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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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ville après usage
mardi 17 août 2010
Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon coeur bat.
The Trees (Max Richter — ’The Blue Notebooks’ 2004)
Étrange de marcher dans une ville qu’on a lue si souvent — ici ou là. Là aussi. Le souvenir inventerait presque à chaque pas la rue prochaine qui tourne et change comme un mauvais temps. Il y a beaucoup de monde, mais moins sans doute que les semaines précédentes. C’était il y a quelques jours, et ça me semble si loin.
Dans une rue qui fait le tour du Palais, j’ai reconnu l’endroit : je n’y étais jamais venu — mais l’angle de la rue, et l’arbre, sans racine et sans raison planté là, et la forme des pierres, et le jaune des murs, je les ai vus tout de suite.
Étrange de marcher dans une ville bâtie comme pour s’en souvenir. Et naturelle l’idée qu’on en fasse, une fois l’an, un théâtre.
Dans la cour d’honneur, il y a encore la scène dressée, et les câbles, et les grillages (mais pas les tribunes) : peut-être que cela reste toute l’année. C’est comme une fin de banquet, et la paresse de débarrasser ; aux passants qui n’y ont pas pris part, c’est pourtant le même sentiment d’être rassasiés.
Étrange de marcher pour la première fois dans une ville d’usage après que tous s’en sont servis, et comme lassés, partis — rester ici, un peu, prendre en photo l’arbre comme une image de cette ville sans mémoire à force de la rappeler : en dévorer les restes.
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recommencer le jour
lundi 16 août 2010
Le haut étang fume continuellement. Quelles sorcières va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?
Dawn (The Cinematic Orchestra — ’Man With A Movie Camera’, 2003)
Reprendre en l’état — non ; mais retrouver la table et les livres, et les chantiers ouverts (la route que la ville construit, à deux pas d’ici, est un terrain vague défoncé, je l’ai vu à mon arrivée hier ; je prendrai des photos tout à l’heure).
N’avoir pas touché une ligne (en avoir oublié le goût d’encre de Chine de l’ordinateur) : avoir lu seulement pendant vingt jours, Michelet, Pavese — les Fictions de Borgès pour finir, ou pour recommencer.
En l’état, les choses ne se reprennent pas : la vie a passé sans moi sur tout ceci qui ne m’appartient plus. Il y a la maison à apprivoiser, l’espace, chaque moment du temps — réinventer un rituel qui pourrait fonctionner.
Sur chaque objet, et sur le texte commencé, une forme de question impossible : si on les reprenait là où on les avait laissés, est-ce qu’on ne risque pas de tout perdre ? C’est ce risque là qu’on emporte avec soi quand on part, mais qui nous attend au retour.
C’est peut-être aussi pour cela qu’on part. (Qu’on revient ?)
Entendu à la radio ce matin, à propos des inondations au Pakistan, que j’ignorais : "Quand on arrive dans cette ville, il y règne, pour nous occidentaux, un peu comme une atmosphère de fin de monde". Et pour eux, non-occidentaux ? Réapprendre les usages du réel, les violences et les insultes : c’est aussi cela que voulait dire partir. Mais on ne s’y fait pas : c’est aussi cela, revenir.
Les choses en l’état ne se reprennent pas — impossible de revenir au point où on était : le ciel, lui, n’a pas attendu pour tourner.
Du jour qui se déchire (l’aube recule sur la ville : elle a perdu une heure depuis mon départ), en recommencer la tâche, insignifiante, dérisoire, sans laquelle mourir.
Appeler les sorcières, et fouiller le ventre du jour pour en dégager le cœur, et les entrailles peut-être ; en retrouver le goût.
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Perspective stream_
Jérémie Szpriglasvendredi 6 août 2010
Schumann, Quintette avec piano en mi bémol majeur op. 44 — 3 — Scherzo. Molto Vivace
Martha Argerich and friends...
