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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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géométrie du vide
mercredi 22 septembre 2010
Places Where the Night Is Long (The Apartments, ’The Drift’ (1993)O gioia, gioia, gioia…
C’era ancora gioia
in quest’assurda notte
preparata per noi ?Ô joie, joie, joie…
Y avait-il encore de la joie
dans cette absurde nuit
préparée pour nous ?Pier Paolo Pasolini, ’Splendeur’ (Seconde forme de "La Meilleure Jeunesse")
Il n’y a pas de vide — juste un peu de distance entre deux corps : seulement un peu de distance, et il suffirait de se pencher, tendre le bras, à peine tendre le bras et parler : mais la rue continue alors que tu allais ouvrir la bouche, et déjà le métro, déjà la fin de la journée, déjà le silence et ce que tu prends pour du vide, qui n’a été que de la ville non occupée par nos corps, quand il fallait avancer, prendre le bras, et dire.
Les villes, on ne sait pas les construire — il faudrait pour cela qu’on sache habiter les espaces vides qui nous séparent : pas vides, non, seulement absents, pas encore dressés dans l’existence ; ou plus simplement : pas encore (puisqu’il suffirait que). Les villes nouvelles, je les ai rêvées, une fois, elles formaient comme un halo de jour au-dessus d’une nuit sans aube et sans solution. On marchait au milieu des rues. On avait pas besoin de s’approcher l’un de l’autre pour reconnaître nos visages, la ville les portait pour nous.
D’un bout à l’autre de la ville aujourd’hui : c’était d’abord : pour lire dans cette bibliothèque ouverte à moi seul — et derrière moi, j’aurai avec précaution refermé la porte : pour deux heures propriétaire des lieux — tout autour, l’Université qui vibrait, et le silence des livres : leur silence confondu avec l’air climatisé. C’était pour ensuite : dans ce café République, ne pas se souvenir de ces vers que je retrouve maintenant :
C’est l’opaque qui a bouché mon ciel. Qu’est-ce que ce silence partout ? C’est le silence qui a fait taire mon chant.et puis
Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de testes de mortz
(…) Dans le cors de la mort iay enfermé ma vie
Et ma beauté paroist horrible entre les os.On parle tous deux de ces vers en les effleurant, et on les laissera sur ce coin de table en partant.
Dans la grande ville maintenant, je rentre — j’aurai donc passé le jour sans le voir : le matin, crépuscule mauve ; le soir opaque comme une plaque sans fond — lire Pasolini ne m’apporte que le dégoût du sommeil — si lourd qu’il s’est posé sur moi, et j’écris ce texte dans un demi-sommeil, sans me lire —, quand il faudrait observer son propre massacre avec le tranquille courage du savant.
Ce qu’il faudrait surtout, c’est détruire tout le vide entre soi et l’épuisement du jour, entre la ville et le désir de la traverser, entre le visage et son oubli. Mais je dors déjà et la ville derrière les volets que je n’ai pas eu la force de fermer bat continuellement à mesure qu’on l’oublie, amasse tout ce vide qu’on enjambera demain.
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perspectives d’arraisonnement du réel
samedi 18 septembre 2010
Big moon (Syd Matters, ’Ghost days’, 2008)La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.
Hector Savinien Cyrano de Bergerac
De deux heures du matin à cinq heures, rester dedans et travailler, rester protégé de la lumière noire dehors, ces dehors pleins de nuages dont on voit les contours comme à midi, cette sorte de pâleur de la lune qui donne à chaque ombre mille possibilités de s’allonger, de prolonger la nuit : et la nuit se prolonge. La lumière ne me touche pas, j’entends deux ou trois hommes passés, les cuisines du grand hôtel fermées, et c’est tout. La nuit dure le double de temps les nuits de pleine lune, je travaille.
Travailler parce que la lecture permet d’aller plus avant dans l’obscurité, de trouver d’autres armes pour l’affronter — et parce que lire est l’une des possibilités d’écrire, (l’une des deux) : l’une des deux possibilités de vivre aussi ; lire non pas lignes après lignes, mais comme s’efforcer de les relier à toutes les autres lignes qui dessinent les perspectives d’arraisonnement du réel.
