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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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le tiers coupable
dimanche 10 octobre 2010
10x2 (Sophie Moleta, ’Dive’, 2000)« … après un moment elle se mit à chanter, et chanta pendant un bon moment, toujours la même chanson je crois, sans changer de position. Je ne connaissais pas la chanson, je ne l’avais jamais entendue et ne l’entendrai jamais plus. Je me rappelle seulement qu’il y était question de citronniers, ou d’orangers, je ne sais plus lesquels, et pour moi c’est un succès, d’avoir retenu qu’il y était questions de citronniers, ou d’orangers, car d’autres chansons que j’ai entendues dans ma vie, et j’en ai entendu, car il est matériellement impossible on dirait de vivre, et même comme je vivais moi, sans entendre chanter à moins d’être sourd, je n’ai rien retenu du tout, pas un mot, pas une note, ou si peu de mots, si peu de notes, que, que quoi, que rien, cette phrase a assez duré. »
Samuel Beckett, Premier Amour (1945
Sur la surface liquide de ces immeubles, je ne vois rien s’accrocher — on passe seulement, on va d’un coin de rue à un autre, on se déplace : on transporte avec soi les raisons d’aller d’un coin de rue à un autre. Je me retourne ; évidemment, les mouvements sont les mêmes, mais la réalité des choses m’apparaît avec une profondeur de champ qui l’annule : les hommes et les femmes qui passent ne sont que des accessoires d’un décor en surplomb, comme peints sur plusieurs couches. Je me retourne de nouveau face à la surface de verre — je ne vois rien à travers, seulement ce qui défile dans mon dos ; je voudrais fermer les yeux.
Les raisons de passer ici sont innombrables je présume : même un mardi, ou un jeudi à quinze heures (je me demande cependant malgré moi que font ces gens dehors un mardi à quinze heures : et je réalise que je suis moi aussi, un mardi, à quinze heures, dans ces rues que je partage avec eux). Raisons presque infini comme le nombre de jours dans l’année — au juste, ceux-là, on peut les compter : enfin, cela dépend des années. Les raisons, on les trouve après les causes, c’est évident. D’aller d’un point à un autre de la ville, ou du jour : faire des courses, se rendre à tel rendez-vous, tromper le temps même (mais je croyais qu’on trompait toujours avec quelqu’un : je cherche le tiers coupable.)
Les raisons de rester ici sont aussi nombreuses : les raisons d’aimer, de ne pas aimer : de le dire. Toutes raisons qui mentent. Le décor au-dessus ne changera pas — plutôt : possède ses propres raisons. Non, les raisons qu’on trouve sont injustifiables : sans fondement. On en épouse la courbe dans le mouvement qu’on trace avec la vie. On a parfois l’impression que la courbe se dessine selon notre volonté.
Sur la façade de l’immeuble, rien ne surgit de l’intérieur des murs. Et rien ne s’imprime à la surface de tout ce flux de passants, des corps sans doute, bien réelles, qui pourraient tomber et saigner, aimer, et se déchirer, de corps tenus vivants d’espoir, d’autres corps à étreindre le soir dans la solitude — mais qui reste inaccessibles. Il vient d’autres corps semblables, et d’autres encore, c’est sans fin. Moi seul reste immobile à ne pas pouvoir fermer les yeux.
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home
vendredi 8 octobre 2010
That Home (Cinematic Orchestra, ’Ma fleur’, 2007)« Derrière les vitres, l’après-midi flamboyait et de loin en loin un vautour planait paresseusement dans le ciel aveuglant. Ils croisaient des routes de traverse rouges et désertes, creusées de fondrières d’un rouge plus sombre, et de vieilles baraques délabrées perdues dans la solitude des champs de coton. »
Carson Mc Cullers, Frankie Adams
HABITER
(a-bi-té) v. a.1° Occuper comme demeure.
Tant que nous sommes détenus dans cette demeure mortelle, nous vivons assujettis aux changements, parce que, si vous me permettez de parler ainsi, c’est la loi du pays que nous habitons, BOSSUET, Duch. d’Orl.
