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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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mouvements de foule
samedi 5 février 2011
Spiracle (Soap & Skin, ’Lovetune For Vacuum’, 2009)
Chacun ses pieds
dans ses paschacun ses larmes
au large des yeuxchacun sa main
dans l’aumônedans le trois-mâts
chacun ses rêvesson mal de poudrerie
dans ses désirsson mal de nébuleuse
dans ses penséesGaston Miron (L’homme rapaillé, ’Influences’)
Foule nombreuse dans le crâne quand on marche pour aller nulle part vraiment, ni pressé, ni là, seulement d’être là, seulement foule, et puis.
De marcher dans la rue mais en file indienne, en piétinant, comme s’il fallait faire la queue pour accéder à quelque chose ; alors on s’attendrait presque à payer à la fin de la rue et pourtant il n’y a rien — que la rue qui continue mais soudain vide et pourquoi là.
La même foule nombreuse en soi est dehors alors ça ne choque pas, on s’étonne juste de la trouver là, étalée, immobile presque ; c’est insupportable à s’enfuir ; quand j’irai me réfugier dans le cimetière pour me dépeupler intérieurement, il y aura toute une autre foule, de silence et de terre, et dans le vent, des phrases qui tombent, que je viendrai ramasser et noter à la volée lorsque je serai de retour chez moi.
john bonham dans la tête, et rien qui appelle au dehors
ou bien
lautréamont dans les mains, qu’est-ce qui saigne dans la bouche quand ça parle
et encore
la pérouse dans la jambe, mais quand reviendra-t-il, mais au moins le veut-il
mais aussi
soleil dans le dos qui gratte mais ne livre que ma peau morte
et donc
koltès dans la bouche, réciter cela comme du racine : et sa mort, à mes yeux dérobant la clarté rend au jour qu’ils souillaient (toute sa pureté)
puis, enfin :
michaux respirait, et de la même manière que tous, mais l’air qu’il soufflait a disparu dans les plantes
Des foules que je ramènerai à moi, dans la soif des carnages (impossible de ne pas penser au bruit des corps qui tomberaient), je dirai le mouvement qui bat et me déporte : y mordre profondément pour ne pas avoir à y rester.
Quand je me dégage de tout ce flux de corps comme inertes, je saisis combien mon appartenance aux êtres est fragile, menaçante, arrachée de justesse à la violence des villes.
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Il n’y pas si longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux
lundi 31 janvier 2011
I Swam out to Sea - Return (Max Richter, ’Waltz With Bashir (BO), 2008)
Alors les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons, la perte, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’en aperçoivent pas.
De ce qui vient et revient à même hauteur, du jour, cette lumière qui passe la fenêtre pour me montrer mes mains tapant à la surface des touches ce qui saurait dire la hauteur et la force de cette lumière, vient et s’en va le rythme aussi lent que profond d’une respiration qu’on dirait extérieur à mon corps même, ainsi je suis devant la mer, devant l’écran et la ville.
Tempêtes, sœurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas la beauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, au sein mystérieux ; habitants des sphères ; univers entier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificience, c’est toi que j’invoque : montre moi un homme qui soit bon !
Des semaines que je n’ai pas pris de photos, et quand je me penche sur le calendrier de la machine, dans l’ordre des choses étalées par la suite des photographies qui sont pour moi une mémoire sûre, à la date du 31 janvier, je trouve cette série prise au Cap, neuf photos à même place lancées sur une même minute ou presque, et disant ou cherchant ou accompagnant le battement irrégulier des vagues : et je suis devant elles comme à ce jour.
Laisse moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesse infinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillent dans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas.
Ignorant des traces qui me demeurent et me figent dans la reconnaissance de ceux que je croise, de ceux que je vois de temps en temps mais me savent et m’appellent par le même nom depuis toujours, c’est bien que quelque chose demeure oui ; mais ce n’est pas ce visage, ni ces mains, ni le prolongement du corps dans le corps, c’est autre chose, qui tient au regard (peut-être) et je me tiens peut-être devant la vague ainsi que devant moi, toutes ces années qui me restent, ou qui me suffisent, qui m’attendent ; et cette lumière qui ne part pas de mes mains : ô, être Lady Macbeth les deux poignets plongés dans une bassine d’eau chaude et frottant frottant le sang qui ne partira plus.
