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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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histoire de lignes
dimanche 7 mars 2010
J’ai fini par me rendre sur la ville de l’autre côté de la rive, par dessus le fleuve noir, passé par le pont qui surmonte ces emblavures de courant agité sur la base des colonnes — aurais aimé avoir été chargé de ces trois derniers jours comme d’un sac, et combien j’aurais donné pour le laisser glisser de mes épaules et le voir tomber, là, en bas.
Dans ce sac, il y aurait les pages impossibles à écrire, à lire, sans se brûler. Il y aurait la vie comme de la peau morte mais encore sous les ongles, du sang sur du linge blanc. Il y aurait tout ce que l’oubli obsède quand on le cherche : les déjà-vu des rêves. Les visages des morts dans le crâne. Dans ce sac, il y aurait tout ce qui est insupportable : tout ce qu’on finit par supporter malgré tout et qui rend le jour honteux.
Sur le pont, d’autres que moi étaient passés visiblement — s’étaient usés les doigts sur la rambarde de bois à force de ne pouvoir se débarrasser de ce sac, de ne pouvoir le lancer avec toutes les pensées lourdes. Et l’eau ne cessait de se cracher en bas, traçant des lignes si courbes et si parfaites qu’elles faisaient injures à nos lignes qu’on creusait avec ces lettres sur le bois.
Quand je suis rentré, c’était lourd de ce poids supplémentaire : celui de toutes ces lignes emmêlées : les unes dans le fleuve qui délayaient le temps, et les autres sur le pont qui ne parvenaient qu’à le fixer. Et lorsque j’en trace d’autres ici, je ne sais lesquels je rejoins, et lesquels je voudrais conjurer.
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contre-tendanciel
samedi 6 mars 2010
Regarder la réalité en face : ne pas s’écarter de cette exigence — prendre en compte la totalité des paramètres (vitesse du vent, intensité de la lumière, teneur de fatigue dans le sang, hauteur des lucarnes, gramme de violence contenue par volume d’air expiré) : et tenir les comptes à jour : à chaque secousse, le jour perd du temps sur lui-même. Lui en restera-t-il assez, à l’heure du bilan ?
Le séisme survenu samedi au Chili a secoué la Terre… et très légèrement modifié sa vitesse de rotation. Donc la durée du jour, qui aurait diminué de 1,26 microseconde selon les calculs de Richard Gross (Nasa). La nouvelle a fait la une de plusieurs quotidiens.
Plusieurs quotidiens, cela fait combien de jours ? Assez pour rattraper le temps perdu ? Quand on fait le tour de la terre en avion, dans un sens puis dans un autre, le décalage horaire peut-il nous faire perdre du temps — gagner quelques heures de vie sur la vieillesse ? Vieille fable. On avait mésestimé la puissance des tremblements de terre pour ralentir le temps : ça aurait pu être une idée. Mais l’idée s’est révélée, bien-sûr, fausse.
Pourtant, ce phénomène — l’effet sur la durée du jour de la modification de la répartition verticale de la masse terrestre — survient à chaque gros tremblement de terre. Et modifie moins la durée du jour que d’autres phénomènes, comme les variations des marées, les courants océaniques et atmosphériques.
J’imagine que sous l’effet associé de marées puissantes, de vents violents, de tremblements de terre par séries, on pourrait conjurer tout ce temps perdu à vouloir le rattraper. J’imagine et déjà je me désole : à trop regarder en détail les réalités se défaire, on ignore parfois qu’on fait partie de l’une d’elles.
Cet imperceptible raccourcissement est d’ailleurs contre-tendanciel. Depuis sa formation, la Terre tourne de plus en plus lentement sur elle-même. Ainsi, au 1er janvier 2009, les maîtres du temps avaient ajouté une seconde à leur horloge atomique.
Je me souviens de ce jour où on avait décidé d’ajuster le temps à notre temps — je me souviens d’avoir pensé combien la mesure exacte des choses étaient arbitraire elle aussi : et d’avoir rêvé en secret dérober cette seconde pour l’enfouir dans des terres qui n’appartiendraient qu’à moi. J’aurai laissé le monde sans cette seconde, démuni, en quête toujours de ce retard creusé à chaque seconde. Et moi seul, en possession.
