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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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geste mécanique du matin (Chopin)
dimanche 25 avril 2010
Les nocturnes de Chopin sont pour moi associées immanquablement au matin tôt, très tôt, quand la nuit est déjà levée mais que le jour ne vient pas — aux gestes mécaniques que l’habitude fait pour moi parce qu’il faut se préparer et partir.
Opus neuf, les trois premiers mouvements — me semble que ce sont ces notes qui font venir le jour ; frappent la poignée des battants, fracturent les dernières minutes qui m’en séparent : oui, plus sûrement que l’heure.
Il y a dans ces nocturnes (vraiment, le mot me fait violence) l’image de cet arbre que je suis venu prendre, l’autre jour, après l’avoir vu (c’est rare, et même impossible pour moi, de revenir prendre en photo une image que j’ai vue sans l’appareil avec moi — image qui m’est dès lors irrémédiablement coupée). Planté face au fleuve, sur un banc de pelouse inutile et qui ne pousse pas, autour de lui ; entre la route et le quai, l’arbre n’est du côté de rien, ni de la route, ni du fleuve, ni de ce carré de pelouse noire — sorte de frontière mauvaise et fausse entre deux territoires qui ne communiquent pas.
Entre l’arbre sans feuilles et ces mouvements de poignets (quand j’écoute l’interprétation de Arrau, je vois les levées de poignets et les coupes franches des phalanges), il y a tout, vraiment tout, de l’indistinction du jour qui se fait comme malgré lui, fatalement.
Je me prépare dans la fatigue, prends ma valise et sors sans bruit avec toujours plus de retard — mais suis toujours le premier dans le train, devine le quai avant qu’il ne s’affiche. Dans les oreilles, c’est l’opus quinze qui commence ; mais cela appartient à un autre moment du jour.
Alors j’éteins la musique et ferme les yeux : la journée commencera derrière les trois heures de train.
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derrière la cloison
samedi 24 avril 2010
Il est minuit vingt-et-une et comme je veux noter le jour passé (ou traversé), j’entends derrière la cloison les sanglots de la voisine, du voisin ; comment reconnaître un sanglot d’un autre.
Duras dit quelque part qu’il n’y a rien de plus bouleversant : entendre quelqu’un pleurer sans savoir la cause ; et rester de l’autre côté de cette paroi ; solitude terrifiante de l’autre éprouvée par soi : solitude de soi pour l’autre.
De part et d’autre de la journée précisément, j’ai le sentiment que cette cloison ne m’a pas protégé mais exposé — écrire tout le jour sur quelques lignes, travailler en avançant (et impression d’avoir en une seule journée plus avancée qu’en un mois) avec la musique autour de moi ; et toujours, sentiment de culpabilité : si c’était trop fort ? Quand la musique s’arrête entre deux pistes, c’est là qu’on l’entend : et sa violence peut-être. Mais sans elle, je suis désarmé, impossible de l’éteindre, de la baisser.
Alors que je me pose le soir — silence en moi et autour, musique retombée et j’en ai le vertige — c’est le sanglot qui traverse les cloisons, qui dure. Peut-être a-t-elle pleuré tout le jour ; peut-être que ce sanglot n’est qu’un rire nerveux, plus appuyé. Peut-être que ce sanglot n’est qu’une petite crise de larmes sans conséquences, bientôt oubliée.
D’ailleurs, il cesse.
Cri de chien dans la rue.
Puis rien, vraiment.
Que le bruit de l’ordinateur qui souffle.Alors je reste là, enveloppé dans ce silence plus que de raison, et je me sens "fouetter à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l’aboi des dogues" — au loin ; au près ; rien ne vient, aucun son — la journée échouée sur moi comme une vague gigantesque à dix mètres de la rive, lourde de larmes, de promesses, de menaces et qui finit par se rompre pour se casser en filet d’eau sans écume, transparente, noyée dans son immobilité.
Derrière la porte, non : plus rien.
Dans la rue non plus — en moi, pas davantage.