Rome est bien belle pendant le silence de la nuit ; il semble alors qu’elle n’est habitée que par ses illustres ombres, STAËL, Corinne, IV, 6.2° V. n. Faire sa demeure. Habiter à la campagne.
3° En termes de dévotion, il se dit de l’impression sanctifiante que Dieu fait sur l’âme.
Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme, BOILEAU, Épître XI.
En un sens contraire, il se dit de l’impression funeste du péché.
Ce n’est plus moi qui fais cela ; mais c’est le péché qui habite en moi, SACI, Bible, St Paul, Épît. aux Rom. VII, 17.
4° Habiter charnellement avec une femme, ou, simplement, habiter avec une femme, avoir avec elle un commerce charnel.
J’habiterai un jour, peut-être quelqu’un part, un lieu où s’arrêter à demeure, un endroit où comme le cocher, poser la tête contre le menton et fermer les yeux à demi, aller dans le jour immobile toujours sur le même charriot, fouetter de temps en temps les mouches sur le dos des chevaux qui m’entraînent. Peut-être un jour, oui.
La seule chose que je possède, c’est cet écran d’ordinateur — il fixe dans la labilité la plus grande, la musique, les films, les livres (ceux que je lis, ceux que je n’écris pas à longueur de pages), et tout le reste : c’est-à-dire tout le reste. L’ordinateur pourra s’éteindre un jour, et ce jour s’approche sans doute tant je l’use. Un autre le remplacera, et j’irai. N’habiter de tout cela que ce que j’emporte dans les trains. Le reste à la poussière.
J’habiterai un jour un endroit plein de terre où je m’allongerai pour de vrai, comme disent les enfants, et le trou bouché au-dessus de mon corps, plantée dans le dos une pierre avec deux dates (je connais la première : la moitié du chemin fait), un nom, et après ? J’habiterai ce lieu comme j’habite ce qui m’emmène.
Aucune fierté d’aucune sorte pour les papiers qui fixent l’identité et l’endroit d’où l’on vient, aucune : n’être fait que de partir (revenir aussi), n’être d’aucun endroit d’où se réclamer comme un objet volé — méprisable tout cela. N’être pas né quelque part — précisément pour y être déjà mort parce que la mort m’y jettera, dans l’immobilité du sac plein de cailloux qu’on déversera sur moi — pas de tristesse à l’idée.
En attendant, trop de corps à dévisager, à emporter avec moi s’il le faut — trop de visages à habiter dans le désir du pas gagné, tenu, pas d’angoisse à avoir : juste l’avidité de la terre qu’on conquiert nuit après nuit, juste la dévoration de la peau, juste aller — former commerce charnel avec le temps.
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entrées maritimes
mercredi 6 octobre 2010
Haunted Ocean (Max Richter)Un po’ di pace basta a rivelare
dentro il cuore l’angoscia,
limpida, come il fondo del marein un giorno di sole. Ne riconosci,
senza provarlo, il male
lì, nel tuo letto, petto, coscee piedi abbandonati, quale
un crocifisso - o quale Noè
ubriaco, che sogna,Il suffit d’un instant de paix pour révéler,
au fond du cœur, l’angoisse
limpide, comme le fond de la merpar un jour de soleil. Tu en reconnais,
sans la ressentir, la souffrance,
là, dans ton lit, poitrines, cuisses,et pieds relâchés tel
un crucifié — ou tel Noé
qui rêve en son ivressePier Paol Pasolini, Le Ceneri di Gramsci
La mer toujours recommencée — mensonge : de la vague crachée jusqu’aux pieds, ce n’est que de la vague encore, rien de neuf : toute cette écume des choses dissimule une sorte d’agonie perpétuelle qui continue, encore et encore.
La nuit, deux mains agrippées l’une à l’autre, deux corps l’un à l’autre, cherchent à rejoindre. Respirant le souffle de l’autre, voulant sans doute quelque part retrouver à la surface du corps ce qui pourrait défier le pli continu des vagues : atteindre un commencement, une histoire qui pourrait commencer — haletant dans le noir, toujours dans le noir pour ne pas avoir à reconnaître à qui appartient ce corps, espérant sans doute l’échanger sous la noirceur et jusque dans le cri, cherchant encore, ne désespérant que sous le jour, et recommençant quand la nuit revient, rejoignant nuit après nuit, quelque part qui n’a pas de lieu : on appelerait cela le commencement de soi, mais ça n’a pas de nom.