« Proust nous a gâché la vie » — c’est ce qu’hier j’ai pensé, descendant l’allée bordée de pins. J’avais dans la tête l’image nécessairement fantasmatique d’un ciel noir chargé de rouge incandescence, acharné à sombrer un vaisseau naïf sous l’onde ténébreuse, lorsque cette odeur d’été, arbres secs et salés, mêlée d’iode, de sable, de vent humide, m’a replongé aux aubépines, fugitive exhalaison — exaltation soudaine, dont l’autre m’a floué de son trait de génie. Envoyée par le fond — comme le reste — ces quelques phrases dénouées d’un quintette merveilleux — ces gigantesques flaques de soleil, dégoulinant sur la moquette d’un salon de vacances enfantines — ce phare magnifique dont on devine le souvenir faïencé et colimaçonesque — ces couleurs qui semblent inaffectées par le temps, décoration préservée par le doux Vésuve d’une occupation saisonnière et erratique — ces postures que le corps a retenu — ces draps rétrécis par trente ans qui ne les ont pas usés — le vélo qui ne s’oublie pas — un Monet oublié.
« Proust nous a gâché la vie » — réduits aux plats clichés — ne plus pouvoir avec cet étonnement tranquille contempler vieillir les objets familiers, aux contours tendrement contournés d’un doigt pensif — ces goûts fantômes, ces spectres aimables — ces listes absurdes. J’ai rappelé alors l’image d’un vieil homme courbé par les ans et les heures de copie innombrables. Installé — fondu dans la pénombre double —, majestueux, à la console de cet orgue qu’il tient depuis vingt ans, les mains larges — lourdes, pataudes, elles semblent celles d’un marin — posées sur les trois claviers empilés, prêtes à l’agilité, prêtes à s’envoler, on devine déjà un sujet ascendant, innocent d’apparence. De cette image, je ne veux point de paroles, elles sont superflues. Peut-être un rai de lumière traversant en oblique la nef dépouillée et silencieuse en ce soir chargé de senteurs chaudes — on devine un mois de juin finissant et rougeoyant au dehors.
Je recherche dans ce chant encore absent perspective, empilement, juxtaposition — digression peut-être. J’y cherche le dire qui me démange — et déjà l’allée bordée de pin s’épuise sous mes pas et s’ouvre devant moi le ressac amer. Le parfum léger s’évanouit, je le laisse fuir sans le saisir — qui l’entendrait. Il reviendra sans doute avant peu, qui s’en soucie — et ma plume paresseuse, sans cesse rouillée, qui ne sait que lui, se retrouve finissante et anxieuse face aux tortueux labyrinthes qui s’offrent à elle. Elle ignore tout comme moi pourquoi, depuis que la pointe fragile et unique fut remplacée par une multiplicité dactyle, la ligne ne s’est pas éclatée, déployée, harmonisée.
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #13, j’accueille Jérémie Szpirglas - à suivre sur son blog qui mêle musique et littérature (et photographie), et dont je jalouse le titre (suis pas le seul, pour sûr) : l’inachevé
Jérémie et moi partageons ces jours une connexion déficiente — la semaine prochaine, sans doute, je dirai quelques mots sur son site, et combien cet échange a pour moi, du sens.
Merci d’ores et déjà à lui pour l’accueil sur inachevé.netSuivre d’autres vases communicants ce mois
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les caves-aux-fièvres
mardi 27 juillet 2010
Dans cette campagne, on peut voir le ciel, la nuit, entre Tours et Chinon : là où la Loire et la Vienne se rejoignent au pied de l’église de Candes, il y a cette route qu’on descend à vélo, vite, on sent la route aller, sans frayeur, aucune voiture jamais, et des virages pour voir loin —
Sur le côté, recouverts en partie et en partie seulement par les herbes hautes, ces sortes de grotte qu’on ne voit bien que si on met pied à terre ; on s’y faufile entre les serpents et les ronces ; tout de suite on sent le souffle frais d’un air qui vient d’en-dessous ; on avance —
La grotte est un trou de la roche, assez grand pour laisser passer un homme, à condition que cet homme se tienne courbé, et accepte d’écorcher ses pieds et ses mains pour entrer —
L’air est presque froid ; de l’autre côté de la pierre, à deux mètres à peine, c’est plus de trente degrés ; l’air est ici toute l’année aussi sec. Sur les parois, on pourrait deviner à l’aménagement lisse en certains endroits, une occupation humaine, des installations lointaines et provisoires —
On se trompe — ici, parois nus, noir total, silence froid ; manque le principal : sur les murs, des trous faits de mains d’homme, des énormes supports pour chaînes en métal rouillé.
