou sa toile ? Je suis le fil : le suivre et l’être revient à une même tâche. Croire que le fil n’est pas rompu — tenir le coup —, puisque je ne sens pas encore le sol heurter mon corps de plein fouet, est la tâche de ces jours.
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alors il faut bien regarder devant soi
jeudi 16 mai 2019
Mais que faire de son regard ? Regarder vers le ciel me rend nostalgique et fixer le sol m’attriste, regretter quelque chose et se souvenir qu’on ne l’a pas sont tous deux également accablants. Alors il faut bien regarder devant soi, à sa hauteur, quel que soit le niveau où le pied est provisoirement posé.
B.-M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton
La peine et la peur, et l’humiliation et la honte, et quelque chose aussi — qui soit comme de l’herbe au milieu de ce fouillis — comme ce fouillis : tout qui se croise dans les phares des voitures ces soirs où rouler au-delà de la fatigue en laissant courir les pensées en soi, en laissant ruisseler parfois dans la musique l’eau du ciel sur soi ; en passant sous les ponts et en longeant les ruines, laisser venir à soi les images, les désirs, quel bordel camarade les cimetières qu’on habite et les villes qui sont plantées au milieu d’eux comme au travers de la gorge, et on n’est jamais sûr alors d’être parmi soi-même.
Quinze jours dans le théâtre pour trouver l’endroit du coup-fantôme, et on ne savait pas qu’il était dans l’offense. Quand mardi soir j’ai regardé — c’était la générale —, ce qui était bouleversant tenait à ce champ de forces des signes libérées de toute volonté extérieure à ce geste. On aura fabriqué ces jours un spectacle sur l’offense, et je ne le savais pas : je le réalise ce soir-là, et je ne le dirai même pas. Moi, je cherchais seulement quelque chose qui soit comme au milieu de ce bordel, un ange (et j’ai trouvé celui de Paul Klee).
Donc quinze jours de travail avec Koltès en appui. Le désir de ne pas faire une reconstitution de l’écriture — surtout ne pas faire du théâtre comme on lève un tombeau. Plutôt s’en saisir comme d’une métaphore. Les étudiants jouent et disent les mots pour s’en défaire et c’est mieux ainsi. Autour, je voudrais ne servir que d’appui, un mur sur lequel en courant on pourrait poser les deux mains et repartir en sens inverse.
C’est tôt le matin et tard le soir que la journée se passe et je ne verrai rien d’elle, et le temps ne s’attrape pas. Je n’arrive pas à compter les jours et le portrait de Saint-Just reste sur la table. Les appels en absence. Les messages qu’on n’envoie pas, les brouillons des mails en suspens et qui le resteront. C’est impossible d’écrire et c’est impossible de ne pas écrire : j’en suis là. Il faut respecter le silence quand c’est quatre heure du matin, que l’heure bleue chante dehors dans les arbres, qu’on ne sait rien de ce que les oiseaux se disent, peut-être qu’ils hurlent de joie dans l’indifférence de mes pensées, comment savoir (même si je sais, et que les écouter dans l’insomnie profane un peu leur joie oublieuse, lointaine).
Sur le plafond du café, un trois de trèfle est fixé au mur. Je ne l’invente pas.
La scénographie est le contraire du décor : c’est aussi la peine qu’on éprouve à l’égard du théâtre de n’être que du théâtre, et qu’on habite provisoirement avec des signes qui pourraient le dire et l’insulter.
Vers le milieu du spectacle, il y ce geste de consoler le garçon qu’on est sur le point de gifler. Je note ce geste pour ne jamais l’oublier. Vers la fin encore : cet autre geste de se relever et de regarder.
Dans le noir qui suit le dernier noir, je ne sais pas à quoi je pense, peut-être à ce qui va suivre : et c’est aussi une qualité du présent, d’avoir de la peine pour lui et de l’aimer pour cela.
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à l’idée de chercher des théâtres
dimanche 5 mai 2019
A l’idée de chercher des théâtres sur ce circus, je me réponds que les boutiques doivent contenir des drames assez sombres. Je pense qu’il y a une police, mais la loi doit être tellement étrange, que je renonce à me faire une idée des aventuriers d’ici.