C’est pourquoi, ô peuples, quand vous
entendrez le vent d’hiver gémir sur la mer et près de ses
bords, ou au-dessus des grandes villes, qui, depuis longtemps,
ont pris le deuil pour moi, ou à travers les froides
régions polaires, dites : « Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui
passe : ce n’est que le soupir aigu de la prostitution, uni
avec les gémissements graves du Montévidéen. »Appartenir à ce siècle qui ne se terminera pas, qui ne commencera jamais qu’en finissant l’histoire qu’il n’a pas accomplie : jours morts comme autant de récits qu’il suffirait de cracher, mais dans la bouche, est-ce que je possède la salive pour dire le récit du monde qui l’achèvera : je le veux pourtant, je le veux : et dans la mer, l’écume que ça formera, et dans la mer, l’écume qui la fera disparaître : je suis, dans le sable, une trace de pas que je recouvre.
Au clair de la lune, près de la mer, dans les endroits
isolés des campagnes, l’on voit, plongé dans d’amères réflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises, fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement, court, vient, revient, par diverses formes, en
s’aplatissant, en se collant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté sur les ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissait étrange ; maintenant, j’y suis habitué.Relever dans les Chants de Maldoror ce simple mot de mer ; à la page 40 sur près de 400, j’en ai autant que de photographies : ce n’était donc pas suffisant. J’aurais pu tenir encore, le pas gagné sur ce banc de sable, et prendre et prendre encore, comme aux dernières secondes d’un acte de chair inavouable, au désir arraché dans la violence quelque chose qui aurait continué le temps, ce soir : plusieurs autres minutes qui auraient formées une heure, aurait suffit à scander le mot de mer, et voir à chaque image combien la photo aurait nommé en retour le mot : comme elle l’aurait sauvé.
Nul, n’a encore vu les
rides vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figure
maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou au
rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes
montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand
j’avais sur ma tête des cheveux d’une autre couleur.Des vagues, l’une après l’autre, qui donc, oui, qui dira la fascination de l’incessant qui toujours déplace les lignes ; la mer au milieu de la mer, quelque chose qui ne commence et ne s’arrêtera pas tant qu’au milieu on adopte le point de vue d’un point fixe ; mais qu’on se tienne dans le milieu, et on devient le mouvement, soudain et pour toujours — d’un trente et un janvier à l’autre, qu’est-ce qui s’est déplacé du monde ou de moi pour que je ne parvienne pas à mesurer la distance qui me sépare de l’amer, comment savoir si j’en suis éloigné, ou si je l’ai dépassé ?
Assez sur ce sujet. Il n’y pas si longtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, et mes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille. Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, dans cette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissez pas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard de soie !
Ce toit tranquille : de la mer-cimetière de Valéry, ou de la mer-forêt de Gracq, avec sa chevelure de femme qu’on envelopperait dans des draps pour faire tomber la fièvre — où suis-je allé ? et toute cette blancheur de bave répandue, alors sur mes plaies, seulement y répandre du sel, quoi faire d’autre : ainsi comme écrire est traverser dans le souvenir vécu les douleurs éprouvés pour en mettre à mort sa vie et pour en s’y plongeant lui survivre enfin, lui survivre peut-être : comme écrire et s’y affronter, longer la verticalité des choses, suivre la latéralité de l’horizon qui devient la surface entraînante une seconde après les autres les vagues jusqu’à la dernière et que tout cesse.