Les caves-aux-fièvres, c’est là où on l’on enfermait les lépreux, les pestiférés, les malades qui venaient ici guérir — mourir plutôt — en limitant les risques de contagion. On se tient là, endroit du monde aussi reculé que possible.
Dans le noir, si l’œil s’est peu à peu habitué à l’obscurité, on a du mal pourtant, même à se forçant, à imaginer les cris, les solitudes, l’odeur — on a seulement plus froid, et on cherche la sortie.
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chalance
samedi 24 juillet 2010
Le soleil ne se place pas devant le poteau — on triche l’espace pour intercepter sa forme, la portée de son ombre, les reflets du jour.
De même : la pierre ne tombe pas par attirance sexuelle. Elle tombe — dépourvue de sens moral. Elle tombe. (Elle a beau se trouver des raisons dans sa chute, ça ne change rien à la loi qui la fait tomber, à la nécessité de cette loi.)
Et de même : suis sans direction — sans attente ; hors la loi du ressac — un jour après l’autre : une rencontre après l’autre comme descendre dans le vide.
Me rappelle qu’elle disait : un jour après l’autre, c’est comme les vagues ; et j’aurais ajouté maintenant : c’est comme ne pas mourir (si j’avais su, je lui aurais dis comme ça) —
Oui : suis sans attente, juste : chalance au premier venu (pas de mot pour dire le contraire de nonchalance) et qui me dira : suis comme la vague : disponible à ce qui t’emportera — la vague ajouterait : j’échoue aussi souvent que je recommence, quand je t’emporte tu attendras seulement d’arriver, rien d’autre : je ne t’apporterai rien d’autre que les rebords du monde.
Et moi je me tairai, je me laisserai faire. Mais on ne me laisse pas me taire.
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pas de souvenirs
jeudi 22 juillet 2010
Remembering (Avishai Cohen — ’as is...live at the blue note’, 2007)
Pas de souvenirs, seulement des projets : ça pourrait faire le programme de toute une vie ; ça pourrait suffire pour rendre acceptable toute une vie. Oui.
Travailler à n’avoir aucun souvenirs, c’est un vieux rêve (et il faut beaucoup de mémoire pour rejeter le souvenir) — c’est une digne tâche : chercher seulement les trajectoires, intercepter les lumières, se mettre en travers de soi : truquer les règles de l’échiquier.
Des amours définitifs (d’une nuit) ; des aubes jusqu’au soir ; de la politique qui invente un rapport non-politique au réel ; et partout : l’imminence contre le regret — et toujours, l’urgence qui supplanterait le remord.
On n’aurait pas assez d’une vie ; on les inventerait aussi : je dors la nuit en chien de fusil et je continue ainsi pour moi le jour qui n’est pas passé.
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perspectives
mercredi 21 juillet 2010
Keep the Streets Empty For Me (Fever Ray — ’Fever Ray’, 2009)Memory comes when memory’s old / I am never the first to know
Following this stream up north / where do people like us float ?
Sur le trottoir, les perspectives m’apparaissent restreintes : l’avenir est une possibilité ni plus ni moins désirable qu’autre chose.
Les vitrines sont fermées, les cafés remplis ; la pluie cette après-midi n’a pas suffi. Et le travail sur la table qui m’attend — les livres fermés, les fenêtres ouvertes.
