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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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aux pensers enragez
mardi 19 octobre 2010
Old Stars (Jack The Ripper, ’Lady First’, 2005)Nuict, mere des soucis, cruelle aux affligez,
Qui fait que la douleur plus poignante est sentie,
Pource que l’ame alors n’estant point divertie,
Se donne toute en proie aux pensers enragez.Philippe Desportes (1599)
C’est une image du Mépris de Godard que j’aurais voulu ici — le début, surtout, avec la phrase en voix off qui ouvre le film —, mais impossible de le retrouver dans les entrailles de l’ordinateur : à la place, je cherche les images que j’ai prises il y a un an jour pour jour : et je trouve cela, que je n’aurais pas pu prendre aujourd’hui, que je n’aurais pas su voir.
C’est d’Aubigné que je relis ce soir, et comme je cherche le vers juste qui dira ce que je lis, profondément, je ne le trouve pas, mais immédiatement, c’est Desportes, exact contemporain, qui me le dit, dans l’exagération la plus grande, la colère la plus inépuisable.
Qu’importe : la musique que j’écoute n’est pas du tout celle que je mets pour signer ce jour — c’était hier davantage que ce soir —, mais qu’importe.
Ces pages, dont j’inscris en moi le rythme — photographie du jour ; musique qui enveloppe ; phrase incantatoire, incitatrice, poussée dévorée sur le texte ensuite qui ne fait que formuler dans un autre langage l’image, la musique, la phrase : et puis le titre, en dernier —, qui d’autres que moi pour en saisir l’articulation essentielle, oui, essentielle. Combien les combinaisons de chaque pan qui me lancent dans l’écriture me sont vitales. (Mais qui d’autres que moi pour lire ces pages ? )
Ne pas écrire ici pour établir le compte du jour passé, pour faire le solde de tout compte : au contraire, pour en finir avec lui et l’oublier.
Dans le hasard apparent qui me fait trouver la combinatoire, la formule magique qui seule pourra venir à bout du jour, c’est une manière de survivre à cela, qui dit la survie du jour en moi et qui exige sa mise à mort. Il est une heure du matin.
Il est bientôt deux heures du matin. Toute la colère qu’on voudrait loger de n’être pas plus loin, encore, après, la rage même qu’on amasse dans les rues, les journaux, les insuffisances qu’on trouve en soi — rage qui tient éveillé les yeux grands ouverts sur ce qui nommera cela, pour le traverser (les deux types ivres de la rue Nollet, la femme enceinte dans le métro, et le soir, remontant rue Legendre dans l’angle de Truffaut, les ombres que cela faisait : tout cela se dira bien : mais de quelle façon ?)
Rage de la douleur plus poignante ressentie dans l’heure noire.
Dans le corps, le jour ne s’est pas encore dilué. On continue, quoi faire d’autre : je dormirai plus tard.
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à quai
vendredi 15 octobre 2010
I might float (Syd Matters, ’BrotherOcean’, 2010)Combien, ô voyageur, ce paysage blême
Te mira blême toi-même,
Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
Tes espérances noyées !Paul Verlaine, Romances Sans Paroles (Ariettes oubliées, IX)
(Mai, juin 1872)Suis resté à quai — impossible de prendre le train ce matin : Paris est séparé de moi par une longue grève de sable et de ballast fins — complets, ou annulés, ou plus accessibles à la réservation, les trains me sont décidément interdits : jour resté en surface, donc, difficile d’y plonger.
Dans les heures qui ne me semblent pas dues, dans lesquelles je me trouve malgré moi, seule la lecture sauve — un peu — et encore ;
Aux heures d’amertume, je m’imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ?
A. Rimb.Suffira-t-il de lire pour se lire, et écrire en retour ? Mais trop faible pour sortir : heures de grandes précisions pourtant, où chaque minute apporte et sa part de vide et sa part de puissance que renouvellent, dehors, la courbe de la lumière et la musique que j’écoute ce matin — des voies baroques, le lamento della ninfa de Monteverdi —, tout cela que j’arrache comme je le peux, dans le travail pris, oui, arraché vraiment, à ce qui s’interpose entre moi et le temps.