Les peaux reposées l’une sur l’autre, dans le noir toujours, dans le silence, les cris dehors annulés par les cris au dedans qui battent une sorte de ressac qui voudraient de l’un à l’autre passer de l’autre côté : sur le sable, la mer efface les traces et dans le lit, la fatigue qui ouvre le jour en grand. Le soir, les corps prendront forme dans la nuit pour trouver l’espace et le temps où commencer enfin : on ne rejoint pas ; on ne rejoint jamais.
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deux villes
mardi 5 octobre 2010
Rue des Marais (Dominique A, ’L’Horizon’, 2006)La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mme Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! comme les années.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann (’Noms de pays : le nom’)
Deux villes : sur la rive basse, les maisons alignées les unes à côté des autres, la grande cohérence d’ensemble, le temps perçu de loin dans sa ligne pure et claire, les livres alignés dans la bibliothèque par ordre alphabétique, les reflets de mon corps sur l’écran qui l’écrit : les volets à peine baissés pour laisser passer le jour qui ne fait que monter.
Sur la rive haute au contraire, dressée comme une échelle, la ville sans ordre, toujours dérangée, défaite comme un visage au réveil après trois heures de train, et ne rien trouver à la même place, jamais, toute une vie dans un sac, les nuits blanches, autels renversés, conversations par bribes toujours interrompues, reprises dans l’interruption même à plusieurs semaines d’écart ; l’écran pour seulement regarder des films, des vieux films surtout, entourés de l’éclat de leur première fois pour moi — par exemple : voir Le Mépris ce matin, dans le bouleversement des six heures de l’aube.
Rien de part et d’autre du fleuve : les ponts imaginaires sur lesquels on pourrait danser ont été retirés par des puissances étrangères — tête lourde ; sentiment ce matin de la relativité des choses avec une si grande évidence, une si profonde violence que le ciel, le livre, le travail, le désir : tout cela s’est mêlé dans la même profusion, le même regret (celui destiné aux choses qui n’ont pas encore été accomplies), la même précieuse angoisse qui ressaisit avant de se précipiter dans son propre reflet, quand sur la marche raide du pont, on voit les deux villes répandues dans le noir, et le bras du fleuve qui les écarte.
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comme d’un mort son visage
lundi 4 octobre 2010
Death to birth (Michael Pitt, ’Last Days’)Narcisse fut heureux, mourant sur la fontaine,
Abusé du mirouër de sa figure vaine :
Au moins il regardoit je ne sçay quoy de beau.L’erreur le contentoit, voyant la face aimée :
Et la beauté que j’aime, est terre consumée.
Il mourut pour une ombre ; et moy pour un tombeau.Ronsard, Sur la mort de Marie
N’approcher cela qu’avec la plus infime prudence ; on risquerait plus que soi. Ne parler ni du mort ni du visage, ni de ses dernières paroles, ni des paroles qu’on irait prononcer au-dessus de ses yeux fermés, ne rien dire qui pourrait. Aucune certitude, jamais. Et relire La prisonnière (ai-je lu cela une fois ?), ce soir, comme par hasard. Aucune volonté, pas même la dernière.
Comme je relis les notes de ce journal pour cause de mise en page et archivage — raison peu valable, mais pourquoi au juste garder ces pages ? — j’assiste très souvent au souvenir quand il se défait : telle ou telle note, ce qui l’a provoquée, ce qu’elle a conduit — je m’en souviens : mais pour quelques unes comme celles-ci, combien m’échappent totalement, s’effondrent comme des vieux livres qu’on effriterait en voulant tourner les pages. Mémoire de sable, mémoire liquide comme du sable.
Je suis définitivement tout traversé de l’oubli dont mes phrases sont faites — rien à faire, et ce que j’écris à l’instant s’efface à mesure : le jour qui s’ouvre ne fait que mesurer la profondeur du soir, c’est tout.