Les plans se fondent, l’horizon n’a pas beaucoup d’épaisseur et vient se perdre sur les premiers balcons : confusion des réalités. La fiction pourrait surgir au coin de la rue, je l’attends. Ce qui s’écrit lentement le matin prendrait corps soudain, je ne m’en étonnerais pas : ce serait une juste chose.
À gauche, à droite, les murs se referment — vont se refermer (ils ne le font jamais vraiment) ; il y a des lumières énormes devant moi, sous moi, qui me suivent ou me devancent ; les pas ne sont jamais les miens ; on me frôle, on ne me demande rien. Et cent phrases qui me viennent, parfaites, décisives, franches comme je marche et qui s’effaceront quand je me mettrai devant l’écran, pour sûr.
Non, les perspectives n’offrent pas de direction, on se trompe là-dessus. C’est juste un leurre pour s’engouffrer ailleurs. Et de l’autre côté, on n’occupe toujours que la place de son corps. À écrire, on ne plonge ses mains que dans le réservoir de ses insuffisances : et le désir trop haut pour la vie qui ne s’ajuste pas.
Place Camille-Jullian dégorgée, luisant encore de l’averse (mais le ciel fendu ne s’est pas assez vidé, et il n’y a maintenant qu’une odeur de chien mouillé partout dans les rues), la répétition bornée des heures n’accumulent rien, n’apprennent rien d’hier. Au contraire de ce matin : douze pages, et quand je rentrerai réduites à sept, mais lorsque je secouerai le texte à la fin, combien qui resteront debout ?
Sur l’écran, en tout, cent soixante-dix huit pages noircies — et je réalise seulement que je ne suis pas beaucoup avancé : mais c’est comme si je m’étais engagé dans le fleuve, et désormais avec l’eau à hauteur du torse, il y a peu de possibilités : espérer avoir pied jusqu’à l’autre rive, ou se noyer.
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emmuré
mardi 20 juillet 2010
Climbing up the Walls (Radiohead — ’OK Computer’, 2007)I am the key to the lock in your house / That keeps your toys in the basement
And if you get too far inside / You’ll only see my reflection
Le grand mur qui se lève, matin après matin, une pierre après l’autre dans la nuit, est percé de portes qu’on ne franchit pas — ou plutôt qu’on traverse dans un sens seulement ; et quand on se retourne, c’est terminé : on est passé.
L’aube édifie ainsi lentement l’oubli, nécessaire, essentiel, sans quoi on irait sans repos d’une pièce à l’autre et on se perdrait vite. Les murs ont l’avantage d’enfermer, de cacher, et d’interdire. On peut aussi écrire sur eux : on ne les percera pas plus — on peut se jeter sur eux, on laissera un peu de notre sang, et quoi d’autre ?
Le sang ne fait pas mieux que le corps : il ne passe pas non plus, sèchera peut-être sur les parois : écrira d’autres lettres dans des alphabets muets : non, rien d’autre.
C’est toute une ville emmurée vivante que j’ai dans le crâne : des rues où plus rien ne circule, des boutiques fermées qu’on a pris le temps de saccager avant le matin — ce matin.
J’avais bien cependant, la seconde après le réveil, les plans en tête et cette ruelle par laquelle accéder (les égouts peut-être ? les bords du fleuve ? les souterrains du métro ?) : mais tout s’est effacé sous la douche.
Maintenant, la ville ne crie plus derrière les murs, tout doit être mort. Je sais bien qu’une autre se bâtit à la lumière du jour, souvenirs au-devant de soi qui m’attendent, désirs d’être réalisés, pensées, le corps dans sa jouissance d’être exposé, présent : ignorant pourtant que tout autour des pierres se lèvent déjà autour desquels se décomposer, dans le silence et dans le noir.
