Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
le talisman
samedi 12 décembre 2009
Dans le rêve tout à l’heure, désemparé et littéralement perdu, oui, entre les deux portes du sommeil (à force de m’être toute la nuit réveillé et rendormi, puis réveillé dix fois), impossible de savoir de quel côté j’étais — j’entrais dans des pièces, et m’éveillais dans une autre : et je crois bien que dans le rêve aussi, je dormais et rêvais : alors, il me fallait me réveiller plusieurs fois pour revenir : mais si je me réveillais une fois de trop ?
Je me retrouve dans une petite pièce, que je reconnais parfaitement mais dont je suis incapable de fixer le souvenir, une petite pièce sans fonction, un bureau vide, une chambre sans lit : avec sur le sol, un stylo qui roule, comme dans un bateau, vers moi puis qui s’éloigne.
Je me suis saisi du stylo et j’ai noté sur le plat de la main, en noir, la lettre R. M’y suis pris à plusieurs fois, parce que ma peau absorbait l’encre et l’avalait.
Quand je me suis levé, ensuite : ai regardé sur la main si le R y était — mais non. Pourtant, je ne suis pas rassuré - au contraire : je ne sais pas si c’était pour Rêve ou pour Réel : alors, je ne dors plus.
Et je me demande si mon corps n’est pas quelque part en train d’aller, d’une pièce à une autre, avec sur la peau, la lettre qui lui sert de boussole et de talisman. Mais comme cette boussole ne porte que les flèches et aucun nord, j’ai peur qu’il attende longtemps avant d’être délivré.
Mots-clés
-
on est à l’abri
mercredi 9 décembre 2009
on est à l’abri : du bon côté des choses, du côté où les choses restent protégées : on est sûr qu’ici rien ne nous atteint : on est du côté où les gouttes coulent à l’envers en laissant voir leur ventre.
sur la cadre, le décor change mais tout reste en place : les horizons qui s’enfilent les uns aux autres et le train qui se déplace le long, ou qui l’entoure, pour atteindre finalement la ville ; sur le cadre, la pluie qui se dépose ne fait que cerner le train, mais ne le traverse jamais.
parole oblique, parole de traverse, mains aux milles doigts qui tentent de serrer la machine pour l’emporter : mais la vitesse est notre alliée : et plus on va, moins on laisse de prise au vent : alors la pluie passe, comme l’air, et finit même par nous propulser.
on est sans crainte, on est plus rapide que le monde autour : on est de l’autre côté des choses, à l’abri de tout ce qui pourrait nous emporter ; on compte les gouttes, et soudain, on a leur goût dans la bouche.
Mots-clés
-
canal saint-martin
samedi 5 décembre 2009
à hauteur de pavés, la ville à plat me semble comme posée sur une plaque mouvante, et chaque geste que je pourrais faire risquerait de la déplacer, à gauche ou à droite, ou la renverser. alors, je ne bouge pas, je ne respire plus, je ne pense même pas : je regarde.
la pluie tombe plus lentement, plus lourdement ; le noir qui descend pour entourer les réverbères, s’il me voyait, pourrait m’absorber, mais il ne m’a pas encore aperçu, caché derrière les derniers pavés du canal saint-martin, et je peux scruter à mon aise la manière qu’a la nuit pour se lever.
mais je finis par tourner la tête, sans raison, parce qu’avec le temps je me sens intouchable, et tout bouge dans la seconde, tout tremble et se déverse. alors, se sachant démasquée, la nuit tombe soudainement, et je suis soufflé comme une bougie dans le noir dense qui me cerne et me fait tomber avec les dernières lumières du dernier jour.