De la vie par milliers pourtant, je le pressens — cependant quand je me penche, c’est autre chose que ma vie que j’ai écrit : autre chose qui ne m’appartient pas, que je reconnais à peine, comme d’un mort son visage sans expression : qui ouvrirait les yeux et parlerait.
Mourir à soi comme de l’aimée : je n’aurais rien à dire, n’ayant de ma vie que des fractions mortes à résoudre sans table — alors de préférence, choisir le présent :
ne pas se relire, ne pas se juger, n’estimer du silence de soi à se lire que le moment où il se rompt : mourir n’appartient pas à soi, non, mais à celui qui le regarde : et continue de voir quand l’autre est déjà mort. Et s’abîme de sa propre mort qui se poursuit sur la vie : dire cela malgré tout, n’approcher cela qu’ainsi : le plus simplement possible.
Sur la surface des cendres, ce qui brille n’a pas de prix : écrire, à l’arrachement de la terre sa plus précieuse lumière, et quand on tend l’oreille, quelque chose crépite et vibre. On pose la main à plat sur elles, on se brûle à ce corps qui devient le nôtre : la douleur nous tient vivant, éveillé et vivant.
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mémoire du feu, journal
samedi 2 octobre 2010
Who by Fire (Leonard Cohen)Passion
Feu
Roman-feuilleton
Journal
On a beau ne pas vouloir parler de soi-même
Il faut parfois crierJe suis l’autre
Trop sensibleAoût 1913
Blaise Cendrars, Du Monde entier (’Dix neuf poèmes élastiques’ ; Journal)
La découverte de cette ville, c’était d’abord sa lumière, le soir quand elle s’éteint : j’ai appris avec le temps — un an maintenant, ou presque —, que ça ne durait que l’hiver : dès octobre cela commence, et jusqu’en mars : comme des crépitements silencieux en expansion jusque décembre, puis le phénomène se détend avant de se dissoudre peu à peu avec les premières nuits du printemps. En avril, la nuit se lève trop lentement pour qu’on voit le jour tomber.
Ainsi, ce serait cela, un journal : noter le temps que prend la lumière pour tomber sur soi — et cela suffirait à rédiger mes propres colères, tristesses, petites joies. Mais je rêve d’autre chose. Éphéméride dérisoire qui n’appartient qu’à moi — pourtant en mesurant telle hauteur, et par l’ombre portée sur telle ville, on trouverait non pas des traces de moi, mais comme la ville laisse l’empreinte sur mon corps qui va l’écrire en retour.
Avoir Breton toujours comme exigence :
Je dis seulement que je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, que de la part de tout homme il peut être indigne de cristalliser ceux qui lui paraissent tels.
Feu du décor en lequel s’enveloppent plus que des souvenirs : des formulations sans cesse renouvelées, contradictoires, de cet instinct des rues que je cherche pour pouvoir être plus vivant — l’éclair me dure : si je devais perdre la mémoire sur le champ, je lirais ces pages et je n’apprendrais rien de moi, mais je serais au même point que maintenant dans l’apprentissage de cette lumière par laquelle je regarde mes mains et le visage des passants : cela suffit. Ensuite, crier.
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Entrer, sortir. Une échappée poétique_
Geneviève Dufourvendredi 1er octobre 2010
I’m Not Yours (Angus & Julia Stone, ’Down the Way’, 2010)
J’ai quitté ma country doucement comme on sort la nuit d’entre les draps pour ne pas réveiller l’homme qui sommeille tout près. J’ai marché sur les trottoirs avec une fausse rêverie : devenir autre. Et puis, j’ai rencontré Arnaud. Il se dirigeait en sens inverse. Je crois qu’il cherchait la clôture de bois cernant la plaine. Il cherchait le monde écrit. Il ne m’a pas reconnue. Il a poursuivi son chemin. Petite ombre lointaine. Visage évanescent. Je me suis retournée, ai continué ma route. Que des quadrilatères. Des géométries géantes. Des structures de métal avec au centre, un arbre planté bien droit, l’écorce fraîche, blanche et appétissante. Il y avait un arbre à pain qui générait de belles solitudes. Une pâte ronde et chaude. La secrète splendeur du pain est la même que celle qui rôde à cette heure-ci dans les eaux limitrophes ceignant ma country natale. Le pain qu’on se met en bouche, que l’on rompt, qui se disperse sur la planche puis dans nos mains. J’y vois de bonnes choses pour la poésie. Les espaces latéraux sont fondés sur des terres de pain, de brume et de sel.