Une des deux possibilités — l’autre : c’est ensuite d’aller s’approcher des corps dehors, leur parler, les effleurer aussi, frôler la fatigue pour mieux l’esquiver au dernier moment : voir des visages, marcher au milieu d’eux, respirer auprès d’eux (parfois sans se laisser voir), poser deux doigts aux poignets de ces corps endormis dans la rue pour sentir qu’ils vivent, sentir qu’ils espèrent encore que ça ira mieux demain.
Se lier pour l’éternité à des inconnus, des inconnues croiser une minute — qu’on ne reverra plus.
À cinq heures, quand la lune est derrière l’immeuble, qu’on ne voit plus rien que le noir, je descends les escaliers et me rends dans les rues vides, presque vides : c’est parce qu’elles sont presque vides que j’y vais ; des visages, des corps, du désir qu’ils déposent sur moi, je sais que j’aurai à faire, en rentrant.
L’ordinateur est encore allumé, il n’y a qu’à ouvrir une autre page, laisser courir sur les touches les mains qui notent à la volée la pulsation de ces poignets saisis tout à l’heure, des vies inventées dans les rencontres, cinq minutes suffisent, cinq secondes, ces vies sont reliées à toutes les autres puisque je les écris.
Quand la première lumière du samedi touche l’écran je vais me coucher — je retrouverai le soir suivant à la même place, posé dehors, ignorant des violences que je commets en son nom.
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ce qui rend la vie inadmissible
vendredi 17 septembre 2010
Man Of A Thousand Faces (Regina Spektor, ’Far’, 2009)
Que je sois — la balle d’or lancée dans le soleil levant.
Que je sois — la pendule qui revient au point mort chercher la verticale nocturne du verbe.Stanislas Rodanski
Je peux accepter — les pas du promeneur à minuit sous ma fenêtre, perdu, qui ne reviendra chez lui qu’au matin, et s’endormira ; je peux : et accepter encore les sourires du type à la dernière station du tram, allongé depuis l’aube jusqu’au soir, ivre pour oublier son nom et ce qui l’a mis dehors, et m’en aller sans le regarder ; je pourrai demain aussi (c’est cela qui tue) : et les sanglots derrière la cloison, d’une voisine qui a aujourd’hui déménagé sans que je connaisse son nom, et à peine son visage — mais ses larmes, je les ai pour moi quand je n’arrive pas à dormir — je peux, oui, à vrai dire : j’ai pu ; mais si je ne suis plus ce promeneur, ni l’oubli de l’homme édenté sous le tram, ni la tristesse de cette jeune femme : si je ne suis plus cela, comment parler ensuite de ce qui me fait basculer le lendemain dans le jour plein des rues ?
Ce qui rend la vie inadmissible, c’est tout cela, ce n’est que cela : j’en ai fait la liste mentalement, elle ne prend pas beaucoup de place, elle occupe tout le silence qu’il faut pour l’établir.
Quand le jour descend, je ne m’en vais pas encore, tu vois, je tiens encore la distance, je suis là qui le porte à bout de bras et le fais disparaître quand je le veux — il n’y a personne dans le maison, et je me souviens du temps ancien des nuits blanches alignées les unes sur les autres, et ce temps a disparu puisque je m’en souviens : et cela non plus, je ne l’accepte pas — mais le jour descend tout de même sur ces jours-là aussi.
Dors, je suis là pour te veiller — je veille sur ce qui reste de mes jours passés tant que je suis là pour dans le noir deviner leurs contours ; il y a du pain sur la table, il y a de la musique dans la pièce, je ne m’approche pas tout de suite du sommeil, il y a des peaux qui se tendent à mesure que la nuit nous enveloppe, on pourrait être seuls : on n’entend plus les sanglots derrière la cloison — et pourtant : pourtant il y a, minuit passé sous ma fenêtre, quelqu’un qui n’est pas moi, un type qui dehors marche et s’en va se perdre jusqu’à l’aube et qui s’endormira quand je me réveillerai demain et que je penserai au rêve que j’ai fait tant je l’ai oublié.