Je veux mourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur la montagne… les yeux en haut, non : je sais que mon anéantissement sera complet. [1]
Et tu m’as dit comment c’est pour toi de descendre dans l’eau tu sens aux tempes les battements s’affoler à mesure que la pression dans la poitrine augmente et que chaque seconde le souffle manque et manque encore : et dans le manque grandi, ce désir de fermer les yeux comme dans le corps de l’autre, et la jouissance au bord de ne plus respirer tu dis la jouissance où l’eau reflue sur la peau hérissée de froid et soudain, avec la libération en surface, tu dis aussi le regret de la mort ; non, pas le regret : sa nostalgie : et tu dis alors ignorer si c’est la lumière ou l’air qui te fait respirer finalement ; mais la mer, la mer toujours recommencée quand tu te dresses ; le monde basculé roule sur lui-même à force de mer, et la main qui écrit, cette main qui écrit cela, le fait dans le mouvement de poignet qui obéit en tout à chaque soubresaut de mer, puisque chaque mot en émane, chaque mot lui revient.
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ces moments de veille
dimanche 30 janvier 2011
Horses In My Dreams (PJ Harvey, ’Stories From The City, Stories From The Sea’, 2000)
Toute chose d’obscurité me parle de ton éclat
Les pièces à tâtons traversées
Les veuves
Le bitume au fond des navires
L’eau des mares
Les olives noires
La croix des ailes de proie au-dessus de la neige où tourne
Une cordée à bout de forces
Les souliers d’un mort
La haine aux ongles de nuitAragon (Elsa,1959)
Dans tout ce battement de portes entre mes villes, entre les endroits de ces villes, ces positions de mon corps entre choses dues, instants massacrés d’avoir à leur plaire, dissolution des possibilités de mon passé, dégagement des minutes à venir dans les années qui viennent : rien qui me concerne, ou si peu. Dans les contraintes sociales, morales, secrètes, intimes, où est ce qui tient lieu vraiment de la vie, et où ce qui n’en est que l’excuse, le prix à payer pour — où, dis moi ? Moi, je ne sais pas.
Je n’ai pas ma part dans l’immense majorité des heures ; me laisse conduire ; mais pourtant je sais dans quel pays intérieur vit ce qui importe le plus, oui.
Dans les rêves, il y a ces moments d’état de veille plus âpres où l’on sait que l’on rêve, mais où l’on continue tout de même les bizarres tractations qu’il impose, les marches les noyades les chutes du haut des immeubles les baisers ; dans l’esprit pourtant alerte, on le sait, alors ça ne compte pas — on n’est plus concerné par le récit que forme cette fausse réalité battue contre le corps.
On se réveille ; oui, ça ne compte pas — la preuve, on est réveillé, la preuve : on a oublié, on est dans la marche véritable du réel, insoumis, irréfutable, malade.
Mais je connais de tels moments, comme cette dernière semaine, où en plein cœur de ce qui est sensé être la vie, je me sens écarté (non pas : je le suis), l’essentiel ailleurs.
Par exemple : la place de tel adjectif ; la scansion des virgules posées au plus juste ; surtout : l’échange fraternel saint-Eustache, la lumière de l’allée André Breton près des Halles, quelques lignes qui justifient le dessin, mais le dessin, on ne le voit plus : je suis soudain une de ses lignes. La feuille de papier tendue par le monde, elle, m’ignore, et je l’ignore, et vite le dernier métro, je cours.
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mise à jour (et faille de sécurité)
mardi 25 janvier 2011
The Snow It Melts The Soonest (Sting, ’If On A Winter’s Night...’ 2009)
« La neige couvrait la terre. »Nerval
C’est en exergue du livre de Novarnia, Devant la parole, livre qui m’a tenu tout le jour éveillé devant lui, cette phrase de Nerval, dont je ne cherche pas la source, et qui reste là en avant et comme par-dessus le reste.
Dix jours loin, donc, de ces carnets ouverts, où d’habitude lire et écrire comme devant la parole justement, celle que tient le monde dans ce qu’il fait dérouler, en laquelle il m’enveloppe — dix jours loin, et dans le silence, la lecture sans retour.
Et précisément aujourd’hui de retour, puisqu’il en faut un, ces tâches quotidiennes — le matin, mise à jour : l’ordinateur au lancement a eu besoin de reprendre pied aussi : pendant ces dix jours, le monde hors-champ avait donc continué.