Mots-clés
-
lieu où écrire_
Joachim Sénévendredi 4 décembre 2009
Toujours cette longue marche dans les rues de la ville avant de m’asseoir dans un café pour écrire. Je regarde depuis le trottoir, à travers les larges baies vitrées, la couleur intérieure de ce bar, la disposition de ses tables, de ses chaises, de ses banquettes. Quelque chose ne va pas. Où est le comptoir ? Y’a-t-il des places avec dos au mur ? Et l’éclairage ? J’essaie d’imaginer l’ambiance sonore, la musique qui passe, est-ce RFM une fois de plus ? Il ne faut pas hésiter à partir quand on entend certaines notes. Préférer le brouhaha des conversations, avec Fip en sourdine, mais il y a peut-être trop de monde, trop de bruit. Je continue à marcher, à regarder par dehors, ce que dedans j’imagine, combien je pense être suffisamment bien pour écrire. Je crois voir des tableaux aux murs de celui-ci, que des reflets me masquent. Reproductions ? Originaux à vendre ? Je me déplace devant la vitrine, baisse la tête pour bouger les reflets, la série pendue au-dessus des tables semble être à dominante rouge sombre : quelle musique peut bien diffuser cette brasserie pour convenir à ces toiles ? Billie Holiday ? Madeleine Peyroux ? Quel texte puis-je écrire, sous l’égide du rouge et du jazz vocal ? Cela ne va pas, je ne suis pas d’humeur jazz vocal rouge sombre. Le soir tombe vite, je poursuis mon errance dans une rue pavée, étroite et sombre, et l’âge que je lui suppose me transporte plus loin déjà. Peut-être dans un autre siècle, dans lequel je me demande ce que j’écrirais à la lueur des bougies, les sentant diminuer, pris peu à peu par l’obscurité d’un souffle invisible, brutal et pourtant lent, qui les éteindraient les unes après les autres. Qu’écrirais-je dans cette urgence, ne sachant pas quand la dernière mèche de la dernière bougie serait sur le point d’asphyxie ? La devanture est blanche à colombages sculptés, des visages tristes de lutins supportent les poutres de l’étage, des vitres sort une lueur jaune, je distingue quelques ampoules à faible intensité et sans abat-jour, mon regard survole la porte sur laquelle je vois, sans le déchiffrer vraiment, un autocollant noir et blanc qui ressemble en tous points à ceux qui indiquent un hotspot wifi gratuit. La porte est entr’ouverte, je vois des tables sans nappes, des cadres vides suspendus sur des murs nus, unis, je goûte aux odeurs et aux sons, et je me demande ce que j’écrirais, si j’entrais ici.
Sous l’incitation de Jérôme Denis (de Scriptopolis) et François Bon (de Tiers livre), le premier vendredi du mois est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre ; vases communicants. Autre manière, comme l’écrit Scriptopolis, d’établir les liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #6, Joachim Séné occupe l’espace ici, et ce jour, je suis chez lui.
Mots-clés
-
en quinconce
samedi 28 novembre 2009
ce qui me suit pas à pas, comme mon ombre : le retard, l’empêchement, les tiraillements du jour à ne pas faire ce que la nuit dicte : désapprendre le jour ce que patiemment m’enseigne la nuit. (et les appels sans réponse.)
de l’autre côté de la fatigue, mes pas en quinconce tracent dans le noir une direction possible qui pourrait m’indiquer le chemin. dans le rêve, une dent après l’autre semées comme dans le conte, rage de n’en avoir pas plus pour mordre plus fortement encore sur les heures jamais assez pleines. de l’autre côté de la fatigue, le réveil me laisse le temps de voir les heures venir, m’avaler. alors je m’échappe. (et je lui échappe, parfois, aussi.)
ce qui me guette derrière chaque pas : le retard creusé qui laisse voir le précipice où je marche, fermeté du gouffre sur lequel j’appuie de tout mon poids. le passé ne m’appartient plus, je n’ai plus assez de souvenirs pour croire qu’il m’a engendré. je regarde par terre : pas à pas, je laisse sur le sol comme des doubles de moi qui restent fixés au trottoir et me jettent à la surface du monde, (comme un regard noir.)
-
la loi de cette ville
vendredi 27 novembre 2009
est-ce normal que dans cette ville les faits perdent de leur précision ? et la mémoire des faits, leur prégnance ? ce qu’il me reste, c’est seulement leur éclat, comme un moment arraché à une étendue de temps, et qui persiste. mais dans la succession des instants, impossible de reconstruire une durée. je me tiens là, et les secondes se succèdent ; je suis l’une d’elles, et plus rien n’est la conséquence de rien ; je dure et c’est la seule preuve que le monde me traverse encore.
c’est ainsi, je l’ai appris : dans cette ville, quand on se penche vers le trottoir et que le regard tombe sur le sol, il se recouvre de petites tâches noires et de plus en plus gros, bientôt comme le poing. on lève la tête : il pleut. c’est ainsi ; et sur le fleuve : surface perclue de flèches d’eau, le temps se rengorge, la pluie tombe jusqu’à ce que je sois rentré. je l’ai appris : la pluie tombe le temps que je suis dehors, c’est ainsi.
alors dans cette ville : quand je croise ceux qui la peuplent, sans les voir parce qu’avec les faits, ce sont les contours des hommes qui perdent de leur précision ; sans les voir, mais en devinant leur présence étrange à la réalité des faits - et je sais bien que je suis avec eux, occupe dans le temps la même minute qu’eux, mais pourtant : ce qui nous sépare est sans mesure -, je me demande, parfois à haute voix, comme si je m’adressais au ciel et aux visages, les confondant dans leur brutalité et leur silence : s’il pleut sur eux aussi, ou non.