Demain, le jour m’attend. Le réveil est mis : dans sept heures, je me lève — je passerai la journée sur la route ; minuit trente-huit : j’ai déjà oublié le bruit heurté de ces pleurs et j’en reste inconsolable.
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corps noir
vendredi 23 avril 2010
L’usure du temps va plus vite que le temps — on le voit dans les corps passés, on le voit aux visages, aux mains trop lourdes, aux jambes trop cassantes sous le poids des souvenirs qui se défont. On le voit aussi à l’importance qu’on cesse d’apporter aux mouvements du monde qui ne concernent plus et devant lesquels un haussement d’épaules suffit à dire : j’ai déjà vu ça, alors peu importe.
Aurais-je le temps du visage défoncé, du corps latent, traces plutôt que portes aux cernes condamnées ? Ai-je même le corps pour cela ?
— Aurais-je la lâcheté du déjà-plus ? —
Quand on fait le tour de la cathédrale (de l’extérieur, le corps de la vieille église semble serpenter au milieu de la place ; construit sur plusieurs siècles, elle n’a ni la rigueur ni l’évidence de Notre-Dame — et c’est grand mystère lorsqu’on y pénètre et qu’on s’attend à la voir courbe, mais qu’elle s’étale aussi droite que la croix), on note l’avancée des travaux, les conquêtes de la pierre blanche sur le noir de suie qui la couvre.
Corps couvert de verrues brunes et profondes jusqu’à la racine — qui pour s’en soucier ? au juste, c’est son âge ; et la ville qui la colore peu à peu de ses crachats est la première coupable. Mais non : on s’efforce de recouvrir ce noir, de le vaincre : au laser, dit-on, on attaque la pierre (on dirait plutôt qu’on la remplace) et le blanc pur se révèle aussi lumineux que le jour.
On s’approche et on voit bien que ce n’est pas le noir qui jure sur le blanc, mais bien le contraire. La propreté semble plutôt insulter la noirceur du vieillard, l’opacité fière de ce qui n’a plus d’âge — et en retour, je regarde mes mains, veines qui déforment, creusement dans la paume ; pose celle-ci contre le mur noir du vieux corps mort déjà de toutes ces foules qui l’ont dépeuplé, mort donc mais debout ;
et moi, alors : aurais-je le temps de ne pas tomber ?
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mises à jour
jeudi 22 avril 2010
Il me semble que c’est l’église Saint-Roch | juillet 2006
Aujourd’hui, temps vacant ; nécessité de lire, trois heures : et aucune phrase ne sort vivante. Qu’attendre du jour après ?
Rien d’autre qu’attendre.
Classer, ranger, ouvrir (balayer, fermer : et pas même partir).
Mise à jour des liens ; se dire : dis moi ce que tu lis, je te dirai… — mise à jour tout court, établissement du programme des prochains jours : mise à plat des délais et remise sine die de ce qui ne se fera jamais : jusqu’à la prochaine fois.
Mise à jour du site : version deux point un du spip ; et toujours une bascule qui fait peur, comme un pied dans le vide et on ferme les yeux : surpris que le sol en bas finit par me retenir.
Mise à jour d’un article qui fait violence au temps présent quand y revient : j’imagine une histoire des prisons qui soit un récit fantastique.
Classement des photographies : ouverture d’une nouvelle série — série en cours, comme les autres, et j’accumule j’accumule (je n’ai pas touché à mes murs, ni aux arbres : mais avec les pierres maintenant, impression que j’établis un autre état des lieux du réel, je ne sais pas) ; on verra le récit qui s’en dégagera.
Dans ce classement, je retrouve ma première photo — la plus ancienne sur mon ordinateur et de fait : la première (j’ai dû en perdre de plus antiques encore, mais alors elle ne comptent pas) — il me semble que c’est l’église Saint-Roch, autour de laquelle j’aimais tant marcher (j’ai été étonné de la retrouver dans le dernier livre de Jean-Jacques Schuhl, avec des échos si forts).
Et par hasard, je trouve via twitter un lien vers, dit-on, la première photographie montrant une personne. L’intitulé, dans son étrangeté, me fascine longtemps : oui, à cause du temps d’exposition, il était difficile de capter quelqu’un ; et je rêve un peu autour de ce type qui se fait cirer les chaussures boulevard du temple.