Car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.
Francis Ponge
Je crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie.
Anne Hébert
Et c’est ainsi que la cowgirl dorée est sortie de sa country par une nuit pluvieuse. À cheval sur septembre et octobre. De sobres montures. Elle est sortie quelque temps. Elle a fait des rencontres : le pain, le métal, la poésie, les géométries singulières. Elle a fait connaissance avec la silhouette d’un écrivain. Puis, la cowgirl est rentrée, s’est silencieusement glissée sous les draps comme on dépose une cigarette soyeuse entre nos lèvres, comme on entre dans une baignoire brûlante.
Geneviève Dufour
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #15, j’accueille Geneviève Dufour — qui tient depuis août 2008 le blog le monde écrit, nom merveilleux, et textes qui ne le sont pas moins, dans l’approche de soi d’une sensibilité extrême, du quotidien et de ce qu’il dépose de profond, d’inaccessible, et de brûlant. Sorte de vue sur une écriture dans la relation intense qu’elle tisse avec la vie : dans le désœuvrement parfois, la mélancolie puisée dans la joie même ; et puis les lectures, la musique, tout ce bruit de fond du monde qui crée l’appréhension des choses, cela mêlé et traversé de belle force.
Le mois dernier, j’échangeais avec Stéphanie Khoury, qui habite la même ville que moi — aujourd’hui, c’est de l’autre côté de l’atlantique que nos vases communiquent : les liens qui se tissent ne connaissent pas de frontières.
Ce n’est pas la première fois que je laisse ici ces pages à des écritures venues de ces fuseaux horaires, et je crois dire qu’elles ont été signes d’amitiés et de partages véritables : lire les échanges avec Annie Rioux, ou Mahigan Lepage. Le Canada / Québec est pour moi un étrange désir : une terre, une langue, à la fois radicalement autre et même, un ailleurs possible.
Je n’ai jamais traversé l’Atlantique autrement qu’en lisant ces blogs frères ; manière de jeter les ponts avant de les traverser ? Sans doute. L’échange est en tout cas, sur ce point aussi, d’importance pour moi.Merci à Geneviève pour l’accueil sur son blog
Et suivre d’autres vases communicants ce mois — tout cela sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
– François Bon et Daniel Bourrion
– Michel Brosseau et Joachim Séné
– Christophe Grossi et Christophe
– Christine Jeanney et Piero Cohen-Hadria
– Cécile Portier et Anne Savelli
– Juliette Mezenc et Louis Imbert
– Michèle Dujardin et Jean-Yves Fick
– Guillaume Vissac et Pierre Ménard
– Marianne Jaeglé et Jean Prod’hom
– David Pontille et Running Newbie
– Anita Navarrete-Berbel et Gilda
– Matthieu Duperrex
– Geneviève Dufour
– Jérémie Szpirglas
– Maryse Hache et Candice Nguyen
– Nolwenn Euzen et Olivier Beaunay
– Lambert Savigneux et Brigitte Célérier -
dans l’état de l’apparition
jeudi 30 septembre 2010
Atrocities (Antony & The Johnsons, ’Antony & The Johnsons’, 2004)
Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition.
Marguerite Duras, Émily L.
Je ne me souviens plus si j’ai dormi — en rentrant tard du théâtre, c’était minuit, pile le lendemain, alors ça ne servait à rien de dormir, prendre des forces (pour quel jour à venir, puisqu’il était déjà là ?). Relire la même page plusieurs fois, Duras, cela faisait longtemps, peut-être deux ou trois ans (je crois m’être dit il y a deux ou trois ans que c’était la dernière fois que j’étais capable de lire ces livres : j’avais tort).