Le culte du vertige… mais n’oublions pas que le vertige se prend sur les hauteurs.
R. RadiguetAlors, je tombe en ricochet une heure après l’autre, sans doute, n’ayant de tout ce temps libre que du temps en trop — lisant (écrivant ce que je lis : du mal à faire la différence désormais), lisant encore, ne sachant ce que je lis du temps dehors ou du passé derrière moi déjà écrit, ou à écrire, du passé qu’on construirait sans cesse — et les nouvelles du jour qui tombent elles aussi : on tire sur les yeux maintenant, à balles irréelles, à balles perdues ?— et le soleil qui tombe, lui aussi : de plus en plus tôt : tout cela qui tombe et qui revient : et au milieu de la chute, je serai la hauteur entre chaque chose.
N’ai pas pris de photo depuis deux semaines : c’est la première fois que je laisse tant passer de temps. Ai trouvé deux images de Saint-Eustache : le jour, la nuit, sans doute à deux saisons différentes, deux années différentes, deux angles différents : Saint-Eustache est toujours là, dans la mémoire d’abord, et dans la ville, Paris qui est si loin ce soir, si loin.
Le Rossignol, qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d’un chêne et toutefois il a peur de se noyer.
C. de BergeracJe sais bien que le vertige est un désir, celui de tomber, non de toucher terre — je sais bien que le désir lui-même ne se formule pas ainsi : mais par la peur, et le vide en soi qu’on éprouve quand le corps lâche. Un désir vient, ce soir, seul, je n’ai pas besoin de le provoquer : se noyer dans le temps libre comme on se jetterait de la plus haute tour de la plus haute ville, et ne jamais rejoindre le sol.
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page deux cent une
mercredi 13 octobre 2010
Dust Lane (Yann Tiersen, ’Dust Lane, 2010)« et il fera bientôt nuit sans que l’ont ait vu le jour, le jour est fini, se charge d’une masse invoyante lourde sombre qui se baisse et qui est ramassée par le vent fort et glacial, qui est remuée par le ciel, le ciel bouge en restant dans sa masse moite noire, le ciel remue sans résultats, il va tomber, il va donner de la pluie glaciale dans le vent, on ne peut plus se retourner, ni sortir, ni voir. »
C. Tarkos, Anachronisme (2001
Comment savoir que le livre est fini ? Qu’on en a fini avec lui ? Mais on en a jamais fini avec lui — c’est toujours le même cliché de la phrase qui recule sa propre fin. Pourtant, je sais bien que la fin a déjà eu lieu dans le geste d’écrire, qu’il vaudrait mieux sortir, aller dehors regarder et parler ; oui comment savoir — livre qui ne finira jamais tant qu’on l’écrit : alors que faire ?
Rien à faire — se tenir devant le livre, et avancer encore tant qu’on le peut. (Comme de la fatigue : comment savoir qu’on n’est pas suffisamment fatigué, qu’on peut continuer de travailler, qu’on peut encore — juste avant de tomber : comme savoir qu’on est juste avant et qu’on ne pourrait pas faire deux ou trois pas encore, et on s’écroulera ensuite ?) —
Deux cent pages (un peu plus), à raison, ou à tort, de plus d’une heure les deux pages (je ne compte pas les relectures : besoin d’établir le texte en amont pour continuer — cela peut prendre plusieurs autres heures, jours, semaines, pour une page —, ne pas retoucher ensuite, mais aller), ça ferait presque cent soixante-huit heures : soit (je crois) un peu plus de sept jours passé ici. Sept jours seulement : qui font deux ans, ou presque. Deux ans réduits en sept jours : et je dirai : deux années rehaussées sur ces sept jours comme un couloir non interrompu d’heures écrites.
Mais c’est parce que ces sept jours ont duré (durent encore, ce n’est pas fini) deux ans, que c’est possible, écrire, vivre ensuite, et avant : l’interruption interrompue permet qu’on s’y massacre, oblige qu’on s’y plie, et qu’on entre peu à peu dans cette parole qu’on dresse devant soi pour y loger le monde, voilà tout.