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confluences
jeudi 16 septembre 2010
River Theme (Bob Dylan, ’Patt Garrett & Billy The Kid’, 1973)
Et en même temps que ce sentiment de véracité désespérante où il te semble que tu vas mourir à nouveau, que tu vas mourir pour la seconde fois (Tu te le dis, tu le prononces que tu vas mourir. Tu vas mourir : Je vais mourir pour la seconde fois.), voici que l’on ne sait quelle humidité d’une eau de fer ou de pierre ou de vent te rafraîchit incroyablement et te soulage la pensée, et toi-même tu coules, tu te fais en coulant à ta mort, à ton nouvel état de mort. Cette eau qui coule, c’est la mort, et du moment que tu te contemples avec paix, que tu enregistres tes sensations nouvelles, c’est que la grande identification commence. Tu étais mort et voici que de nouveau tu te retrouves vivant, - SEULEMENT CETTE FOIS TU ES SEUL.Antonin Artaud, L’Art et la mort
C’est l’endroit du partage des eaux ; l’endroit où les deux rivières se rejoignent pour former le fleuve : l’endroit précis donc, et quand je plongerai mon corps, je prouverai qu’Héraclite avait tort.
C’est l’endroit où rien ne coule, rien ne passe : où un corps s’interpose au flux des choses et de l’air, de l’eau, de la terre, se pose entre les limites qu’il vient former lui-même à la limite avec le temps, l’espace, la réalité objective des choses : avant, après, derrière-lui, devant-lui : l’endroit où mourir même ne peut avoir lieu. Alors, on s’y enfonce. On avance.
Pensées à chaque pas au tableau d’Arnold Bocklin, celui que Strindberg avait voulu voir présent dans ses représentations de la si somptueuse Sonate des Spectres — dont la pièce n’était qu’une image, qu’un décor, qu’un tableau posé au-devant.
L’eau jusqu’à la taille, on avance désormais dans l’eau, ou à travers elle ; les pieds bougent de l’eau sous eux, et la paume effleure la surface pour éviter que le corps ne s’y reflète. De part et d’autre des éléments, on sent le courant nous entourer ; comme des requins à l’affut, au moindre geste déplacé, à la moindre goutte de sang, pourraient nous prendre et nous emmener dans les fonds.
De l’eau jusqu’au menton maintenant, on sautille sur la pointe des pieds, on avance verticalement, et les mains ne servent qu’à assurer un équilibre plus ou moins stable ; on trébuche à chaque pas. On respire la tête penchée en arrière, c’est proche, la confluence est là qui sauvera. Qui nous situera hors d’ici, je le veux — maintenant.
Mais maintenant ne vient pas tout de suite : une autre bouffée d’air adressée au ciel, une autre encore, qui sera peut-être la dernière : elle n’est pas la dernière, une autre encore la suit ; regard lancé au morceau de ciel que je vois encore ; mes yeux coulent de tout le fleuve, et des deux fleuves même, mes yeux pleurent ce qu’ils peuvent l’insuffisance du corps, et tout ce qui rend la journée lourde (de coups et de silences dans la gorge entassés), pleurent tous les cimetières possibles, et les jours à venir, à enterrer — la ligne des eaux figure bien l’année qui vient, qui est là — maintenant —, l’année qui va se ceindre sous mes yeux, et qui peut-être vient ceindre mes yeux eux-mêmes, bleus déteints dans la boue répandue sur le lit défait du fleuve comme du ciel — maintenant, c’est l’année en partage, les partages qu’il faudra faire, l’impossible, l’insupportable ; et c’est les yeux dans l’eau comme un hoquet, maintenant ; les yeux qui tombent dans l’eau et qui reviennent à la surface, à chaque pas ; alors une ultime fois respirer et cette fois est véritablement ultime : oui, le dernier regard sera pour cette maison que je m’en vais rejoindre de l’autre côté de la rive sans savoir si je pourrai retenir ma respiration jusque là-bas ; ma dernière pensée est-celle ci : j’y arriverai — et je m’enfonce.
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le soleil ni la mort
mercredi 15 septembre 2010
Sunlight (Max Richter ’Songs From Before’, 2006)
Les morts remontent, puissants d’os et d’écorce, de cuir et de sommeil, parleurs muets, mangeurs d’argile ; et le fruit tombe, et boucle par sa chute le cycle interminable.L. Edouard-Martin, Avènement des ponts
Devant les morts, on n’a pas les choix — on ne parle pas. Dans la chambre d’un mort, on se tait : non pas qu’on pourrait le réveiller, mais comme devant un muet on se met à agiter les bras, on adopte l’attitude de l’autre.