Le premier homme, donc : c’est ainsi le premier homme et on ne le voit pas (même s’ils sont deux : pourtant le deuxième, on le voit encore moins...) ; sorte de brindilles au milieu du décor rayé de la ville autour. Tremblé de gris contre le bougé du monde autour (ou de l’image tremblé sur l’exposition de la lumière d’une ville : et c’est sans doute le plein jour, mais j’ai l’impression d’un matin froid, d’une aube lumineuse de gel).
1838, c’est Hernani et Marion Delorme à l’hiver, c’est la mort de Talleyrand, c’est Ruis Blas à l’automne, la naissance de Bizet, c’est Nerval à 30 ans en Allemagne avec Dumas.
C’est donc aussi le premier homme qui posséderait son image (mais qu’en sait-on ?), c’est la ville pas encore détruite, et que j’ai partagé (et j’ai des souvenirs, moi, sur la rue où il est : et quel est le partage ? quel est l’abîme ?). Ce sont les rues construites sans plan vraiment. Et la figure de ce type gris, tremblé, bougé par la main qui le fait naître, comme un dessin sur la plaque impressionnée de Paris ; 1838, c’est le 26 mai, le déplacement légal de dix sept mille Cherokees (comme avant eux les Choctaws, les Creeks et les Chickasaws), parqués dans des camps de concentration et envoyés à pied de Géorgie en Oklahoma, sur la piste des Larmes. Mais est-ce le même monde ? Et surtout, où en est-on, deux mille dix, des rues et des pleurs qui y conduisent ?
Au pied de la rue Taimbaud, c’est un peu de passé qu’on affronte, ce vingt deux avril de mise en repos de soi avant d’autres bascules. D’autres rues de passé qui s’affranchissent de moi se lèvent là-bas, et je ne sais où sera ma fatigue quand il faudra affronter leur pente.
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étagères vides ou vidées
mercredi 21 avril 2010
La tête l’esprit comme une étagère vide — comme une étagère vidée et la poussière des livres déposée sur son sol : non pas trace mais empreinte plutôt de ce qui a été retiré et qui loin maintenant ne sont là que si loin, maintenant.
Les mains et les bras comme tout le corps dépossédé — comme après longue journée d’emménagement déménagement les bras qui tombent qui pèsent : les bras dans la douleur de ne plus rien porter ; et tous le corps plié des cartons qu’on a su déposer.
Et dans la fenêtre lumière traversante découpante : poussière de la fenêtre écopée comme emportée jusque sous les ongles ; et juste là, reprise là à la surface des étagères vidées ou vides peut-être avant d’être de nouveau occupée : ma tête, si lourde et vide, des étagères montées ; vacance des livres apportées jusqu’ici, de la poussière sous le temps.
On lève des livres comme ces pierres pour s’en abriter et les peupler : habiter un moment leur présence et s’en envelopper de tout — dans le vide atteint par eux, je reste sans force et souffle sur la poussière comme une bougie qui ne m’éteint pas —
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offres et demandes
lundi 19 avril 2010
Sur les côtés des portes, aux façades, je regarde toujours les plaques d’or qui annoncent, sans qu’on le demande, les compétences et les offres. Je n’ai jamais l’appareil photo au bon moment et enrage par exemple alors que je suis désarmé et que je vois cette affiche sur la façade du presbytère : "cours de gestuelle de la parole divine".
Quand je reviens avec l’appareil, je fais le tour de la place mais ne trouve plus la porte, bien sûr.
Alors, comme à mon habitude, je vais chasser le soleil et le trouve réfugié derrière le portail ouest (sur ces pierres, on avait d’autres manières d’écrire les offres des enfers et les demandes de paradis) : je le suis jusqu’à me retrouver au bord de la nef, devant des jeux d’enfant — square aménagé avec sol souple pour amortir les chutes ; balançoires aux couloirs vives. Je devine que devait sans doute se tenir là, il y a quelques siècles, le cimetière avec ses cyprès et ses croix tordues chevauchées sans harmonie. Au milieu des cris d’enfants, je me dis que c’est dans l’ordre des choses.