Rimb., Villes
Le théâtre est fait pour qu’on en sorte. On n’a pas tant de lieux comme celui-ci qu’on peut laisser. C’est comme lire : le plaisir du livre tient au geste de le fermer, c’est vrai. Soudain, les formes et les images sont closes, on les emporte avec soi. Le théâtre ne vaut que pour lever des formes et des ombres qu’on laissera. Dehors enfin, on est loin. Dans cette vie, on est surtout dedans, et tout près : des villes, des rues, des lumières et des nuits. Ce qu’il faudrait, c’est davantage de lieux desquels s’arracher, et vers lesquels on irait avec cette pensée, de l’abandon.
Peut-être est-ce pour cette raison que Genet voulait lever des théâtres dans les cimetières.
C’est pour cette raison aussi que les théâtres sont si impossible à aimer et qu’on ne peut en faire que par pure hostilité à l’égard de ce qu’il porte et charrie.
La question qui hante ces jours : celle de la violence. Qu’on nous inflige, et qui nous habite, qu’on inflige et qui nous rend sourd ; qui nous soulève et qui seul nous fait agir. C’est le critère de l’action : une réponse à une violence qu’on nous fait. Ou au nom d’une violence faite à ce qui est tenu pour peu et qui nous importe au plus haut. C’est une pensée voisine de la honte, qui est aussi une violence.
Il y a les violences qu’on a commises sur ceux qu’on aime et cela donne pire que honte. On vit avec elles comme ces cauchemars qui soulèvent quand on est réveillé, et qui ne partiront jamais.
On marche dans les rues insupportables de cette ville, et on s’arrête : on est perdu parce qu’on a marché trop lentement. On comprend que le sens de la ville tenait à une certaine vitesse. Les pensées violentes viennent : on sait qu’il faudra les conjurer ; qu’écrire ne sert pas à écrire, mais à fabriquer ce qu’il faudra laisser de soi. Mais sur le chemin du retour entre la rue de la L. et de la rue B., la fatigue était trop grande, et la vitesse presque immobile. Quand on lève les yeux alors, immanquablement, il n’y a qu’une fenêtre fermée, très belle et très inutile, qui nous regarde.
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les voltigeurs et puis quoi
mercredi 1er mai 2019
Au reguard de fanfarer et faire les petits popismes sur ung cheval, nul ne le feit mieulx que lui : le voltigeur de Ferrare n’estoyt qu’ung cinge en comparaison.
Rabelais, Garg. I, 23.
On apprend à se servir de nouveaux mots. Aujourd’hui, j’ouvre la radio, et celui de voltigeurs apparaît, simplement prononcé par ceux qui ont la parole comme si c’était un mot comme un autre, comme si c’était un mot acceptable et possible, et tranquille, comme si ce n’était pas un mot qui disait les coups qu’on donne et ceux qu’on reçoit, et que de part et d’autres du tonfa, on ne vivait pas la même époque, ou plutôt, si : on vit la même époque mais depuis le côté opposé d’un manche de tonfa. Décidément, l’époque ne peut produire que cela, la séparation entre celui qui tient le tonfa et celui qui le reçoit sur le dos.
Le jeu de l’épervier dans cette époque relève d’un apprentissage de la séparation. Le mot voltigeur porte avec lui l’époque, il charrie mille autre mots comme forces de l’ordre et débordement, comme irresponsable et dignité, chaos, soulèvement.
Friche belle de Mai pour deux semaines de travail ; même aujourd’hui. Même jeudi prochain (je me dirai gréviste, mais je viendrai ici). Au plateau, mille choses s’essaient, se manquent, se trouvent miraculeusement et se perdent aussitôt. Le miracle du théâtre tient aussi à la rage qu’on éprouve face à sa fragilité.
On essaie quand même. Il y a des alliés. Koltès et pas seulement. Sur les murs du théâtre, ils ont collé (qui ?) d’étranges affiches — on lit les clichés et les phrases toutes faites, et parfois la beauté pure, et parfois la laideur stupide. Ils disent toutes qu’on est ici dans une friche industrielle dont on a fait un espace culturel bâti sur l’une des communes les plus pauvres d’Europe ; on ne fait pas du théâtre pour raconter une pièce, mais pour dire cela : l’endroit où on le fait, et la violence que le théâtre produit aussi par le simple fait d’exister au lieu qu’il occupe.
J’ai longtemps cru qu’il s’agissait de fabriquer de la beauté. J’ai voué des heures entières à cela, à la traquer. Aujourd’hui, je sais qu’il ne s’agit plus que de travailler à un monde qui la rendrait possible.