Mise à jour de soi-même aussi, de ses propres tâches non pas quotidiennes (mais quel est autre mot, qui dit l’incessant, le jamais clos, le but repoussé à chaque pas de sorte qu’il devient la marche même ?)
Et puis, ce soir, impossible de mettre à jour le site — demeure l’ancienne version vulnérable. Pendant dix jours, je l’avais laissé en proie à ce que le jargon nomme une faille de sécurité. Et puis, j’essaye d’y remédier, je n’y peux rien, malgré les aides, bute, échoue à. Un soir de plus finalement à passer dans la faille de sécurité.
Est-ce que ce n’est pas le risque de toute manière, que je prends ? Ici plus exposé que d’habitude, mais tout de même. Quand on se donne là, le risque, comme on dit, de tout perdre ? Mais qu’est-ce que je perdrai au juste ? Tout, oui. Puis du reste, qu’en faire ? — le vieux mot du poète quand il se tient dans la faille justement :
Tout à reprendre. Tout à redire. Et la faux du regard sur tout l’avoir menée ! ...
N’ai besoin ni d’être poète ni de vieux mots pour sentir la coupure, la faux du regard, l’avoir qui n’est toujours que concédé, toujours sur le point d’être repris, toujours dans le besoin d’être arraché, ensuite.
Le bruit de la neige au loin. Les pas qui s’effacent. La pluie blanche de décembre, qu’en reste-il ? Ce soir, le trottoir est sec, et le coucher de soleil sans lumière. Ce soir, il n’y a pas de vent. Que de la terre qui couvre de la terre. Et demain ; ce soir il y a demain.
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laisser les pages ouvertes
jeudi 13 janvier 2011
Forward and reverse (Lady & Bird, ’La ballade of Lady & Bird (Live)’, 2009)
« Il neige en ce moment, c’est une neige mouillée, jaune glauque. Hier, c’était pareil - c’était pareil les jours d’avant. C’est cette neige mouillée, je crois, qui m’a rappelé cette anecdote qui refuse maintenant de se décoller de moi. Que mon récit soit donc sur la neige mouillée. »Dostoïevski (Les Carnets du sous-sol, trad. André Markowicz, 1992)
Je laisse ces carnets pour dix jours, sans y toucher.
J’ai besoin de ces temps sans, laisser les pages ouvertes.
Après plusieurs semaines vives, laisser tout cela dans le courant d’air.
Et puis, il y a d’autres ateliers ouverts, où la langue fraie, parviendra bien jusqu’ici un jour ; pages ouvertes aussi.
En attendant, tenir le pas gagné : aller.
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pas même la pluie
lundi 10 janvier 2011
Lonesome Road Blues (Old Crow Medicine Show)
Il passe de l’eau sur son visage
Et la laisse sécher
L’eau se relève comme un voile léger
Comme un visage qui disparaît fragment après fragmentQue d’absence
Abbas Beydoun (Tombe de verre, trad. Bernard Noël, 2007)
Je me retournerais bien, si j’avais le corps pour cela, et ce que je verrais de la route dessinée par mes pas aura comme le tracé donné par un homme jeune encore, qui ne sait pas son âge, et qui se perd, et qui ouvre les yeux.
Maintenant je sais que la route est ce mouvement, et son désir dans l’allure donnée ; une jeune fille passe — qui se dit : jusqu’où s’arrêter ? Et assis quelque part, je verrai son visage et ses mains, et pas même la pluie ne possède de mains plus petites ; je verrai partir ses mains emporter quelque chose en elles, de plus précieux que mon passé, de plus dur et de plus inutile que mon passé.
Peut-être que je suis sur le point de rentrer, je me dis : dans les rêves, les rues sont toujours vides, on ne demande jamais son chemin, le chemin est le temps même du rêve. Peut-être que dans ses mains, il y avait autre chose que cela. Des manières de violence pour supporter la réalité, des façons de faire violence à la ligne droite des routes, pour seulement pouvoir avoir la force de ne plus la supporter, et de laisser derrière la route, sa fatigue, l’année perdue comme une nuit à ne plus savoir la rêver.