Je me laisse entraîner dans une ruelle où va tomber le soleil, et lis les plaques des médecins, des avocats : c’est une ville de médecins et d’avocats. Devant moi, une longue liste à la Rabelais : je comprends parfaitement qu’après avoir consulté le médecin, on aille voir l’avocat, mais cherche alors sans les trouver la plaque du fou et celle du muet. Enfin, Rabelais, en passant dans cette rue, aurait sans aucun doute pu ajouter un chapitre au Tiers Livre : dans l’angle, une maison plus basse qu’une autre affiche : "Réflexologue".
Le soleil est tombé encore une fois bien trop loin pour moi, qui doit rentrer.
Ainsi, dans la ville moins nette, j’invente à chaque porte une nouvelle profession pour un désir toujours moins bien formulé, et toujours plus brûlant d’être ignoré.
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façades
vendredi 16 avril 2010
De l’apparence de nos vies cachées derrière les murs : du signe manifeste extérieur qui voudrait cacher le contenu latent derrière les pierres — de la réalité, qui n’apparaît qu’à la surface : dans la volonté de ne rien dévoiler de ce qui se dit dans les discours intérieurs.
FAÇADE
(fa-sa-d’) s. f.A. 1. Mur extérieur d’un bâtiment.
2. Cour. [Sans déterm.] Mur extérieur d’un bâtiment où se trouve l’entrée principale, généralement le plus décoré.B. P. anal.
1. Littér. Partie visible formant un mur.
2. Fam. Visage.C. Au fig. Apparence souvent trompeuse.
Loc. adj.
[En parlant d’une pers.] (Tout) en façade. Dont la valeur n’est qu’une apparence trompeuse.
[En parlant d’une chose abstr.] De façade. Qui n’a que l’apparence de la réalité.
Plate-forme horizontale placée devant nous : les murs de nos maisons ont des yeux aux volets clos la nuit, une bouche par où l’on entre, des oreilles d’où s’échappent les fumées : image d’enfant si évidente.
La façade ne cache pas, non, mais désigne ce que l’on cache. Et quand bien même on ne saurait rien de ce qu’il y a derrière un visage, les clapotis en surface signent assez bien les grands remous intérieurs pour qu’on n’ait pas à demander à voix haute.
Simplement, on se place devant ce visage des villes comme devant une femme — dans l’attente, et irrésolu : mais non pas sans espoir.
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une espèce d’œil double
mardi 13 avril 2010
Dans le reflet de la vitre placée en face du comptoir des Caves Populaires, ce matin, beaucoup de passage : les mêmes silhouettes, les mêmes conversations au-dessus des cafés — rester en retrait m’abstrait totalement du lieu, et personne ne me voit au bout d’une heure. Une heure encore, et je suis vraiment invisible ; un véritable souvenir.
Je devine, à travers un murmure,
Le contour subtil des voix anciennes
Vers onze heures, une jeune femme, étrangère, se présente auprès du patron : elle est journaliste, et prépare pour un magazine japonais un reportage sur quelques cafés parisiens. Pendant dix minutes, elle lui pose des questions dans un français approximatif sur les habitudes des clients, les horaires d’ouverture, les tarifs. Je suis à deux mètres d’eux, et ils ne me voient pas : j’ai lâché mon livre depuis longtemps maintenant, et prends en note sur l’écran, mesure attentivement la fumée qui monte des bocks et des tasses.
Et dans les lueurs musiciennes,
Amour pâle, une aurore future !
La journaliste s’est levée et prend des photos : il n’y a plus grand monde autour de moi et, plusieurs fois, elle oriente l’appareil dans ma direction pour prendre, je crois, les tableaux derrière moi — peut-être, oui, suis-je devenu invisible. Dans son regard, j’ai l’impression que ma silhouette ne s’imprime pas en elle ; toujours à regarder au-delà, elle se tient devant et je n’existe pas. Je suis sans opacité, sans présence. Et son regard en retour modifie celui que je porte à ce café où je me dissous peu à peu.