La musique dans la voiture sauve parfois de la radio : elle tente de conjurer la bêtise que j’aurai entendu malgré tout, comme hypnotisé, en rentrant — sur le plateau, un spécialiste du maintien de l’ordre disait qu’une opération était réussie quand il n’y avait pas de blessé, et il se félicitait de ces derniers mois. J’en aurais pleuré.
Ce que j’aime regarder au théâtre, ce sont les murs et le sol. Je pourrais prendre mille images des murs, du sol. Oui : on joue avec l’air qui nous entoure. On la déplace, on la saccage. On est ravagé par l’air qui nous sépare. On est une partie de l’air qu’on produit avec nos lèvres. On ne fait rien d’autre, au théâtre que de brasser de l’air et parfois, il atteint les visages et parfois, il remue d’autres airs, et du vent fabrique du vent qui fabrique le souffle qui renverse une feuille d’arbre, une forêt, un désir.
Dans la voiture, juste après, je pensais : non, je ne pensais à rien, et cette absence de pensée, précise et nue, radicale, purement active, me fait trembler encore.
La manifestation ce matin : les amis devant moi tendaient haut la banderole pour les morts d’Aubagne et de décembre. À gauche, à droite, les gardiens de la paix remontaient par les trottoirs en baissant la visière. Nous, on était au centre de la rue. La marge qu’ils occupaient, eux, pour cerner, nasser, mieux frapper, était abjectes. Ce n’est pas par nature que la marge tient les pages du carnet ensemble.
Je sais maintenant qu’on se révolte par colère et par honte ; colère de recevoir les coups, et honte pour celui qui les porte. C’est pour celui qui porte les coups aussi qu’on est de ce côté du tonfa : mieux le plaindre, avoir peine pour lui : et cette peine ne le sauve pas, mais elle donne à la honte matière à se renverser en colère, en révolte, et alors quoi ?
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infusez davantage
lundi 22 avril 2019
Les pieds n’approuvent pas le visage, ils approuvent la plage.
Henri Michaux, Poteaux d’angle
Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage.
H.M.C’était la phrase dans la chambre de l’internat : je l’avais déposée pour l’évidence et pour l’énigme. En me faisant le thé aux agrumes, je me la disais en moi-même, pour en percer le secret. L’évidence et l’énigme me poursuivent encore toutes deux jusqu’à l’obsession. On me fait le reproche — je ne sais si c’est un reproche, je le prends comme cela, et j’ai sans doute tort — à plusieurs reprises et sur différents fronts de ma vie ces derniers temps de vivre dans l’espoir. Ou est-ce d’espérer ? Je ne sais pas. Et je ne sais pas répondre. Je voudrais dire : Non, ce n’est pas de croire, non, mais c’est peut-être de vouloir que chaque chose possède sa plénitude et son devenir possible : que de chaque chose infuse ce qui rendra possible autre chose ? Dans la nuit, espérer le jour : et traverser le jour dans la certitude d’aller vers la nuit. Et ce n’est pas nier le jour ou la nuit — mais une façon de tendre vers ce qui le renversera en lui donnant son sens, ou sa force.
L’enseignement de l’araignée n’est pas pour la mouche.
H.M.C’est le piège du sens : celui de la peur — celle que le jour pourrait ne rien produire d’autre que du jour, et encore. La peur que tout ait été effacé de ce qui a donné cette nuit où je marche, et où ? Ici. Oui, je sais bien : il faudrait s’en tenir à la joie nue d’être au présent : oui, il faudrait que le monde soit simplement cela, oui : cette part de terre que recouvre mes pas, et les tiens : que le réel soit ce territoire partagé par nos ombres qui, dans le noir, avancent d’un pas peu pressé vers le prochain café ouvert, et s’il n’y en pas, on rentrera.
Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère les corriger. Qu’irais-tu mettre à la place ?
H.M.Je recopie ce soir des phrases de Michaux pour les apprendre par cœur, et je sais que je les oublierai demain : cette nuit (que je les ai déjà oubliées ?)
Qui laisse une trace, laisse une plaie.