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ombre et trace_
Christine Jeanneyvendredi 5 mars 2010
parce que je ne sais pas voir qui fait l’ombre et la trace, du moins n’ai pas envie, l’immuable me lasse, et parce que les longs doigts dans l’herbe se reposent on dirait, parce que les signes les courbes les lignes les frontières sont belles de bouger, parce que la tête levée, parce que la tête baissée, parce que regarde bien ça va disparaître, parce qu’un bec un bossu une traine un serpent blanc, parce qu’un canevas couches se superposent, parce que terre feuilles herbes brindilles lumière branches un peu noires, parce que ciel au-dessus si tu l’oses, au-dessous se retourne et puis dans tous les sens, parce que c’est bien trop grand pour se limiter à, et trop petit à prendre, parce que c’est compliqué, simplement compliqué, et simple, parce que je ne sais pas voir si elles, l’ombre et la trace, pourraient se faire toutes seules, et si ombre-de-rien et trace-de-nulle-part existaient, sans béquille, le réel transparent retiré, inutile, parce que
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #7, j’accueille Christine Jeanney — entre ses tentatives qui cherchent (et trouvent) la justesse des mots sur fragments de récits dérobés, et son pages à pages, espace critique largement ouvert aux textes numériques, Christine Jeanney travaille écriture et lecture d’une même exigence, d’une même générosité. On peut la lire sur publie.net : Voir B. et autour
Et merci de son accueil
D’autres vases communicants ce mois
– Michel Brosseau (kill that marquise) et Anthony Poiraudeau (futiles et graves)
– Michel Brosseau (à chat perché) et Juliette Mezenc (je plie et déplie)
– Frédérique Martin (mon carnet) et Denis Sigur (sigur Cyrano)
– Pierre Ménard (liminaire) et Anne Savelli (fenêtre open space)
– Eric Dubois (tribulations) et Patricia Laranco (patrimages
– Luc Lamy (le blog à Luc) et Anna Desandre (biffures chroniques)
– Hublots et Cécile Portier (Petite racine)
– Pendant le week-end et quelque(s) chose(s)
– François Bon (tiers livre) et Pierre Coutelle (commettre)
– lignes électriques et chroniques d’une avatar
– Christophe Sanchez (fut-il ou versa t-il ?) et Yzabel (aedificavit)
– Juliette Zara (enfantissage) et Kouki Rossi (kouki stories)
– Nathanaël Gobenceaux (les lignes du monde) et Jean Prod’hom (les marges)
– Florence Noël (pantareil) et Lambert Savigneux (aloredelam)
– Hervé Jeanney (RV) et Brigitte Célérier (Paumée)
– Anita Navarrete Berbel (le jardin sauvage) et Anna Angeles (effacements)
– Marianne Jaeglé (décablog) et Gilles Bertin (lignes de vie)
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infusez davantage
mercredi 3 mars 2010
"Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."
Cette phrase d’Henri Michaux, je la voyais tous les jours ou presque, en grandes lettres bleues (ou rouges ?), majuscules bien formées à la main, sur trois lignes droites et précises, affichées à la porte de cette chambre au milieu du couloir de l’internat : "Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."
Je connaissais mal la jeune fille de cette chambre — et les deux ou trois fois où l’on parlera ensemble, ce sera de Michaux, de cette phrase et de ce qu’elle portait. J’avais avec moi Passages, ce livre dans la collection Imaginaire qui ne m’a pas quitté depuis mes quinze ans (ne m’a pas quitté depuis, et pas une semaine ne passe, je crois, sans ouvrir une de ses pages : j’avais commencé à mettre des croix en marges, face aux paragraphes de plus haute incandescence en moi, et je crois avoir annoté chaque ligne). "Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage".
Je sais la page et la hauteur sur la ligne où la phrase commence. J’ai oublié le nom de la jeune fille, et son visage : je me souviens cependant qu’elle m’a mis entre les mains ce texte, nous deux encore, et il m’arrive dans les rêves les plus proches du réveil de réciter les premiers mots [1] — et toujours ce qui les entoure, les permet : "Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."