Lorsque la pluie viendra, c’est pour laver tout cela, qu’il ne reste rien. Rien : que la trace de sa main sur la vitre à travers laquelle voir ce qui passe, ce qui bouge encore ; y reconnaître mon propre corps allant, rêvant un peu d’aller, de se perdre sur les routes qui portent son nom.
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dans le désir et la volupté
mardi 4 janvier 2011
Sorrow (The National , ’High Violet’, 2010)
L’HOMME : continue, faisant un geste en direction des tombes
ce ne sont pas des bêtises
ils ont vécu
et maintenant ils sont là
maintenant ils sont morts
maintenant il ne reste plus rien
de la plupart d’entre eux
bref silence
ils n’étaient rien
rien du tout
puis il y a eu deux êtres humains
qui
allez savoir comment
dans le désir et la volupté
en tout cas
oui il y a eu deux êtres humains qui
il s’interrompt, regarde une tombe
peut-être y-a-t-il eu un homme qui a pris
la mère de celle-là
dans un cimetière
peut-être dans ce cimetière
ici
c’est ainsi qu’elle a été conçue
LA FEMME
Dans un cimetière
toi alorsJon Fosse (Rêve d’automne, 1999)
Dans les cimetières, il y a l’air qui traverse d’une allée à l’autre et le silence que font les pas autour et quelques pierres ; des noms mais on ne les lit pas. Dans le cimetière des Chartreux, construit sur le couvent, il y a des mouvements de terrain si longs qu’on a l’impression que tout est en montée et quand je fais l’aller-retour j’ai l’impression d’avoir gravi deux fois une petite colline.
Je n’y amène pas l’appareil photo ; pour passer de cet endroit de la ville à l’autre, le cimetière est sur mon chemin : plutôt que de longer le tram dans ces longues avenues de bureau (ils ont construit le poste de police en face de la bibliothèque), ces grandes tranchées d’immeubles de verre, je coupe par le cimetière ; ce ne doit pas être un lieu seulement laissé pour ceux qui viennent pleurer un mort.
Dans les arbres, le vent qu’on entend est le même, et derrière les murs, les voitures aussi. Mais si je me pose pour écrire mentalement ce que je vois, je ne viendrai pas à bout de la première phrase car il me faudra parler de ce que je ne vois pas, les morts, dans le sol, dont je ne connais aucun visage.
Alors, je me lève rapidement, et j’évite leurs regards sur moi, je veux dire : en moi. Quand je sors par la grande porte, le vent est le même encore, et les arbres, et le bruit des voitures, mais j’ai le pas plus rapide et le crâne chargé de phrases impossibles que je n’écrirai pas.
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de peupler les dehors
lundi 3 janvier 2011
Falling down (Scarlett Johansson, ’Anywhere I Lay My Head’, 2008)
Le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins on ne te privera pas, même indigent.H. Michaux (Poteaux d’angle, 1981)
Murs éclairés, c’est qu’il y a quelqu’un, là, au-dedans des murs pour les habiter et pour dire "chez moi", ici c’est chez eux ; alors tout le reste, au-dehors, ce qui n’est pas chez eux pour qu’on puisse à notre tour l’habiter et dire : c’est donc ici aller, tout autour, et croiser les types comme moi, et les corps comme moi que je ne reconnais pas, et les filles comme moi qui m’ignorent passer et regardent les routes se construire, et moi sur ces routes aller devant, et plus loin aussi ; et continuer à s’y rendre pour en prolonger les bords ?