-
porte battante
vendredi 13 novembre 2009
Pendant la durée des travaux, le blog reste ouvert. Ou en tout cas battant, comme une porte, serrure fracturée, poignée manquante, et de l’autre côté, couloir noir, d’autres portes.
Le regard qui jettera sur mes épaules
Le filet indéchiffrable de la nuit
Sera comme une pluie d’éclipse
Il descendra lentement de son cadre solaire
Mes bras autour de son cou"Au fer rouge", in Ralentir travaux (René Char, Paul Éluard et André Breton)
-
ma maison
samedi 7 novembre 2009
Ma maison est éventrée dans la rue, elle se répand en désordre au milieu de ma vie, je n’y reconnais rien. À force de déménager ses affaires, on finit par prendre soin des cartons et jamais de ce qui s’y trouve. On les déplace comme des images au mur, et on ne voit pas les murs changer, ou se fendre.
Ma maison depuis huit jours : comme un lac de montagne, plat depuis l’éternité, et sur laquelle je lance une pierre. À la surface, on ne voit plus la profondeur, et mon visage se trouble.
Ma maison n’est plus qu’une porte seule au milieu des débris, si je la pousse, je la fais tomber, et tout le pan de mur qui reste avec. Alors, je me tiens devant, et pour passer, j’enjambe les cailloux sur le côté. La porte reste intacte. Je suis de l’autre côté.
-
d’une ville à l’autre
vendredi 6 novembre 2009
Ne pas cesser de passer, d’une obscurité à l’autre, et sans mouvement trop brusque de peur de tomber, et d’une ville à l’autre, sans destination précise, sans autre sentiment que l’envie de passer, comme ici, d’un lieu à un autre rattaché par rien d’autre, non, et je ne suis plus de nulle part quand je passe, d’une ville à l’autre, avec le seul sentiment d’habiter simplement le mouvement qui me fait aller vers, et m’empêche de m’en tenir à ce lieu, l’autre.
À la volée, comme toujours, je prends le mouvement de ce type qui lui aussi passe, d’un bout de trottoir à l’autre, et j’envie ces gestes, leur sûreté, leur souplesse, leur désordre construit, leur sagesse élaborée par l’intuition, et quand il disparaît dans l’obscurité, je suis seul avec mes pas qui m’entraînent, sans direction, qui vont.
Je pourrais être comme ce type qui passe, trottoir occupé comme le monde, l’espace qui sépare deux villes, mais je n’ai ni sûreté ni souplesse, ni encore moins la sagesse de bâtir le désordre de mes pas, qui sans moi m’entraînent, hors de toute possibilité d’arriver ; et j’habite ainsi le mouvement.
-
sentinelle
jeudi 22 octobre 2009
Attendre dès 7h30, se poser devant le ciel, une heure, laisser la pluie tomber et le froid, attendre.
Tout à l’heure, être passé devant les lycées, les collèges, et s’être glissé entre les conversations bruissantes qui précèdent les classes, l’ennui déjà, les cigarettes allumées rapidement, et les pensées pleines des devoirs à faire, les échappatoires qu’on imagine avec colère.
S’être faufilé entre les voitures pleins phrases lancées sur les routes du travail, les radios allumées branchées aux nouvelles du monde, l’échappée haletante des choses qui passent, qui font la réalité, défont plus loin les rêves qu’on n’ose plus formuler à voix basse, et passer, retrouver le boulevard, se poster là, attendre.
J’ai dans un cahier plusieurs dizaines de pages, écrites en noir, à la main, un texte tenu plusieurs mois durant adolescent à partir d’un seul mot, le premier mot du cahier, le titre aussi, je me souviens, sentinelle, de ce cahier, et je me souviens aussi du sac, volé un jour d’inattention, quelques mois plus tard, laissé sous la table du café, et quand je reviens, à la table, le dos du type avec mon sac, le cahier perdu.
Quand il est 8h, il pleut moins, le froid s’éloigne. Attendre, encore.
Attendre quand le ciel s’ouvre, comme une page, et au-dessus tout le poids du noir qui appuie, empêche, mais attendre quand même, faire confiance aux énergies du corps, attendre quand le ciel terminera, il n’y aura plus que l’horizon.À 8h30, un peu avant, on a fini d’attendre, on regarde une seconde, l’espace d’une seconde suffi, on a déjà emporté la photo, repartir.
Ce qu’on a attendu, on ne le sait pas soi-même ; c’est peut-être une part du jour qu’on entraîne, auquel on participe, c’est un terrain gagné sur l’absence (de la ville), présence à soi-même plus vive le temps de cette seconde où le jour se fait, un part de sa propre colère aussi qu’on laisse sur ce trottoir gorgé par l’attente : il recommence à pleuvoir.