C’est longues routes de poussière que tout cela.
Longues routes de poussières et de pierres, et comment prévoir ce qu’il en restera — mais les restes ne m’intéresse pas ; alors aller.
En attendant, derrière la page deux cent, il y a la page deux cent une, qui est blanche comme la nuit prochaine, comme la nuit prochaine encore. Page dont je ne sais aucun mot, page dont il va me falloir apprendre la langue — dehors, le bruit s’estompe, j’en saisis à peine le murmure, tout cela ne finira pas, jamais ; jusqu’à la fin, et encore après, la route au loin qui tourne.
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le tiers coupable
dimanche 10 octobre 2010
10x2 (Sophie Moleta, ’Dive’, 2000)« … après un moment elle se mit à chanter, et chanta pendant un bon moment, toujours la même chanson je crois, sans changer de position. Je ne connaissais pas la chanson, je ne l’avais jamais entendue et ne l’entendrai jamais plus. Je me rappelle seulement qu’il y était question de citronniers, ou d’orangers, je ne sais plus lesquels, et pour moi c’est un succès, d’avoir retenu qu’il y était questions de citronniers, ou d’orangers, car d’autres chansons que j’ai entendues dans ma vie, et j’en ai entendu, car il est matériellement impossible on dirait de vivre, et même comme je vivais moi, sans entendre chanter à moins d’être sourd, je n’ai rien retenu du tout, pas un mot, pas une note, ou si peu de mots, si peu de notes, que, que quoi, que rien, cette phrase a assez duré. »
Samuel Beckett, Premier Amour (1945
Sur la surface liquide de ces immeubles, je ne vois rien s’accrocher — on passe seulement, on va d’un coin de rue à un autre, on se déplace : on transporte avec soi les raisons d’aller d’un coin de rue à un autre. Je me retourne ; évidemment, les mouvements sont les mêmes, mais la réalité des choses m’apparaît avec une profondeur de champ qui l’annule : les hommes et les femmes qui passent ne sont que des accessoires d’un décor en surplomb, comme peints sur plusieurs couches. Je me retourne de nouveau face à la surface de verre — je ne vois rien à travers, seulement ce qui défile dans mon dos ; je voudrais fermer les yeux.
Les raisons de passer ici sont innombrables je présume : même un mardi, ou un jeudi à quinze heures (je me demande cependant malgré moi que font ces gens dehors un mardi à quinze heures : et je réalise que je suis moi aussi, un mardi, à quinze heures, dans ces rues que je partage avec eux). Raisons presque infini comme le nombre de jours dans l’année — au juste, ceux-là, on peut les compter : enfin, cela dépend des années. Les raisons, on les trouve après les causes, c’est évident. D’aller d’un point à un autre de la ville, ou du jour : faire des courses, se rendre à tel rendez-vous, tromper le temps même (mais je croyais qu’on trompait toujours avec quelqu’un : je cherche le tiers coupable.)
Les raisons de rester ici sont aussi nombreuses : les raisons d’aimer, de ne pas aimer : de le dire. Toutes raisons qui mentent. Le décor au-dessus ne changera pas — plutôt : possède ses propres raisons. Non, les raisons qu’on trouve sont injustifiables : sans fondement. On en épouse la courbe dans le mouvement qu’on trace avec la vie. On a parfois l’impression que la courbe se dessine selon notre volonté.
Sur la façade de l’immeuble, rien ne surgit de l’intérieur des murs. Et rien ne s’imprime à la surface de tout ce flux de passants, des corps sans doute, bien réelles, qui pourraient tomber et saigner, aimer, et se déchirer, de corps tenus vivants d’espoir, d’autres corps à étreindre le soir dans la solitude — mais qui reste inaccessibles. Il vient d’autres corps semblables, et d’autres encore, c’est sans fin. Moi seul reste immobile à ne pas pouvoir fermer les yeux.