Il n’y aurait pas d’un côté la naissance et de l’autre : la vie, ce qui la suit : cause conséquence mensongère, ici comme ailleurs — mais comment on apprend à naître en cherchant des doigts les parois des routes sur le sol, et cherchant encore du corps entier, de la pensée tirant à elle les pensées, avec ce qu’on a d’insuffisance et de lâcheté pour les repousser elles aussi, comment on se naît à chaque caillou posé sur le sol pour s’y heurter, et comme on se relève sans aide, ni celle des types, ni des corps comme d’autres ombres des parois, ni des jeunes filles qui se moquent en te montrant du doigt, mais seulement s’agripper pour se relever aux murs invisibles dressant des horizons par centaines : ce serait là une manière de peupler les dehors ?
Des murs comme des rideaux qu’au théâtre on n’ose même plus tendre tant on n’y croit plus, à la séparation des gouffres entre le visible et l’invisible des fables, aux séparations de la vie et de la mort, à ce qui creuse en soi le passé et ce qui arrive, ce qui vient, est déjà là, et déjà passé ; des murs, comme on dirait des villes mais avec des pierres qui parleraient pour discuter les possibles aménagements : on n’aménage pas un mur, on monte sur lui, on dessine sur lui, on écrit sur lui — et les lumières qui l’éclairent de l’intérieur, qui pour dire : l’éteindre, et qui pour entendre : l’écroulement, imminent ?
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à cette heure qui n’en est pas une
vendredi 31 décembre 2010
Timewatching (The Divine Comedy, ’A Short album about love’, 1997)LE MONSIEUR. - On peut toujours dérailler, jeune homme, oui, maintenant je sais que n’importe qui peut dérailler, n’importe quand. Moi qui suis un vieil homme, moi qui croyais connaître le monde et la vie aussi bien que ma cuisine, patatras, me voici hors du monde, à cette heure qui n’en est pas une, sous une lumière étrangère, avec surtout l’inquiétude de ce qui se passera quand les lumières ordinaires se rallumeront, et que le premier métro passera, et que les gens ordinaires comme je l’étais envahiront cette station ; et moi, après cette première nuit blanche, il va bien me falloir sortir, traverser la grille enfin ouverte, voir le jour alors que je n’ai pas vu la nuit. Et je ne sais rien maintenant de ce qui va se passer, de la manière dont je verrai le monde et dont le monde me verra ou ne me verra pas. Car je ne saurai plus ce qui est le jour et ce qui est la nuit, je ne saurai plus quoi faire, je vais tourner dans ma cuisine à la recherche de l’heure et tout cela me fait bien peur, jeune homme.
ZUCCO. - Il y a de quoi avoir peur, en effet.
B.-M. Koltès (Roberto Zucco, 1988)
Arbitraire des jours qu’on suit l’ongle posé sur la ligne jusqu’à la dernière, attendant cette dernière pour tourner la page, docile et respectueux, et la dernière page pour recommencer le livre, servile et discipliné. Et ainsi jusqu’à ce qu’il n’y ait, non plus de livre, de livre il y en aura, on continue de les écrire tandis qu’on lis les autres, c’est une course perdue d’avance et c’est pourquoi on la mène, mais plus d’ongle du tout, et de main pour le faire avancer, et de souffle pour le porter, et du corps tout entier reposé sur lui, il ne restera que son poids mort sur la table, dans le compte des jours aboutis jusqu’au dernier, suivi bientôt par un autre, dans le décompte arbitraire qu’on n’a pas su mener.
On aura tout essayé pourtant : inverser l’ordre des choses, prendre appui sur la nuit blanche pour faire du jour noir le contretemps battu de la vie inessentielle. Vivre de nuit pour n’avoir pas la peine de voir ni le soleil ni la mort en face. Ou dormir sans heure ni repos, à n’importe quel moment du jour et de la nuit, pour avoir à se lever à n’importe quel moment du jour et de la nuit, mimer les représentations sociales quand la ville commence à fermer, ou au contraire ; mais cela non plus, ça ne fonctionne pas — un jour, un dernier jour vient se poser en travers des autres. Il faut passer au-dessus, tout l’exige. On bascule. Et derrière, ce n’est que le premier jour.