Je me suis posé sur le lit, et j’ai regardé le noir le temps qu’il se défasse, c’est tout : quand j’ai ouvert les yeux, le réveil sonnait déjà, peut-être depuis plusieurs minutes. Je me suis levé machinalement comme on descend des escaliers, une marche après l’autre jusqu’en bas.
Quelques heures avant j’étais au même endroit, et je remontais la rue ; maintenant que je la descends habillé comme hier, je ne suis plus sûr de l’endroit d’où je viens, et où je vais : de la nuit froide et de son rêve, du théâtre encore, du train de nouveau, et de quelle ville je suis issu pour dans quelle autre ville émerger ensuite.
Dehors, l’aube était dans le même état que la nuit d’hier, salement éclairé par les lampadaires de la rue Nollet. La même nuit droite à descendre jusqu’à la Place Clichy, et le métro, et le train, et dans la nuit le même dehors qu’hier. La seule chose qui change, c’est que je tire une valise derrière moi — quelques livres, et quelques affaires, l’ordinateur, c’est tout : si je devais partir pour un pays lointain de l’autre côté de la terre, je n’emmènerais pas autre chose sans doute.
Ma montre est maintenant définitivement arrêtée : j’ai fini par me résoudre et positionne les aiguilles à minuit, ou midi : comme cela impossible de savoir. À Montparnasse il faisait jour. Trois heures plus tard à Saint-Jean, c’était déjà dans le pli de la journée qu’on se pressait, et les retards qui se voyaient sur les visages. Je me souviens d’une certaine pesanteur dans le corps mêlée d’une euphorie douce et légère, comme après les nuits blanches d’adolescents, et je pense au rêve de cette nuit que j’ai oublié sans doute parce que je ne l’ai pas fait —
je me souviens aussi que la dernière pensée que j’ai eue avant de sombrer avait été pour le rythme obséquieux des applaudissements pendant le rappel à la fin de la pièce, quand après un certain temps tous se mettent à frapper des mains en cadence ; sous mes yeux de spectateur, la couleur de la pièce qui passe comme au soleil et qu’on ne reverra plus, les masques redeviennent des visages, et ensuite, la nuit, toute seule, qui vient — bat au rythme désuni d’applaudissements adressés à la fin.
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sillons
lundi 27 septembre 2010
Creep (Scala — reprise de Radiohead, 2007)Sous les seins de la terre hideuse
Dieu-la chienne s’est retirée,
des seins de terre et d’eau gelée
qui pourrissent sa langue creuseAntonin Artaud, L’Ombilic des Limbes (’Avec moi dieu-le-chien’)
Traces qui dessinent une route (c’est le mouvement qui a dessiné le chemin, et non l’inverse) : mais aux sillons superposés, dans la même direction pourtant évidente, mille chemins, mille petites routes à l’écart insensible, mille possibilités de prendre la route — et chaque pas que je fais rend possible un autre chemin, improbable la destination : seule solution : inventer un sillon, un autre, un dernier, un qui serait là par-dessus tous les autres, visible, possible :
devant la route, nécessité qu’on s’y répande et qu’on trace ces sillons, qu’on les trace plus profondément encore : qu’on creuse et creuse juste avec ses mains d’enfants, la retourner sur elle-même, et on viderait la terre rien qu’avec ses mains, une pelle et un seau — on la remplirait de terre neuve d’avoir été retournée et disposée de ses mains, de ses mains d’enfant
et on se souviendrait alors que le poème est tout entier fabriqué d’un vers qui sillonne dans la langue, creuse et creuse dans le corps même du monde un retour toujours nouveau quand on le prononce, et comme j’aimerais, oui, dans cette terre-là me retourner en faisant basculer avec moi l’axe de la terre (d’une partie de la terre seulement, peut-être que ça suffirait) ;
envie d’y retourner et de la mordre à pleine dents, mâcher des cailloux pour — sept fois sa langue avant de parler — retourner en elle les endroits morts, les enfoncer dix pieds sous terre tandis que ce qui était dix pieds sous terre affleure maintenant à la surface :
et si je n’ai que des mains d’enfants, et pas même une pelle, un seau, qu’en faire qui pourrait changer la forme de la ville, la creuser à un endroit (un endroit suffirait sans doute, et si je parvenais à désigner cet endroit, peut-être que j’accepterais de m’y enterrer) — si je parvenais à nommer un endroit neuf de la terre ; mais on dit que la terre a été découverte dans son entier, et chaque espace nommé, loué, vendu : et si je parvenais à trouver, dans un coin, un endroit plus reculé, et que je pourrais le nommer et le creuser (qu’il n’en reste rien), je serai justifié, oui ;
langue creuse qui ménage autour d’elle un sillon d’où prend naissance ma vie peut-être : sûrement — j’ai mes mains d’enfant, et toute une vie pour le savoir.