H.M.Ces phrases ne consolent de rien — rien ne console de rien [2] —, seulement elles nomment ce que j’ignore et m’affecte. Il y a dans ces jours une étrange et puissante conjonction des forces qui agissent sur le monde et en soi. Il faudrait ne pas être poreux aux saccages du réel : comment ne pas l’être ? Et puis, on ne décide pas d’être imperméable aux violences, surtout quand, insidieusement, il se pourrait qu’on y participe, au moins en ne les prévenant pas. Ce sont des jours pleins de honte aussi. Qu’en faire ? Si possible, pas du remords ; si possible, pas de la bonne ou mauvaise conscience : pas de la conscience du tout même. Si possible, pas des phrases. Si possible seulement de la marche dans la ville pour la repousser.
Garde ta mauvaise mémoire. Elle a sa raison d’être, sans doute.
H.M.J’espère donc, et c’est ma faute. Encore ces réflexes absurdes de la faute et de la culpabilité qui portent tout l’arrière-monde et la transcendance stérile des espérances aux horizons éclaircis. Non, pourtant : je ne crois pas aux horizons meilleurs, je sais pourtant que je ne peux agir qu’en vertu de ce que je pourrai postuler. Aller vers la lumière non pour la lumière, mais pour aller ? Je sais la beauté du feu d’artifice qui se consume en se faisant : et je l’admire, et j’envie son intensité ; je m’y frotte aussi, je sais la force de m’y incendier. Mais le feu possède sa cendre : et sa braise froide me ramène à la vie.
Ce que tu as gâché, que tu as laissé se gâcher et qui te gêne et te préoccupe, ton échec est pourtant cela même, qui ne dormant pas, est énergie, énergie surtout. Qu’en fais-tu ?
H.M.C’est la seule question qui vaille : elle brûle davantage que la braise, froide ou brûlante.
Tu peux être tranquille. Il reste du limpide en toi. En une seule vie, tu n’as pas pu tout souiller.
H.M.
La tranquillité n’est pas mon affaire ni mon métier. L’ami qui souhaite ardemment sortir du cycle des désirs pour mieux vivre, je ne saurai jamais le comprendre — ni comprendre cette vie ainsi arrachée, à ce prix conquise, ravagée. Quand je saigne, je regarde toujours le sang tomber avec une certaine curiosité : ainsi suis-je encore ce vivant, liquide et attiré par la gravité, la chute des corps ruisselants. Je ne sais pas si un corps décharné de désir peut saigner. Je ne le crois pas, et de toutes mes forces.
L’espoir ? C’est de revoir la nuit, le jour ; et le jour : passer par-dessus le soir, et lentement marcher dans la nuit qui ne cessera pas d’être ce qui a lieu pour que le jour se dresse, comme un désir du corps vers le corps qui le désire encore.
Ne faites pas le fier. Respirer, c’est déjà être consentant. D’autres concessions suivront, toutes emmanchées l’une dans l’autre. En voici une. Suffit, arrêtons là.
H.M. -
nuit ensauvagée
mardi 16 avril 2019
Dans la nuit bleue, / Quand dans la bouche toujours ouverte la langue du désert / cherche ton humidité / quand cela te consume, / ton son épuisé / est proche de ma réponse / Vie de ma vie / Bouche ensauvagée / Expulser de toi le souffle / Et ne plus laisser de souvenir, / Laisse-moi être au plus profond de moi, / Laisse-moi être au plus profond de toi » Ingeborg Bachmann, Énigme
À Metz, ils ont construit un musée qui porte le nom du seul musée que j’aurai fréquenté, régulièrement, étudiant. Beaubourg était à deux pas de chez moi : j’y allais parfois pour seulement une œuvre, une pièce — le mur reconstruit à l’identique de l’atelier d’André Breton de sa rue Fontaine : ses toiles de maître, ses cuillères trouvées au hasard dans les marchés, et son chien empaillé, tout l’or du temps amassé en un champ de force qui me fascinera toute ma vie comme le seul espace véritablement sacré. Beaubourg, ou Pompidou, ou centre d’art moderne et contemporain : je ne sais jamais le nommer. Alors retrouver Beaubourg à Metz ?
Ce jour-là, c’était le jour de la nuit : le soir, je la voyais juste avant les forêts, et le lendemain, c’était en plein jour sur les œuvres fabriquées avec les mains.
Les phrases sur les murs étaient plus éclatantes encore que les toiles.
Parmi les beautés terribles, le nom d’Auguste Chabaud — je l’ignorais. Les murs de Paris, la vie folle des corps qui les traverse, l’intensité sur chaque partie de ce monde intérieur, mais jeté.