Alors, quand on sonde les morts qu’on porte, lourds de sommeil et de temps passer à les oublier, ce qui remonte est plein de ce silence poisseux qu’on avait finit par confondre avec un bruit de fond désagréable en soi (pas la culpabilité ni le remord : juste la sensation du dégoût d’avoir passé et oublié). Forcément quand ils reviennent, on se tait et on écoute.
Les cadavres entreposés les uns sur les autres en soi possède leur mémoire, fine, précise, aiguisée aux endroits de plus grandes défaites ; on pourrait fuir sur le champ, ce serait facile, tant d’occasions pour le faire : on ne le fait pas — on comprend qu’on n’a pas vraiment sondé les morts, mais que ce sont eux qui sont venus à nous, qu’ils ont dû toucher au fond de la conscience une profondeur invisible, et qu’ils viennent remonter, faisant vibrer autour d’eux des remous qu’on n’attendait pas, qui apportent avec eux d’autres vibrations, d’autres remous.
C’était il y a quelques jours, et ce poids de silence qui est venu a fait bouger les lignes. On n’est pas censé regarder le soleil ni la mort en face — mais qu’on s’y attarde un peu, et c’est, en se retournant, une tache blanche à l’œil, une sorte de trouée d’irréalité qui repeuple un peu, un temps, les forces mortes du jour. On est plus vivant d’avoir été mort, peut-être.
Ainsi, on porte ces corps-là en nous comme d’autres voix qu’on a su entendre dans les rêves, et dont on ignorait alors qu’elles sortaient de notre gorge, notre véritable gorge silencieuse du corps reposé sur le lit, qui dort, qui va s’éveiller.
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lignes de partage
mardi 14 septembre 2010
City middle (The National, ’Alligator’, 2005)Des heures puis des heures au fil
de mes yeux, aux prises avec eux
sillonnant les terres de personne
les poumons soufflant comme une avenue
(…)
les bulletins annoncent
qu’aucune localisation n’est en vue
pourtant je vois ce que je voisGaston Miron, L’homme rapaillé (’réduction’)
Lentement le soleil bientôt de l’autre côté — densité des choses les plus âpres, éprouver chaque matin dans le corps qui lance les lignes de partage : partout les lignes de partage.
Choisir son camp — de part et d’autre de la ligne, les raisons d’en découdre : de part et d’autre, on est d’un côté ou de l’autre de la ligne ; c’est ainsi. Se situer. Parler depuis. Danse au-dessus d’un précipice, le vent choisira pour toi. Et si on choisissait le parti pris du vent ?
Mais ça ne marche pas comme cela. On a beau tenté de dire : mais je ne marche pas (je danse). On prendra cela pour de la résignation ; de la fuite. On prendra cela pour de la soumission. Il n’y a qu’à être pour ou contre, il n’y a qu’à se dire : d’accord pas d’accord.
C’est que — je lui disais — ce n’est pas affaire de convictions, les convictions, je les ai (je les garde) : mais prendre position, c’est la tenir ensuite, et cela, non, j’en suis incapable (trop léger, sans doute, je m’envolerai et tu as bien vu au premier coup d’œil que j’étais trop léger) — et moi, de toute manière, aussi, je suis pour la défense.
Je rêve inefficacement au syndicat international (pour la défense des loulous pas bien forts, fils directs de leur mère, aux allures de jules plein de nerfs, qui roulent et qui tournent, tous seuls, en pleine nuit, au risque d’attraper les maladies possibles). Je rêve et les positions pendant ce temps-là ont bougé, et je suis de l’autre côté. Et je peux regarder de part et d’autre des choses.
Soudain, je suis la ligne même, soudain je suis le cyclone au milieu duquel les choses bougent : c’est à cela que je rêve, et je suis, parfois, le rêve. On ne demande pas quel est le point de vue du rêve. On ne demande pas son avis. On le laisse raconter. On le laisse basculer sans fin dans le néant des pensées comme à sept heures du soir au-dessus de la mer la couleur qui tire, et tirant amenant à elles toutes pensées et le rêve avec elle, et moi.
On se retourne, et lentement le soleil de l’autre côté.