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l’accès à la plage est aux chiens
vendredi 16 juillet 2010
Dogs They Make up the Dark (Devendra Banhart, ’Rejoicing in the Hands’ [2004])Dogs they make up the dark surrounding / Mountains, they move towards the sea
Lie there, shine from your wound is blinding / Mountains still move towards the sea
Derrière le mot effacé, on lit ce qui excède le sens, ou ce qui demeure sur le bord de, ce qui est en-deçà de tout, affleure et ne parvient jamais à rejoindre : on se tient devant la possibilité de l’insulte, de la caresse, du crachat et des perles de sang : tout ce qui pourrait arriver, comme un train, un orage, une lettre, un seul mot qui ferait se lever avec lui le sens et ce qui s’ensuit, le don ou le rejet : et, bien sûr, rien ne vient que l’absence.
Au théâtre, on ne peut rien dire par les mots, on est forcé de dire la situation derrière les mots. Vous ne pouvez pas faire dire à quelqu’un : « je suis triste », vous êtes obligé de lui faire dire : « Je vais faire un tour » [1]
Sur la pancarte, de loin, la phrase est parfaite : l’accès à la plage est aux chiens ; je pense au court texte de Koltès — "quand un chien rencontre un chat" : sur ce terrain, un espace de détresse et de deal plus qu’une plage, la rencontre serait parfaite : la rencontre serait juste. Terrain neutre, et désert, et plat : et silencieux, juste la mer à côté qui échoue. On resterait là pour attendre le soir et la rencontre entre le chien et le chat, et on entendrait la guerre, le sable mordu doucement.
« Si un chien rencontre un chat – par hasard, ou tout simplement par probabilité, parce qu’il y a tant de chiens et de chats sur un même territoire qu’ils ne peuvent pas, à la fin, ne pas se croiser ; si deux hommes, deux espèces contraires, sans histoire commune, sans langage familier, se trouvent par fatalité face à face – non pas dans la foule ni en pleine lumière, car la foule et la lumière dissimulent les visages et les natures, mais sur un terrain neutre et désert, plat, silencieux, où l’on se voit de loin, où l’on s’entend marcher, un lieu qui interdit l’indifférence, ou le détour, ou la fuite ; lorsqu’ils s’arrêtent l’un en face de l’autre, il n’existe rien d’autre entre eux que de l’hostilité – qui n’est pas un sentiment, mais un acte, un acte d’ennemis, un acte de guerre sans motif. » [2]
Oui, sur la pancarte, tout est là, et le mot étrange d’accès, et la rampe étroite qui descend sur la plage, et les coquillages en poussière, et le ciel qui vient recouvrir tout cela, les cris au loin des baigneurs qui se noient peut-être. Toute une scène, pas besoin de rideau, pas besoin de spectateurs (surtout pas) : le théâtre entier est là qui résiste — les chiens vont arriver, les chats, les blessures : et ce qui se donne dans les cris.
Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens, dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci. [3]
Quand je m’approche, je vois tout de suite le trou entre le verbe et ce qui le suit : je vois la béance dans laquelle je suis tombé, forcément — l’accès à la plage est [ ] aux chiens — je vois l’effacement si parfait, lui aussi : et combien la phrase s’en est retrouvée rehaussée.
La langue française, comme la culture française en général, ne m’intéresse que lorsqu’elle est altérée. Une langue française qui serait revue et corrigée, colonisée par une culture étrangère, aurait une dimension nouvelle et gagnerait en richesses expressives, à la manière d’une statue antique à laquelle manquent la tête et les bras et qui tire sa beauté précisément de cette absence-là. [4]
Il fallait lire :
l’accès à la plage est
aux chiens.Le mot interdit effacé, illisible, c’est le contraire qui est venu s’y ficher — inter-dit : ce qui se dit dans la relation qu’on éprouve avec l’autre, ce que dit la relation même, dans le rapport qu’on entretient avec le silence ; et le mot sur la pancarte tu, le mot effacé, tout a trouvé sa place. L’ajustement qu’a produit l’effacement du mot est si parfait que j’ai du mal à le corriger intérieurement. L’absence a retourné la phrase comme un gant : et toute une scène en moi s’est dressée ; le rêve fantastique a pris toute la place.