Auguste Chabaud, un fauve inconnu, ignoré : minuscules toiles dans lesquelles le monde entier se trouve, reflété.
Et comme des images d’un cauchemar, mais vrai.
Évidemment, le Valloton était sublime — je volerai son image, qui ne me rendra qu’une pâle lumière : le chien, au premier plan, resterait émouvant.
Mais la nuit ? Perdue.
À l’étage, cette œuvre. Un bloc de marbre, qu’on peut ouvrir comme un livre. Dans chacune des parois, un vide a été creusé. Lorsque le bloc est fermé, il contient ainsi en son centre un vide d’un centimètre carré. Par une nuit sans lune, Chrbel-Joseph H. Boutros a transporté son bloc de marbre au cœur d’une forêt. Il l’a ouvert pour que la nuit s’y dépose. Puis refermé : un centimètre carré de cette nuit a donc été capturée.
C’est cette nuit qu’on peut voir : mais enfermée dans un bloc de marbre. C’est le dehors de la nuit qu’on peut voir. On approche de près la nuit, mais si on voulait la voir, en ouvrant le bloc, elle s’évanouirait dans le jour — même dans cette fausse nuit du musée.
Je suis resté longtemps devant ce bloc de marbre : peut-être est-ce une image de cette vie ? Non. L’image de cette vie, c’est que j’étais de ce côté du bloc de marbre, désespérément fermée.
La dernière image : c’est cette toile, une tache noire — image littérale d’une nuit ? Oui, mais quand je pose les yeux sur le cadre, c’est mon visage qui se laisse cerner par la nuit. Une autre leçon, de laquelle je m’arrache : je suis de l’autre côté de l’image, et quand je prends l’image avec l’appareil, que je la regarde, je suis doublement hors de la nuit, tandis que je la regarde.
Alors, je la regarde et en désire davantage s’il te plaît, pour d’autres matins.
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l’histoire d’un jour
lundi 15 avril 2019
Il me faut une journée pour faire l’histoire d’une seconde, il me faut une année pour faire l’histoire d’une minute, il me faut une vie pour faire l’histoire d’une heure, il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour
J.-L. GodardMax Richter, War Anthem
(Three Worlds, Music from Woolf Works : Mrs. Dalloway) (2017)
Essayer de passer sous le tunnel de ces jours. De Lyon à Marseille, en passant par Metz donc, soudain : début avril comme en contre-plongée, chercher à quoi ressemble cette vie. Image du tunnel à travers lequel passe la lumière. Dans Metz à la recherche de quelques fantômes. Ne trouver qu’un musée et de la nuit. Et les vitraux de Chagall. Et les bords de la Seille, et quoi d’autres ? L’homme qui marchait devant moi n’a pas de nom : c’était peut-être mon ombre.
Metz. Se convaincre que c’est une ville et que c’est Metz, non pas Rennes ou Bordeaux ou Strasbourg (ce n’est pas Strasbourg). Toutes ces villes se ressemblent tant. Aller d’une rue à l’autre aux noms de papier : Borny, Serpenoise, etc. Rien qui reste. Se promettre la fatigue. Ne rien tenir. Début avril, ces jours disparus déjà.
La gare de Metz interdit toute phrase : s’empêcher de faire des phases. Les statues là-haut qui dominent, et l’arrogance de la lumière. Trois jours échappées. Dans la librairie, la sensation d’un cercle clos. Ce pourquoi j’aurais écrit, ces cinq années, peut-être que je ne le saurais pas, mais que j’aurais approché, deux ans après le dernier mot, dans cette librairie de Metz, quand on m’aura posé la question : vivre avec un écrivain mort ? Et j’avais gardé le silence.
Plusieurs jours après. Presqu’île de Giens : la semaine, je la passe en répétition. Mais ce jeudi, je roule toute la matinée. Un incendie gigantesque à Toulon m’arrête. Je respire au dehors toute la fumée. Le midi enfin, à Giens : la maison sur laquelle on m’invite à écrire (il faudra parler de la matière seulement, et de la phrase de Char : épouse et n’épouse pas ta maison). Et cette pensée que des maisons s’effondrent avec des vies dedans me hante terriblement, tandis que je marche dans cette maison bâtie pour la seule beauté du geste.