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home
vendredi 8 octobre 2010
That Home (Cinematic Orchestra, ’Ma fleur’, 2007)« Derrière les vitres, l’après-midi flamboyait et de loin en loin un vautour planait paresseusement dans le ciel aveuglant. Ils croisaient des routes de traverse rouges et désertes, creusées de fondrières d’un rouge plus sombre, et de vieilles baraques délabrées perdues dans la solitude des champs de coton. »
Carson Mc Cullers, Frankie Adams
HABITER
(a-bi-té) v. a.1° Occuper comme demeure.
Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, c’est la loi du pays que nous habitons, BOSSUET, Duch. d’Orl.
Rome est bien belle pendant le silence de la nuit ; il semble alors qu’elle n’est habitée que par ses illustres ombres, STAËL, Corinne, IV, 6.2° V. n. Faire sa demeure. Habiter à la campagne.
3° En termes de dévotion, il se dit de l’impression sanctifiante que Dieu fait sur l’âme.
Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme, BOILEAU, Épître XI.
En un sens contraire, il se dit de l’impression funeste du péché.
Ce n’est plus moi qui fais cela ; mais c’est le péché qui habite en moi, SACI, Bible, St Paul, Épît. aux Rom. VII, 17.
4° Habiter charnellement avec une femme, ou, simplement, habiter avec une femme, avoir avec elle un commerce charnel.
J’habiterai un jour, peut-être quelqu’un part, un lieu où s’arrêter à demeure, un endroit où comme le cocher, poser la tête contre le menton et fermer les yeux à demi, aller dans le jour immobile toujours sur le même charriot, fouetter de temps en temps les mouches sur le dos des chevaux qui m’entraînent. Peut-être un jour, oui.
La seule chose que je possède, c’est cet écran d’ordinateur — il fixe dans la labilité la plus grande, la musique, les films, les livres (ceux que je lis, ceux que je n’écris pas à longueur de pages), et tout le reste : c’est-à-dire tout le reste. L’ordinateur pourra s’éteindre un jour, et ce jour s’approche sans doute tant je l’use. Un autre le remplacera, et j’irai. N’habiter de tout cela que ce que j’emporte dans les trains. Le reste à la poussière.
J’habiterai un jour un endroit plein de terre où je m’allongerai pour de vrai, comme disent les enfants, et le trou bouché au-dessus de mon corps, plantée dans le dos une pierre avec deux dates (je connais la première : la moitié du chemin fait), un nom, et après ? J’habiterai ce lieu comme j’habite ce qui m’emmène.
Aucune fierté d’aucune sorte pour les papiers qui fixent l’identité et l’endroit d’où l’on vient, aucune : n’être fait que de partir (revenir aussi), n’être d’aucun endroit d’où se réclamer comme un objet volé — méprisable tout cela. N’être pas né quelque part — précisément pour y être déjà mort parce que la mort m’y jettera, dans l’immobilité du sac plein de cailloux qu’on déversera sur moi — pas de tristesse à l’idée.
En attendant, trop de corps à dévisager, à emporter avec moi s’il le faut — trop de visages à habiter dans le désir du pas gagné, tenu, pas d’angoisse à avoir : juste l’avidité de la terre qu’on conquiert nuit après nuit, juste la dévoration de la peau, juste aller — former commerce charnel avec le temps.
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entrées maritimes
mercredi 6 octobre 2010
Haunted Ocean (Max Richter)Un po’ di pace basta a rivelare
dentro il cuore l’angoscia,
limpida, come il fondo del marein un giorno di sole. Ne riconosci,
senza provarlo, il male
lì, nel tuo letto, petto, coscee piedi abbandonati, quale
un crocifisso - o quale Noè
ubriaco, che sogna,Il suffit d’un instant de paix pour révéler,
au fond du cœur, l’angoisse
limpide, comme le fond de la merpar un jour de soleil. Tu en reconnais,
sans la ressentir, la souffrance,
là, dans ton lit, poitrines, cuisses,et pieds relâchés tel
un crucifié — ou tel Noé
qui rêve en son ivressePier Paol Pasolini, Le Ceneri di Gramsci
La mer toujours recommencée — mensonge : de la vague crachée jusqu’aux pieds, ce n’est que de la vague encore, rien de neuf : toute cette écume des choses dissimule une sorte d’agonie perpétuelle qui continue, encore et encore.