Phrase en forme d’impératif catégorique, humour oblique et conjurante : ne pas rendre les armes au jour qui l’exige, et forcer, forcer encore la dilatation de la fatigue pour faire encore, ce que encore on ne peut faire : et après l’impossible, d’autres territoires : ce couloir de l’internat, cette phrase à cette porte, et tout ce qu’elle appelle quand on l’ouvre, prolonger le parfum du jour et lui résister, le recouvrir pour mieux l’absorber. Et toujours, en résistance à la fatigue, en geste pour la refuser, élégance de substituer à l’épuisement, l’encore qui le renouvelle : "Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."
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veillées d’armes
mardi 2 mars 2010
Éprouver combien le corps résiste, dans la fatigue à venir, celle qui se prépare nécessairement cette semaine de moindre vent, mais de plus grandes secousses en moi : les rendez-vous qu’on prend avec une part de nous même, au futur : comment se promettre qu’on ne les manquera pas.
Dans ces jours de veille, avant, juste avant de se défaire dans les nuits d’après : lignes qui se croisent et finiront par se rejoindre, on le sait — jours de veillées d’armes, où on fait le tour du champ de bataille avant le choc des combats.
Et quant à savoir s’il s’agit de départ, ou d’arrivée — impossible à dire.
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temps mort
vendredi 26 février 2010
C’est peut-être parce que ma montre est arrêtée depuis deux jours — arrêtée sur l’heure même du coucher de soleil de mercredi (18h24) : depuis deux jours, et le soleil ensuite a fini par se coucher : et puis il a fini par se lever, et il s’est couché de nouveau, quelques minutes après l’heure arrêtée sur le poignet.
C’est peut-être pour cela, donc, que j’ai comme l’impression toujours d’avoir oublié quelque chose : et je cherche au fond des poches. La fatigue est bien enfouie là, à sa place, mais rien d’autre.
Et bien sûr, tout le jour, je ne parviens pas à me défaire de ce réflexe : je baisse les yeux pour vérifier l’heure, et l’espace d’une seconde, ayant oublié totalement le défaut de la montre, je me crois affreusement en retard, ou en avance, ou plutôt : ni en retard ni en avance, mais dans un temps qui n’appartient pas au jour, et c’est moi soudain qui suis persuadé d’avoir été arrêté, certain que le temps est passé et ne m’a pas attendu.
Je pourrais bien sûr retirer ma montre, une bonne fois pour toute (impossible de prendre le temps d’aller la faire réparer) : mais je perdrai ce moment où je tombe juste avant l’heure qu’il fait au dehors — même si, peu à peu, le jour prend de l’avance : la nuit tombe de plus en plus tard et j’ai bien peur qu’un jour elle ne me rattrape, m’oublie.
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à forte croisée
mercredi 24 février 2010
Vitesse du vent exprimée en Beaufort.
Etat de la mer : décrit
par les hauteurs significatives de la mer,
du vent et
de la houle.Sur côtes,
vent secteur sud-ouest six à sept avec
des rafales de quarante à cinquante nœuds,
mollissant sud-ouest cinq à six en fin
d’après-midi.
Mer forte
à très forte
avec des creux de quatre à cinq mètres ce matin, devenant
très forte à grosse cet après-midi avec des creux
de six à sept mètres.
Temps à grains, parfois orageux au nord.
Visibilité supérieure à cinq milles, très fortement réduite
à moins de un
mille sous grains.
Pas besoin de regarder le ciel ce matin pour savoir le temps qu’il fait : il n’y a qu’à tendre l’oreille et on sera sûr qu’on tiendra à peine debout pour le traverser, corps penché comme brisé et en soi les pensées mortes emportées. On passera le jour sans appui : on avancera dans ces coursives sans savoir si le vent n’a pas tout renversé déjà, et le monde sens dessus dessous continuerait : dans l’ignorance de sa position, de sa direction.
On peut s’habituer à lire le ciel comme un livre (j’ai Aragon à ma droite : je m’en sers comme avurnav les jours comme aujourd’hui de plus gros temps), on le lirait en ligne de temps : et deviner quand le soleil aura touché tel endroit du ciel, la position autour des nuages et la fréquence de la pluie, la hauteur des lumières. Mais je ne saurai jamais m’habituer à ce moment où quand la marée descend, il y a toutes ces défaites du jusant partout : alors le soir venu, aller dans l’estran au hasard, ramasser les eaux mortes du jour, chercher des trésors passés à l’or du temps — et avant que le flux ne revienne, traquer ces objets laissés comme des phrases qu’on aurait abandonné avant les naufrages. De les prendre avec soi et sous le vent, n’est-ce pas un peu retrouver sa position au milieu des tempêtes ? Et les écrire en retour : n’est-ce pas au moins les conjurer ?