Je dessine comme je danse, ces jours, des autoportraits qui me dévisagent : pour tenir la promesse.
Sur la route, ces derniers jours, je vois plusieurs accidents. Je possède encore précisément les images : la femme sur le sol, qu’on soulève, et la tache noire de sang sous elle, qui reste, et se répand : je ne sais pas si elle est morte, cour Lieutaud, ce soir-là. Plusieurs jours plus tard, sur l’autoroute cette fois, l’homme dans l’habitacle, airbag dégonflé, avant de la voiture arrachée, lui, il ne bouge pas, mais autour on ne s’affole pas. On mesure l’urgence et la mort à cela : à l’affolement autour. Mais s’il était mort, il n’y a pas non plus à s’affoler. Je ne sais pas alors.
Dans ces jours-là, je trouve une paire de lunettes dans la terre. Quels yeux ont vu à travers ces verres quel monde, et la beauté perdue, et les horreurs, ou avec quelle indifférence niaise, quelles passions éperdues, je ne sais pas non. Je ne sais vraiment pas grand chose, décidément.
Paris cette fois, de nouveau — en coup de vent. Un amandier ou un prunier, ou un cerisier (non, pas un cerisier) dans le Parc Montsouris en face de la cité universitaire où je passerai trois jours pour la nostalgie (parler de). Les historiens qui se succèdent à la tribune me fascinent : la précision sèche, l’établissement des documents, des faits, des vérités. Mais dans quelles perspectives. Moi, je voudrais parler de Robespierre, et on me demandera des comptes sur le théâtre. Je ne saurai pas répondre.
Le collège d’Espagne n’est pas Paris, n’est pas la Cité universitaire, n’est pas la vie. Simplement le contraire où on enferme tout cela. On captait très mal.
Paris exige un temps d’apprivoisement qui s’allonge à mesure que le temps me sépare de la Grande Ville. Maintenant, je constate que je ne m’ajuste plus jamais vraiment. Dans les métros, les visages ; et les arbres au-dessus de nos têtes, les caméras de surveillance. Les lieux où j’ai posé mon ombre n’existe plus. On a descellé les bancs Place Clichy. Je ne suis pas retourné à Montorgueil : la ville a disparu ; ou est-ce moi.
Sur les affiches, tout ce qui sert à vendre : même le rien, surtout lui. Nous, on ne fait que marcher devant les réclames sans rien demander.
Évidemment, on croiserait parfois des miracles, la beauté pure de ce que le monde produit quand il se disloque. Oui, la puissance des publicités, c’est quand se reflète sur elle la pulvérisation des choses, et les visages multipliés de nos reflets.
Au passage, saluer Deleuze, ces lieux où il avait vu le soleil se lever et se coucher : dans la haine de tout système. La joie des cyclones.
Quand il descendait au bistrot, il avait toujours une pensée pour Verlaine, qui un siècle avant descendait aux mêmes bistrots — avec peut-être une pensée pour Villon, qui des siècles avant (etc.). On est fils de ces ombres là qu’on traque, dans ces rues le soir où on cherche la nôtre.
Pourtant, on ne trouve rien que des rues. Il faut aller très loin dans la nuit et sous la ville pour percevoir des passages secrets, où sont les rats et les corps, les désirs les plus sauvages, les images affolées et peu-être une part de nous-mêmes plus vraies.
Jeudi passerait comme une nuit claire.
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enjamber la nuit le jour
mercredi 27 mars 2019
Il approche sa bouche, je l’embrasse. Un long baiser qui dure, qui dure. Puis on se détache, on va dans le canapé, on boit des pastis, on se caresse, je lui dis encore une fois qu’il embrasse vachement bien... « Pour les baisers, il faut être deux », il ajoute, et du coup on s’embrasse, encore un long baiser et quand on sent qu’on arrive au bout du baiser, y’en a toujours un des deux pour le relancer encore plus fort.
Alain Guiraudie, Ici commence la nuit
Il y aurait une place Jean-Jaurès par ville qui serait l’exacte situation de la destruction de cette ville : la loi, implacable, s’appliquait à chaque fois que je m’arrêtais dans une ville — ça n’arrivait plus souvent. Lyon presqu’île était surtout un grand trou par-dessus lequel il fallait bien, en fermant les yeux, essayer de passer : cette ville était comme la nuit, le jour, les rêves et les peurs, les joies aussi, les alexandrins, un film de Mekas, des corps et les désirs, cette ville était comme tout ce qui était à enjamber — en fermant les yeux.