La nuit, deux mains agrippées l’une à l’autre, deux corps l’un à l’autre, cherchent à rejoindre. Respirant le souffle de l’autre, voulant sans doute quelque part retrouver à la surface du corps ce qui pourrait défier le pli continu des vagues : atteindre un commencement, une histoire qui pourrait commencer — haletant dans le noir, toujours dans le noir pour ne pas avoir à reconnaître à qui appartient ce corps, espérant sans doute l’échanger sous la noirceur et jusque dans le cri, cherchant encore, ne désespérant que sous le jour, et recommençant quand la nuit revient, rejoignant nuit après nuit, quelque part qui n’a pas de lieu : on appelerait cela le commencement de soi, mais ça n’a pas de nom.
Les peaux reposées l’une sur l’autre, dans le noir toujours, dans le silence, les cris dehors annulés par les cris au dedans qui battent une sorte de ressac qui voudraient de l’un à l’autre passer de l’autre côté : sur le sable, la mer efface les traces et dans le lit, la fatigue qui ouvre le jour en grand. Le soir, les corps prendront forme dans la nuit pour trouver l’espace et le temps où commencer enfin : on ne rejoint pas ; on ne rejoint jamais.
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deux villes
mardi 5 octobre 2010
Rue des Marais (Dominique A, ’L’Horizon’, 2006)La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann (’Noms de pays : le nom’)
Deux villes : sur la rive basse, les maisons alignées les unes à côté des autres, la grande cohérence d’ensemble, le temps perçu de loin dans sa ligne pure et claire, les livres alignés dans la bibliothèque par ordre alphabétique, les reflets de mon corps sur l’écran qui l’écrit : les volets à peine baissés pour laisser passer le jour qui ne fait que monter.
Sur la rive haute au contraire, dressée comme une échelle, la ville sans ordre, toujours dérangée, défaite comme un visage au réveil après trois heures de train, et ne rien trouver à la même place, jamais, toute une vie dans un sac, les nuits blanches, autels renversés, conversations par bribes toujours interrompues, reprises dans l’interruption même à plusieurs semaines d’écart ; l’écran pour seulement regarder des films, des vieux films surtout, entourés de l’éclat de leur première fois pour moi — par exemple : voir Le Mépris ce matin, dans le bouleversement des six heures de l’aube.
Rien de part et d’autre du fleuve : les ponts imaginaires sur lesquels on pourrait danser ont été retirés par des puissances étrangères — tête lourde ; sentiment ce matin de la relativité des choses avec une si grande évidence, une si profonde violence que le ciel, le livre, le travail, le désir : tout cela s’est mêlé dans la même profusion, le même regret (celui destiné aux choses qui n’ont pas encore été accomplies), la même précieuse angoisse qui ressaisit avant de se précipiter dans son propre reflet, quand sur la marche raide du pont, on voit les deux villes répandues dans le noir, et le bras du fleuve qui les écarte.
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comme d’un mort son visage
lundi 4 octobre 2010
Death to birth (Michael Pitt, ’Last Days’)Narcisse fut heureux, mourant sur la fontaine,
Abusé du mirouër de sa figure vaine :
Au moins il regardoit je ne sçay quoy de beau.L’erreur le contentoit, voyant la face aimée :
Et la beauté que j’aime, est terre consumée.
Il mourut pour une ombre ; et moy pour un tombeau.Ronsard, Sur la mort de Marie
N’approcher cela qu’avec la plus infime prudence ; on risquerait plus que soi. Ne parler ni du mort ni du visage, ni de ses dernières paroles, ni des paroles qu’on irait prononcer au-dessus de ses yeux fermés, ne rien dire qui pourrait. Aucune certitude, jamais. Et relire La prisonnière (ai-je lu cela une fois ?), ce soir, comme par hasard. Aucune volonté, pas même la dernière.