Et mon âme et mon cœur en délires
Ne sont plus qu’une espèce d’œil double
Quand je sortirai, ce sera comme toujours en pensant à Verlaine qui a marché plus que moi dans ces rues vides de mots et d’idées, Verlaine dont j’aime à penser que j’emprunte un peu l’allure grâce à cette boiterie qui me quitte légèrement ces jours, mais me laisse une sorte d’habitude sans douleur, un appui plus forcé sur la gauche qui me fait avancer. Et je remonterai la Rue Nollet, incertain de m’éprouver, contours du corps flous comme évaporés aux regards de ceux qui passent devant moi et pourraient me traverser.
...
Pourtant de retour dans le métro, ligne douze, foules rassemblées sur si peu d’espace et toutes appuyées contre moi : je rêverai alors de nouveau une musique au son joyeux, importun d’un clavecin sonore, la traversée de ma propre apparence : et désirerai me transpercer plus profondément d’ailleurs.
Où tremblote, à travers un jour trouble,
L’ariette, hélas ! de toutes lyres
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frontières ; aubes
lundi 12 avril 2010
Moments de respiration avant de nouveau. Passer quelques jours où lire seulement, parce que — et prendre note sur feuilles volantes des plans de bataille pour les prochaines semaines : pensées à Grouchy, à Blücher, prince de Wahlstat : aux retards toujours sur le compte juste des heures qui font pencher le sort des victoires.
C’est il y a deux jours que ma montre, arrêtée depuis un mois (mais montre que je continue de porter peut-être moins par habitude que par superstition) s’est remise en route : ainsi. D’abord lentement, perdant chaque heure quelques minutes, et puis reprenant l’allure, se faisant de plus en plus ajustée : maintenant, au poignet, le temps tombe juste aux horloges des gares — mais chaque matin, je jette un œil ; peur de l’arrêt définitif après la reprise trop forte. Elle tient bon, semble-t-il.
À la Bataille de Hohenlinden, on raconte que sur le sol gelé on entendait le bruit des corps craqués sous les armes, et que le soir la brume devint épaisse des soupirs des cadavres — quand le lendemain, nouveau jour sur un nouvel Empire : paix signée à l’aube alors qu’on n’a pas encore dépouillé les corps gisants. Nouvelles frontières — nouvelles marques tracées en prévision des prochains assauts.
L’heure au poignet réglée fermement au cadran solaire intérieur, je n’ai pas d’autres armes, n’aurai pas d’autres comptes à rendre aux premiers jours du printemps — aux frontières dessinées, pas d’autres forces à élever mais aussi sûres d’elles que le rideau de buée des morts du douze frimaire an neuf.
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cette ville n’est pas la mienne
mercredi 7 avril 2010
Fermer le livre quand le jour est trop faible dans le Jardin Public pour pouvoir continuer. La ligne sur laquelle je m’arrête évoque la lumière du lundi de Pâques : première lumière de l’année qui modifie les perceptions de la ville — fin de l’hiver 1979.
Quand je sors du Jardin, affiches au mur, affiche aux couleurs passées posées avec soin place Bardineau — refondation de l’État, mobilisation des masses, êtes vous plus français que lui. Au fond de la place, des voitures garées à côté de modèles récents : tractions anciennes, carrosserie qu’on ne voit que dans les films — belles mais aussi terrifiantes que les affiches.
On sort vite de la place, on prend une rue, une autre pour se dégager de tout cela, comme on se secoue dans son rêve pour s’enfuir : alors qu’on sait bien que le corps, lui, ne bouge pas dans le lit. On avance : on se perd bien-sûr : rues Goya, Fourcaud, Paulin, Mondenard, Bersot ; rue Répond. Décidément, cette ville n’est pas la mienne : je ne reconnais aucun nom ; aucune plaque aux façades basses de pierres mal taillées, noires.
Heureusement, on finit par sortir d’ici — sur son téléphone, elle me montre une application capable de nous repérer, et de nous guider vers la sortie, en quelques minutes.