On rêverait de calendriers sans ordre ; on rêverait d’heures aléatoires. On rêverait de livre qui n’aurait ni terminus, ni terminal d’agencement des chapitres ; ni ligne, ni fin, ni début, ni hiérarchie. Quelque chose qui serait la vie telle qu’on pourrait s’y mêler, et parler dans sa bouche.
Sur le fenêtre transformée en miroir par le soir, on ne peut pas se voir tant qu’on prend la photo (on voit son corps se confondre avec les murs d’en face, son corps devenir pour le temps de la photo un morceau de la ville qu’on arrache à elle) : comme on ne peut voir son propre œil tant qu’on regarde. Comme le jour est sali d’appartenir à l’ordre qui les accomplit — on les écrit seulement, simplement, dans le désir de les défaire à cet ordre, les faire dérailler ; en disposer dans la haine des autres jours ne change rien à l’ordre arbitraire qui déroule l’histoire, mais cette violence de soi aux cérémonies du réel sauve, un temps, un soir ; un soir comme celui-là, un soir sauvé des autres soirs perdus.
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aube du soir
mardi 28 décembre 2010
At The Crack Of Dawn (Etienne Jaumet, ’Night Music’, 2009)« L’aube d’or et la soirée frissonnante trouvent notre brick au large en face de cette villa et de ses dépendances qui forment un promontoire aussi étendu que l’Épire et le Péloponnèse, ou que la grande île du Japon, ou que l’Arabie ! »
A. Rimbaud (Illuminations, ’Promontoire’)
S’il y a quatre coins de la ville, j’en possède deux : l’un à l’ouest, sur les toits des échoppes qui font ricocher l’horizon de la ville, irrégulière, changeante. L’autre à l’est, des immeubles de verre dressés dans leur laideur banale qui se voulait spectaculaire. Quand on passe à pieds auprès d’eux, on voit la saleté sur les vitres, on s’approche : ce n’est pas de la saleté, seulement l’usure des verres qui dessinent en cercle des couleurs passées.
À l’ouest, j’ai déjà dit (et plusieurs fois) les couleurs du soir lent ici, la mer n’est pas loin, qui étire jusqu’à la nuit des ocres tremblées, étales. Depuis novembre et jusqu’en mars. La découpe du ciel sur la ville en-dessous, le bruit d’aile du froid partout, et des armées, la fatigue.
Mais je n’ai pas assez dit, pas assez vu, l’autre fatigue plus grande encore. Celle de l’aube à l’est — de l’autre côté de l’appartement, la fenêtre tendue vers cette partie de la ville qu’on ne voit jamais. La journée, la lumière sera vide, blanche. Mais le matin, c’est autre chose : c’est comme si le matin projetait là en quelques minutes toute la lumière suffisante pour le jour avant de se retirer jusqu’à l’aube suivante.
Ce matin, de retour ici après dix jours, je suis en arrêt devant l’aube rouge qui me rappelle une autre, à distance, dans le plein air et devant les montagnes levées qui lançaient le jour plus haut encore et de plus loin. Cette aube-ci n’a pas le temps — en dix minutes, tout est fait, tout est là. La ville a tout absorbé. On n’a pas le temps de la voir, encore moins de la dire, qu’elle est passée comme les couleurs sur les vitres de cet immeuble.
Et pourtant, je suis là à l’écrire, j’ai main gauche la fenêtre de l’est ouverte sur l’aube rapide, et la fenêtre à droite de l’ouest prête pour le soir lent : entre les deux, l’écran ouvert ; capter les lumières ne sert à rien, mais prononcer sa vitesse, est-ce que je ne suis pas là pour cela ? Plutôt : est-ce que je ne suis pas cela, ce qui passe de l’un à l’autre, interception des heures, des durées différentes : le milieu où les choses prennent de la vitesse. Au milieu des choses où la vitesse prend de la lumière pour se faire et dire la formule : l’aube est un lieu du jour à durée successive.
Et qu’on parlerait en elle, dans sa bouche même, pour mieux voir, mieux dire — on participerait un peu de son prolongement, on permettrait le passage du soir à l’aube.
[1] _Lautréamont, Chants de Maldoror.