Comme je relis les notes de ce journal pour cause de mise en page et archivage — raison peu valable, mais pourquoi au juste garder ces pages ? — j’assiste très souvent au souvenir quand il se défait : telle ou telle note, ce qui l’a provoquée, ce qu’elle a conduit — je m’en souviens : mais pour quelques unes comme celles-ci, combien m’échappent totalement, s’effondrent comme des vieux livres qu’on effriterait en voulant tourner les pages. Mémoire de sable, mémoire liquide comme du sable.
Je suis définitivement tout traversé de l’oubli dont mes phrases sont faites — rien à faire, et ce que j’écris à l’instant s’efface à mesure : le jour qui s’ouvre ne fait que mesurer la profondeur du soir, c’est tout.
De la vie par milliers pourtant, je le pressens — cependant quand je me penche, c’est autre chose que ma vie que j’ai écrit : autre chose qui ne m’appartient pas, que je reconnais à peine, comme d’un mort son visage sans expression : qui ouvrirait les yeux et parlerait.
Mourir à soi comme de l’aimée : je n’aurais rien à dire, n’ayant de ma vie que des fractions mortes à résoudre sans table — alors de préférence, choisir le présent :
ne pas se relire, ne pas se juger, n’estimer du silence de soi à se lire que le moment où il se rompt : mourir n’appartient pas à soi, non, mais à celui qui le regarde : et continue de voir quand l’autre est déjà mort. Et s’abîme de sa propre mort qui se poursuit sur la vie : dire cela malgré tout, n’approcher cela qu’ainsi : le plus simplement possible.
Sur la surface des cendres, ce qui brille n’a pas de prix : écrire, à l’arrachement de la terre sa plus précieuse lumière, et quand on tend l’oreille, quelque chose crépite et vibre. On pose la main à plat sur elles, on se brûle à ce corps qui devient le nôtre : la douleur nous tient vivant, éveillé et vivant.
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mémoire du feu, journal
samedi 2 octobre 2010
Who by Fire (Leonard Cohen)Passion
Feu
Roman-feuilleton
Journal
On a beau ne pas vouloir parler de soi-même
Il faut parfois crierJe suis l’autre
Trop sensibleAoût 1913
Blaise Cendrars, Du Monde entier (’Dix neuf poèmes élastiques’ ; Journal)
La découverte de cette ville, c’était d’abord sa lumière, le soir quand elle s’éteint : j’ai appris avec le temps — un an maintenant, ou presque —, que ça ne durait que l’hiver : dès octobre cela commence, et jusqu’en mars : comme des crépitements silencieux en expansion jusque décembre, puis le phénomène se détend avant de se dissoudre peu à peu avec les premières nuits du printemps. En avril, la nuit se lève trop lentement pour qu’on voit le jour tomber.
Ainsi, ce serait cela, un journal : noter le temps que prend la lumière pour tomber sur soi — et cela suffirait à rédiger mes propres colères, tristesses, petites joies. Mais je rêve d’autre chose. Éphéméride dérisoire qui n’appartient qu’à moi — pourtant en mesurant telle hauteur, et par l’ombre portée sur telle ville, on trouverait non pas des traces de moi, mais comme la ville laisse l’empreinte sur mon corps qui va l’écrire en retour.
Avoir Breton toujours comme exigence :
Je dis seulement que je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, que de la part de tout homme il peut être indigne de cristalliser ceux qui lui paraissent tels.
Feu du décor en lequel s’enveloppent plus que des souvenirs : des formulations sans cesse renouvelées, contradictoires, de cet instinct des rues que je cherche pour pouvoir être plus vivant — l’éclair me dure : si je devais perdre la mémoire sur le champ, je lirais ces pages et je n’apprendrais rien de moi, mais je serais au même point que maintenant dans l’apprentissage de cette lumière par laquelle je regarde mes mains et le visage des passants : cela suffit. Ensuite, crier.