Place Jean-Jaurès n’était pas seulement un trou : c’était l’espace vide qu’occuperaient ces jours.
En surplomb des choses, de la chambre d’hôtel trop grande et trop vide, la place était un charnier sans cadavres, la terre était toujours au-dessous de la terre. Le jeune garçon que je croiserai ce soir là, avec sa bombe à la main, essayant de chercher quoi écrire de vengeur et de définitif, peut-être qu’il y est encore — j’entends encore sa voix qui me hurlait, doucement, désespérément, je ne sais pas quoi écrire.
J’aurais dû lui répondre : moi aussi.
Non, j’aurais dû lui répondre : écris ça.
(Et puis je sais qui auraient su écrire de quoi venger les arbres et les vivants, je sais les mains qui auraient tracé les phrases justes et drôles, les phrases pour nous tous qui auraient été ainsi vengés)
L’Ecole est un grand bateau posé ici dans ces rues emportées par le vent qui passe indifférent, libre et sauvage — on l’envie tant. Je l’envie tant.
Le soir, Michel Bataillon tâchera de faire leçon de dramaturgie : mais non, ce ne sera pas tout à fait cela, plutôt essaiera-t-il de lire Heiner Müller, seulement quelques vers, deux ou trois enjambements. Ceux qui disent comment les fascistes ont fait de la nuit un jour, en brûlant le Reichstag. Que c’était là tâche du fascisme : pervertir le jour et la nuit, renverser l’ordre du cosmos, accuser l’innocence, tuer la vie.
Le corps de Michel Bataillon, la fatigue aussi : combien il la traverse, malgré l’épuisement, la quinte de toux ; de ce côté des gradins, le poids sur mes poumons ne me quitte pas non plus ; ne pas tousser fait tousser davantage. J’essaie de ne pas lâcher l’enjambement des yeux et de respirer avec lui.
Et vers la fin, la silhouette de Heiner Müller, assis dans les gradins défaits d’un théâtre, nous regarde.
Les couloirs de l’École sont pleines d’affiches — rien qui n’approche les murs des places Jaurès du monde entier. Pourtant, on est à l’écoute des signes rieurs.
On traverse la mélancolie des soleils couchants, ceux des histoires.
Dans l’éloignement, comment savoir sa place ? (Ce n’est pas qu’une leçon politique ou amoureuse). Dans Müller aussi, le silence tue, les mots oppressent : les signes sont illisibles. "Des textes en attente d’histoire" — quelle histoire ? Tout est à écrire, et on est comme les garçons avec la bombe à la main devant le grand mur du Pouvoir et des réaménageurs, des murs virtuels.
Chercher des ruses pour continuer le dialogue qui renouerait l’histoire avec sa justesse : c’est chaque jour, et c’est maladroitement. Pardon de dire pardon. On ne sait pas si prendre avec le fait de vivre. Ici commence la nuit, dit le livre.
J’aurais voulu les mots pour conjurer la tristesse, la peur.
Un train après l’autre enjambe la nuit et le jour, les villes et les théâtres, et comme dans les images d’Épinal, la couleur ne s’ajuste pas aux contours. Dessiner, ce n’est pas suivre les traits, c’est comme danser — la phrase et son énigme, son évidence, je tâche d’en porter la mission historique, oui, sa légèreté et sa douceur.
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derrière le monde
mardi 26 mars 2019
Derrière le monde, il y aura un arbre
aux feuilles de nuages
et à la cime d’azur.Ingeborg Bachmann,
Toute personne qui tombe a des ailes
Sous la super lune, des phrases déposées sur le sol — qu’en reste-t-il ? En sortant du théâtre, la première pensée était contre le théâtre (si ça ne devait être que cela : dire ce que l’on sait, ce contre quoi on se lève le matin et qui nous fait coucher le soir) ; la seconde, sur les marches, au milieu des phrases éparpillées qui achevaient l’hiver, je ne saurai pas la dire.
La pensée disait peut-être : on aura au moins passé l’hiver.
Je réalisais soudain que c’était le printemps, et même je le disais. Est-ce que le printemps a effacé ces mois ? Est-ce que rien n’a eu lieu que le froid. Je porte encore une écharpe au cou pourtant, et l’odeur de l’hiver me tient chaud.