Prévision pour la nuit :
Vent sud à sud-ouest irrégulier quatre
à six, rafales trente cinq à quarante nœuds sur
côte.
Mer agitée à forte croisée
avec houle moyenne à longue d’ouest vers quatre
à cinq mètres en début de nuit, en baisse vers trois à quatre mètres
en fin de nuit.
Pluies faibles au sud, devenant parfois modérées sur le nord de la
zone.
Visibilité deux à cinq milles.Mots-clés
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à peine (réveillé)
lundi 22 février 2010
Journée passée à la regarder passer : à ma gauche, ma table de travail est encombrée de livres qui arrêtent la pensée plus qu’ils ne la produisent ; à ma droite, l’appareil photo qui ne délivre pas.
Devant moi, j’ai bien l’écran ouvert, les courriers et le bruit du monde — ça ne suffit pas. Alors, je m’entoure de musique pour ne pas tomber dans le silence, pas trop.
Mais c’est sans doute d’être malade depuis trois jours, de ne pas dormir la nuit et de traverser le jour à peine réveillé que je laisse tout, de rage, d’insuffisance, de sursaut, pendant deux heures - et j’écris sans relire trois pages qui m’en produisent soudain dix, sous le poignet — j’assiste. Et le reste à poursuivre ? Journée regardée comme on traverse, au feu vert, dans rue embouteillée : sans regard sur le côté.
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composter
samedi 20 février 2010
À l’aller et au retour, le contrôleur n’est pas passé, et j’ai conservé mon billet dans le sac : quand je l’ai vidé, le billet toujours net, ni composté ni validé, je me suis trouvé devant une image assez juste de ce jour : n’avoir remonté puis descendu le pays que dans son illusion (ou dans la mienne) — n’être allé d’un bout à l’autre de cette journée sans jamais l’avoir justifiée, sans que elle-même ne se justifie face à moi.
Un livre lu, ces deux cent pages qui me laissent sur le côté, et pourquoi même l’avoir ouvert, ce n’était pas si imprévisible après tout. Deux cent pages de plus qui bavardent tant la complaisance de soi qu’elles s’oublient la seconde où on ferme le livre. Ce film, regardé sans en attendre rien vraiment, et qui en effet ne fait rien fonctionner malgré quelques promesses (et un dernier plan qui pourrait presque déplacer tout le reste du film — mais en fait, non).
Il y aura bien eu la grande ville, et le travail (quelques pages en avant, mais bien plus d’effacées : même si, je le sais bien, ici contrairement à ailleurs, cet effacement est déjà un gain sur soi), et cette chanson
mais le froid partout et la fatigue à faire lever les rideaux qui se dressent à chaque pas. Pourtant, chaque jour recommence, on y prend part comme on fait violence à la nuit passée.
Cet après-midi, j’irai prendre des photos de cette immeuble de verre, sûr qu’il laissera sur la pellicule numérique des traces qui feront signe d’ailleurs, encore.
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nos images
mercredi 17 février 2010
Dans le reflet du reflet (et avec le miroitement de l’appareil photo, l’image reflétée sur l’écran que l’écran redonne : je ne veux pas compter les surfaces, sûr que le désir de sauter dans le vide serait trop grand, et le vertige, impossible à dompter) : les rides du ciel pour chaque seconde passée à attendre le bon moment où les saisir.
On n’est pas assez armé face à ce genre de reflet qui renvoie une image plus dense que le miroir : il y a plus redoutable que le miroir promené le long du chemin — c’est le miroir fixé sur le sol, et au-dessus duquel on passe par hasard : hasard qui nous cloue.
On voit, dans ce hasard, l’image troublée et concentrée de soi-même : image crachée par le ciel de nos propres larmes à venir, de nos futures peurs.
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[1] — Air du feu, tu n’as pas su jouer. Tu as jeté sur ma maison une toile noire. Qu’est-ce que cet opaque partout ?.