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des écrans
vendredi 24 septembre 2010
Lay Your Head Down (Keren Ann, ’Keren Ann’ 2007)C’est si dense, ici, tout, même le vide où l’on va, immensément étirée, malheureuse, présence entre l’indéfini et l’infini, d’abîme en abîme
Cette densité est déjà une réponse. Ne m’en demandez pas trop, quoique loin de terre, je suis plus loin encore du centre.
C’est pour cela qu’il est tentant de se faire des écrans, si transparents soient-ils.
Mais comme j’abattrais les miens, si vous veniez enfin.Henri Michaux, Face aux verrous (XII. L’Espace aux ombres)
En perpétuel chantier. S’impose à moi à date régulière le recommencement : tout à reprendre (tout à redire). Envie pourtant seulement de n’avoir qu’à prolonger.
Quatre jours à Paris et deux jours ici (il m’en manque un, toujours, que je perds quelque part, dans les métros, les trains, les lits.) : un soir au théâtre, un autre à me perdre aux Batignolles — mais aujourd’hui, impossible de transférer les photos, la ville n’a pas eu lieu.
Pendant que j’étais à Paris, la ville ici s’est avancée : la route dont je surveille les travaux mord maintenant sur la rue qu’elle va relier. Je mesure chaque centimètre pris sur le vide (un square jadis) : corps qui gagne sur lui-même.
Je n’aime pas les allégories — j’ai cependant l’impression d’avoir trouvé là une image juste de cette vie que j’emmène entre deux trains, que je n’arrive pas à suivre, mais qui finit par produire des intersections, par rejoindre. (Belles rencontres cette semaine, des véritables).
En cette rentrée, on amorce des rituels (des heures qu’on inaugure, comme celles des levers le lundi pour prendre le bon tram, puis le train, la ligne 6, et rejoindre l’Université : n’en retirer que de la fatigue pourtant : la première répète toutes les autres qui vont former cette année) : quand je reviens, je sais que je trouverai la route en même place, mais plus loin ; un jour je marcherai pour traverser ; une nuit, m’allongerai de tout mon long sur elle.
C’est si dense, ici — de moins en moins envie de revenir sur moi : ces pages de journal ne font qu’imparfaitement inventer ma vie en retour, après coup — et je laisse le principal (les corps, les désirs) : je rêve seulement d’échanges qui se passeront de moi : nous parlions sans parler, affluant l’un vers l’autre. Des affluents, que des affluents, oui.
Tentant, alors, de se faire des écrans — mais pas des écrans de fumée : pas des écrans non plus comme ceux de nos ordinateurs (fatigué de plus en plus de ces clivages : envie seulement de dire : on écrit sur ce qu’on trouve devant soi ; si c’est des grottes, on creuse les grottes avec de la terre ; si c’est du papier, on le noircit pareil ; et si c’est de l’écran, les lignes se poursuivent : fatigué de se justifier.)
Les seuls écrans valables, ce sont ceux qu’on traverse (on peut choisir le pas de danse pour franchir) : on bascule de tout le corps, les mains et les poignets en avant ; et quand on est de l’autre côté, tout ruisselant, peu importe que le sang soit le nôtre ou pas, celui de notre peau ou celui de l’écran : peu importe : on se rapproche du moment où les fictions prennent corps.