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temps morts (et revenants)
jeudi 9 septembre 2010
At The Chime Of A City Clock (Nick Drake ’Bryter Layter’ 1970)C’est l’heure silencieuse où plus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des
femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, d’étoiles.Lautréamont, Chants de Maldoror
Au pli de la nuit la plus morte, quatre heures, trois heures (la nuit recule à chaque nuit), ma montre s’arrête. Le matin, elle ne bouge plus ; il y a trois jours, je l’ai cru définitivement arrêtée, mais dans la journée, elle s’est remise à battre au poignet. Désormais, au lever, je remets les pendules à la bonne heure, l’avance des quelques heures qu’elle n’a pas su enjamber, et jusqu’à la nuit elle va ainsi, aussi régulier que mon propre sang tant que je suis éveillé. Dès que je m’endors elle s’arrête.
Dans le creux noir, personne pour voir que chaque minute dure aussi longtemps là que dans la journée la plus vécue, sous la chaleur en fer blanc de quinze heures. Sur quoi s’avance le temps, dans le temps mort des cris des chiens, des chauves-souris ? On les voit par dizaines au-dessus de la maison tourner — pour entraîner avec elles le mouvement du globe sans doute.
Du corps à corps — au lit fermé à double-tour comme une porte de cave dans les maisons de maître —, lèvre saignée sur les morsures qu’on s’infligerait de n’avoir pas su les taire, douleurs des chairs apposées l’une sur l’autre cherchant, dans le désir traversé, une sortie de soi digne d’en finir avec le présent : à la seconde où la montre s’arrête, au jet de sang près la secousse intérieure, cessent toutes possibilité de rémission (de la chair) : sur la lande qui pourrit l’automne déjà là, des chiens chassent toute la nuit le temps comme on le tue en plein soleil.
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manifestement
mercredi 8 septembre 2010
I Walk The Line (Johnny Cash)Si tu chantes La Marseillaise
pourquoi faut-il qu’il te déplaise
de la chanter sur l’air de complainte sensible
de tel petit navire au mousse comestible.
Place de Grève, pas de potence, juste des feux rouges (ou verts ?) enveloppés — avant usage, sans doute : ou par pudeur — ; serviront bientôt pour la marche aux pas, dans l’ordre et la discipline : pour éviter les carnages aux carrefours, aussi. C’est utile. Enfin : pendant ce temps, les feux ne sont ni aux rouges ni aux verts, on passe : au pas le plus lent des défilés (le mot me rappelle immanquablement et malgré moi les lignes impeccables des uniformes, le pas cadencé des soldats, la musique qui fait aller au pas) ; on marche contre la possibilité même des feux verts (ou rouges ?).
Calligraphie les factures
et vérifie les additions,
tu marieras des rimes après la fermeture
et des alexandrins pendant tes ablutionsLendemains : les prospectus répandus pour rappeler les mots d’ordre : accoudés aux Grands Boulevards, je voyais — presque chaque week-end — les manifestations passer (tristesse d’en voir certaines (la plupart) contenir quelques petites dizaines de personnes, plus motivées que toute une foule, mais autour desquelles les voitures passent, klaxonnent.) On manifeste, aussi. Hier, loin de la ville, pas vu beaucoup de cortège (le mot me rappelle immanquablement et malgré moi les cordons du poêle, l’odeur de cendre, de terre retournée et humide) — mais avec le vent de Chinon et la pluie, les slogans venaient tout de même, à cent kilomètres de là, repartaient.
Métro — chemin de fer de ceinture.
Faits divers – table de nuit —
Bougie — réveil matin —
Une fois par mois cinq francs aux putains —
chaque soir à sept heures le potage attendu —Manifestement — aux décomptes absurdes, les moyennes ridicules (lu tout à l’heure, tel syndicaliste demandant aux manifestants de bouger la tête au carrefour où la police prend l’habitude de compter : "comme ils comptent une tête pour un quart de tête, on arrivera peut-être au compte juste") — on dénombre les effectifs (le mot me rappelle immanquablement et malgré moi les classes pleines, ou pas assez ; les compétitions sportives, aussi) : on n’est jamais assez quand on est seul.
LES MANUSCRITS NON INSERES NE SERONT PAS RENDUS
[1]Les Révolutions minuscules battent le pavé — tout autour de moi, c’est de la terre noire et gorgée d’eau, et les vignes encore lourdes qu’on s’apprête à trancher.