Le soir, quand je rentrerai, je réaliserai que je n’ai pas pris en photo la pancarte : seulement la plage — et cette absence-là, ce manque dont je suis maintenant peuplé, que dit-il du désir d’avoir voulu le combler dans une histoire qui aurait pu en retour s’ajuster à l’effacement ?
Au théâtre, on ne peut pas envoyer quelqu’un quelque part sans but et sans motif, et on ne peut pas laisser s’écouler le temps. Tous les exemples, on les prend dans la vie, où le temps passe tout seul et où les gens se promènent sans raison. Après, il faut inventer une histoire. [5]
La plage est couverte de traces qui disent les directions qu’ont prises les chiens perdus et les types comme moi qui ont attendu les chiens qui ne sont jamais venus. Quand je lève la tête, j’ai l’impression que le ciel a pris le reflet de ce terrain neutre : et que s’y rencontrent de tels rêves idiots, étranges, où des chiens discutent aux chats l’accès au monde — dans une langue à laquelle il manquerait un mot, ce rêve là est possible. J’ai trouvé le terrain où il a lieu. Et les chiens viendront sans doute dévorer ses restes.
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cette nuit (d’artifice)
jeudi 15 juillet 2010
Nights in white satin
(reprise de la chanson de The Moody Blues par Alain Bashung —
’Dimanches à l’Élysée’ [concert 2009])Nights in white satin, / Never reaching the end,
Letters I’ve written, Never meaning to send.
Mais les nuits de grandes brumes qu’on a dressées là comme des rideaux au-dessus d’un lit, la ville pleine, le fleuve en bas qui passe et que personne ne voit : mais les nuits comme faire mains basses sur toutes les silhouettes, et du vol, des saccages sur les yeux ouverts, que dire (sinon maudire), et les nuits perdues à les dépenser, quais longés comme une poutre sur le vide et si l’on tombait, pour voir : et si la nuit était aussi noire que le fleuve, et aussi blanche que la nuit bue dans le mauvais café tiré de nos veines — et boire à pleine bouche sans le voir : mais ces nuits-là, dis.
Mais les nuits houleuses encore, de les avoir regardées dans les pupilles, directement, jusqu’à se brûler la rétine et tant pis ; et comme elles n’ont pas pu soutenir nos regards, les nuits parties, les nuits de les avoir vues bouger, remuer dans le vent et s’éloigner : et qu’est-ce qu’elles ont laissés sur les terrains vagues, et quelles colères — et sur la peau quels coups de nuit, quels coups de lune sur nos coups de soleils qui rendent nos peaux violettes et craquelées, avant d’être retirées par plaque de pelure, de nos ongles mangés par les dents d’une nuit comme celle-ci, mais moins vorace, plus compréhensible aux douleurs insensées comme on crierait dans le noir.
Alors cette nuit de satin, de lourdeur bientôt éparpillée par un orage qui ne durera qu’une minute, moins sans doute, qui ne fera qu’effleurer ce coin de ville pour mieux tomber comme un mort sur les campagnes vides, cette nuit où on éclaire le ciel pour mieux voir la nuit mais c’est la ville qu’on regarde reflétée dans le fleuve qui s’arrêterait pour un peu, et nous devant, les têtes de ces types qui bougent en rythme des canons, nous comme là par hasard, de toujours, de partir presque, d’être sur le point de, ou d’arriver ;
alors cette nuit qui tombe et qui ne heurtera rien, qui continuera de tomber dans le fleuve jusqu’à noyer en moi son souvenir, sa laideur gigantesque de feux trompeurs, de feux aussi provisoires qu’un amour promis peut-être au premier venu, premier passant parti, nuit d’artifice comme des feux d’illusions — de vérités scientifiques éternelles (des conneries provisoires) : cette nuit de papiers flambés et vite en cendres, et vite en cendres qu’on n’en parle plus — et plus jamais jusqu’à la prochaine promesse qu’on tiendra, qu’on tiendra contre soi jusqu’au fond du fleuve.
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