Dans son écorce en ruban rouge de soleil
le vent taille notre coeur
et le rafraîchit de rosée.Lyon, presqu’île. Marcher tard le soir dans les quartiers inconnus. Les silhouettes au café vivent d’autres vies ; ils jouent aux cartes aussi ; ils appartiennent à leurs rêves qu’ils ne savent pas vivre, aussi. En partant, regard vers ce groupe d’amis d’où un couple se détachait, je crois bien qu’ils pleuraient.
Moi aussi, devant les images du film, vers le tiers du film, quand tout s’effondre, comment ne pas céder : je cède aux larmes.
Samedi, au parc : les hurlements de joie des enfants — on est de ce monde. On est aussi du monde où il existe encore des hommes vivants pour témoigner de comment Brecht travaillait (dans le calme). C’est le même monde. On est du monde des hurlements et du monde des insultes du pouvoir chaque jour. On est de ce monde des phrases autour de soi déposées sur les marches du théâtre, sous la superlune, et qu’il faudra bien les ramasser et les emporter avec soi pour le reste de la vie. On est de ce monde des pentamètres ïambiques intraduisibles. On est de ce monde aussi des mots comme ultième. On est du monde laissé par Heiner Müller et par Chenoz. On est du monde qu’on ne laisse pas. On est de ce monde des colères qu’on ne voudrait ne jamais voir mortes en nous. De ce monde qui demande pardon. On est de ce monde qui repousse sur lui-même, comme si rien n’avait eu lieu. On est de ce monde qui voudrait secrètement que quelque chose ait eu lieu, de ce monde du désir que rien ne soit effacé.
Derrière le monde, il y aura un arbre,
à sa cime un fruit
dans une peau en or.
[1] L’ami Jonathan m’adresse ces jours son beau livre qui ne cesse de me donner le vertige : « Le récit ne tient qu’à un fil. Il faut au moins un lien pour qu’une histoire se raconte, mais cette condition est précaire. D’un côté, elle permet de définir et même d’éprouver ce qui est proprement narratif. De l’autre, elle pose problème. Car dès le plus petit développement requis par la relation d’un événement, il n’y a pas de continuité sans discontinuité. Ce qui est fondamental serait donc double, voire contradictoire ? Oui. Et c’est un paradoxe qui est à l’œuvre dans la vie comme il est au cœur de l’art. Quatre principes président aux enchaînements narratifs : la logique, l’intrigue, le but et la répétition. Ce sont eux qui dotent le récit d’un fil. Mais ce sont eux qui placent également le conteur, le lecteur ou le spectateur au centre d’écarts : entre le temporel et le causal, la suite et le suivi, la découpe et le tissage, le cours qu’un événement décisif vient forcément briser et les ponts qu’il oblige à jeter malgré tout sitôt qu’il s’agit d’en dire ne serait-ce que quelques mots bégayants.
Si certaines de ces tensions ont déjà pu être observées, elles n’avaient cependant jamais été étudiées ensemble et à partir d’un point à la fois précis, essentiel et délicat. Par ailleurs, ce nerf des histoires ne donnera pas lieu ici aux partages habituels qui tantôt déprécient voire ignorent superbement ce qui se pratique au quotidien au profit des chefs-d’œuvre de la culture, tantôt considèrent a priori la rupture comme plus intéressante que le lien. Car s’il y a bien une chose qu’apprend le fil d’un récit à qui l’examine de près et sans préjugés, c’est à ne prendre que le parti de l’équilibre. Pourquoi ? Parce que sa vérité, comme l’écrit Gracq dans Le Rivage des Syrtes, est « qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger ». L’instabilité toujours possible, voilà à quoi tient la relation de ce qui importe dans ce qui arrive. Il manquait à l’analyse de prêter plus d’attention à cette dimension-là d’un développement, qui est spécifiquement humaine.
Insister sur cette singularité, la défendre et l’illustrer à l’aide d’exemples nombreux, variés et souvent plus loquaces que les arguments, en tirer des enseignements utiles notamment pour les situations où un fil se perd, et pas seulement dans un récit, telles sont les tâches auxquelles s’emploie cet essai.
[2] Rien





















