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projets pour une vie future
mardi 7 septembre 2010
Bookstore (Jon Brion ’Eternal Sunshine Of The Spotless Mind’ )Et en rentrant seul chez lui, à cette heure où les conseils de la Sagesse ne sont plus étouffés par les bourdonnements de la vie extérieure, il se dit : « J’ai eu aujourd’hui, en rêve, trois domiciles où j’ai trouvé un égal plaisir. Pourquoi contraindre mon corps à changer de place, puisque mon âme voyage si lestement ? Et à quoi bon exécuter des projets, puisque le projet est en lui-même une jouissance suffisante ? »
Baudelaire, Petit Poème en prose, ’Les Projets’
Les livres accumulent avec eux les projets — non pas seulement de les lire, ni même (non) de les écrire : pas non plus aussi celui de les vivre : autre chose qui dispensera un jour de s’en souvenir, mais de parcourir un peu comme en soi-même le mouvement qui rejoindrait celui qui les aurait écrits et lus et éprouvés — et de tous ces projets, je crois bien, il ne restera pas grand chose, dans un un an, hors celui qui les a fait naitre (qui est de lire, d’écrire, d’éprouver).
Hier, ai repris ma carte de train : ’carte fréquence’, disent-t-ils ; c’est le mot juste. J’ai droit à des réductions, mais sur un unique trajet. C’est un projet, aussi, que de partir. Même réduits les frais, et le trajet seulement unique, j’aurai droit à choisir l’heure, et l’endroit du train où (ne sais pas pourquoi, mais depuis un an, je ne m’assois jamais là où me l’indique mon billet : superstition).
Peu importe la direction, répète le cliché, seul compte le chemin. Oui, mais quand le chemin est le même, repris dix fois le mois — et que le projet toujours diffère ?
Densité des moments du train : depuis deux mois que je ne le prends pas, je ne lis pas à même vitesse. Quand il faudra le retrouver, qu’est-ce qui changera de lire, d’écrire, d’éprouver ?
Les projets forment une pile dans le crâne — comme les livres, c’est toujours au milieu qu’on voudrait chercher : et toute la pile s’écroule alors. Penser : ce qui compte, ce serait moins le projet que le désir de formuler des plans, sur un coin de table — plan de bataille sans armure, et on n’aurait pas à attendre le soleil d’Austerlitz se lever, on se coucherait à même le sol sous la lune, on entendrait les trains passer au loin, avec son corps dedans qui lirait à la vitesse de la lumière.
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vies de la Sibylle de Panzoust
lundi 6 septembre 2010
Red Dawn Rising (Birdy Nam Nam, ’Manual for Successful Rioting’, 2009)Entendez ma conception : On m’a dict que à Panzoust près le Croulay, est une Sibylle tresinsigne, laquelle praedict toutes choses futures : prenez Epistemon de compaignie, & vous transportez devers elle, & oyez de ce que vous dira.
François Rabelais, Le Tiers-Livre
Traque le matin quand il se dérobe ; pas de petit profit, on prendra ce qu’il faut — éventrer le moment où le jour décline (tâcher de trouver le ventre de cela) : s’en aller comme des voleurs, et avec soi le déluge, le chiffre du jour à venir, les prophéties.
Suis passé en voiture, hier, devant Panzoult, en face de L’Île-Bouchard : n’imaginais pas que ça existait pour de vrai : on ne s’est pas arrêté, et tant pis — mais aurais eu bien des choses à demander à la Sibylle, qui doit y être encore.
Sans Sibylle, sans marc de café, j’essaie de deviner mon avenir proche aux lignes sur la main, mais elles s’arrêtent toujours au bout de la paume — ne prédit que la seconde qui vient (la prédiction est toujours celle-là : que la prédiction va finir quand la ligne de la main atteindra la fin de la paume). Alors, suis perdu, n’ai que le présent face à moi déroulé jusqu’à la fin.
Pourtant, quand je suis sorti le soir, dans cette campagne, la nuit était si noire qu’on pouvait voir le ciel — ne suis pas habitué. Dans nos villes, les lumières des immeubles enveloppent tout d’une sorte de halo protecteur. Ici, non. Le ciel se tenait bien haut et lisible. Je voyais les nuages, je pouvais les déchiffrer. Cerner ce qui va m’arriver. Évidemment, les nuages ont vite pris la forme de la Sibylle de Panzoust.
[1] _Poème de Robert Desnos : "Si tu chantes la Marseillaise", paru dans Prospectus.