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Entrer, sortir. Une échappée poétique_
Geneviève Dufourvendredi 1er octobre 2010
I’m Not Yours (Angus & Julia Stone, ’Down the Way’, 2010)
J’ai quitté ma country doucement comme on sort la nuit d’entre les draps pour ne pas réveiller l’homme qui sommeille tout près. J’ai marché sur les trottoirs avec une fausse rêverie : devenir autre. Et puis, j’ai rencontré Arnaud. Il se dirigeait en sens inverse. Je crois qu’il cherchait la clôture de bois cernant la plaine. Il cherchait le monde écrit. Il ne m’a pas reconnue. Il a poursuivi son chemin. Petite ombre lointaine. Visage évanescent. Je me suis retournée, ai continué ma route. Que des quadrilatères. Des géométries géantes. Des structures de métal avec au centre, un arbre planté bien droit, l’écorce fraîche, blanche et appétissante. Il y avait un arbre à pain qui générait de belles solitudes. Une pâte ronde et chaude. La secrète splendeur du pain est la même que celle qui rôde à cette heure-ci dans les eaux limitrophes ceignant ma country natale. Le pain qu’on se met en bouche, que l’on rompt, qui se disperse sur la planche puis dans nos mains. J’y vois de bonnes choses pour la poésie. Les espaces latéraux sont fondés sur des terres de pain, de brume et de sel.
Car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.
Francis Ponge
Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie.
Anne Hébert
Et c’est ainsi que la cowgirl dorée est sortie de sa country par une nuit pluvieuse. À cheval sur septembre et octobre. De sobres montures. Elle est sortie quelque temps. Elle a fait des rencontres : le pain, le métal, la poésie, les géométries singulières. Elle a fait connaissance avec la silhouette d’un écrivain. Puis, la cowgirl est rentrée, s’est silencieusement glissée sous les draps comme on dépose une cigarette soyeuse entre nos lèvres, comme on entre dans une baignoire brûlante.
Geneviève Dufour
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #15, j’accueille Geneviève Dufour — qui tient depuis août 2008 le blog le monde écrit, nom merveilleux, et textes qui ne le sont pas moins, dans l’approche de soi d’une sensibilité extrême, du quotidien et de ce qu’il dépose de profond, d’inaccessible, et de brûlant. Sorte de vue sur une écriture dans la relation intense qu’elle tisse avec la vie : dans le désœuvrement parfois, la mélancolie puisée dans la joie même ; et puis les lectures, la musique, tout ce bruit de fond du monde qui crée l’appréhension des choses, cela mêlé et traversé de belle force.
Le mois dernier, j’échangeais avec Stéphanie Khoury, qui habite la même ville que moi — aujourd’hui, c’est de l’autre côté de l’atlantique que nos vases communiquent : les liens qui se tissent ne connaissent pas de frontières.
Ce n’est pas la première fois que je laisse ici ces pages à des écritures venues de ces fuseaux horaires, et je crois dire qu’elles ont été signes d’amitiés et de partages véritables : lire les échanges avec Annie Rioux, ou Mahigan Lepage. Le Canada / Québec est pour moi un étrange désir : une terre, une langue, à la fois radicalement autre et même, un ailleurs possible.
Je n’ai jamais traversé l’Atlantique autrement qu’en lisant ces blogs frères ; manière de jeter les ponts avant de les traverser ? Sans doute. L’échange est en tout cas, sur ce point aussi, d’importance pour moi.Merci à Geneviève pour l’accueil sur son blog
Et suivre d’autres vases communicants ce mois — tout cela sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
– François Bon et Daniel Bourrion
– Michel Brosseau et Joachim Séné
– Christophe Grossi et Christophe
– Christine Jeanney et Piero Cohen-Hadria
– Cécile Portier et Anne Savelli
– Juliette Mezenc et Louis Imbert
– Michèle Dujardin et Jean-Yves Fick
– Guillaume Vissac et Pierre Ménard
– Marianne Jaeglé et Jean Prod’hom
– David Pontille et Running Newbie
– Anita Navarrete-Berbel et Gilda
– Matthieu Duperrex
– Geneviève Dufour
– Jérémie Szpirglas
– Maryse Hache et Candice Nguyen
– Nolwenn Euzen et Olivier Beaunay
– Lambert Savigneux et Brigitte Célérier
