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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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marcher dans cette ville_
Stéphanie Khouryvendredi 3 septembre 2010
Perdre connaissance dans les rues : ne plus reconnaître les pavés foulés mille fois, comme si l’habitude les avait rendus nouveaux. Les souvenirs se dissipent, il n’y a plus de place dans la mémoire. Pourtant, toutes ces choses qui ne s’oublient pas — et que tu ne sais déjà plus si tu les as vécues — toutes ces choses paraissent loin.
Comme si un nouveau jour ouvrait sur une vie à chaque fois différente. Et pourtant — ce qui ne peut pas (encore) disparaître.
Sortes de voiles posées quelque part, fermant un chemin, emprisonnant une route.
Solution : errer dans la rue à la recherche de l’après. Déconstruire les barreaux, formuler des pas en avant. Reculer un peu, élan, courir — chanter, hurler.
Dans les rues connues, essayer toujours de ne pas s’étouffer. Pour cela : garder l’émerveillement du début (douze ans, première fois seule, tout est magique, même ce chat blanc, même ce mur sale). Effacer certains mots du vocabulaire, les mots du commencement n’ont plus lieu d’être, péremption passée.
Marcher sur les traces d’avant pour gommer les empreintes conservées par ces pavés. Ici une main tendue, plus loin un baiser timide, là une gifle. Tout cela remplacé par de la pierre entièrement neuve — tu as reconstruit la ville.
Stéphanie Khoury
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #14, j’accueille Stéphine Khoury — qui écrit sur le site collectif "regardailleurs", mais qui a aussi, et surtout, un espace propre, aussi simple qu’évident, réduit au plus juste : c’est ici.
On partage la même ville — mais là où cette vile est, pour Stéphanie, toute traversée de souvenirs, elle reste encore pour moi inconnue, neuve, sans mémoire. Quand elle m’a envoyé son texte, je n’avais pas encore écrit le mien, mais je savais déjà qu’il porterait sur cet oubli disposé par la ville devant nous — mémoire des rues qui n’a pas besoin de notre histoire pour se faire et s’abolir. Si ces échanges, de site à site, ont un sens, ce serait aussi celui de partager cet mémoire et cet oubli de nos villes.
Merci d’ores et déjà à elle pour l’accueil sur son blog
Suivre d’autres vases communicants ce mois
– Christine Jeanney et Pierre Ménard
– Joachim Séné et Jean Prod’hom
– Michel Brosseau et Christophe Sanchez
– Kouki Rossi et Florence Noël
– Anita Navarrete Berbel et Piero Cohen Hadria
– Maryse Hache et Florence Trocmé
– Anne Savelli et Loran Bart
– Daniel Bourrion et Brigitte Célérier -
dans son apothéose
mercredi 1er septembre 2010
Obscurément, dans les flancs du monstre, vous avez compris que chacun de nous doit tendre à cela : tâcher d’apparaître à soi-même dans son apothéose. C’est en toi-même enfin que durant quelques minutes le spectacle te change. Ton bref tombeau nous illumine. À la fois tu y es enfermé et ton image ne cesse de s’en échapper. La merveille serait que vous ayez le pouvoir de vous fixer là, à la fois sur la piste et au ciel, sous forme de constellation. Ce privilège est réservé à peu de héros.
Mais, dix secondes — est-ce peu ? — vous scintillez.
1978 (Sébastien Schüller, ’Happiness’ 2005)
Dedans, c’est aussi puissant que bref — des moments de certitude absolue vite recouverts par des longues plages de silence et de noir ; je veux dire : pas le noir triste des pensées mortes, mais le grand noir étalé devant soi des territoires inconnus dans lesquels on est tout entier bâti, et même plus souvent qu’à son tour traversé.
Et vivre pour ces seuls moments, moments aussi rapides que lumineux.
Impossible d’échapper à cette idée : le noir a plus de profondeur quand il est éclairé si peu de temps, mais si violemment, si évidemment.
Parce que dehors, c’est piétiné de toutes parts : c’est déjà dit déjà moqué, déjà bu comme recraché depuis toujours (postmoderne, le sujet moderne dépassé : mais par quoi ? Tout cela écœure et ne lasse pas : je n’y ai pas ma part, la refuse).
Dehors, c’est le bruit. On n’entend pas grand monde crier pourtant. C’est que le bruit recouvre tout.
Ce matin, à la radio — on cite un philosophe : internet est la poubelle de l’histoire. Savent-ils, ces deux penseurs, qu’ils citent alors Trotsky ?
Poubelle de l’histoire ? Pourtant, j’entends ces mots depuis internet précisément, où j’écoute distraitement la radio — ces mots que j’écris de nouveau sur internet (non pour en garder mémoire, mais pour mieux les en expulser) : carnets où je trace dans le jour passé la possibilité du jour à venir.
Le silence, le bruit, cette radio, et le jour : convergence en moi de bruits épais, épars, sans direction. Quel sens tout cela ?
Je ne le comprends que ce soir, quand de retour de la ville je lis Genet.
Texte du Funambule qui donne envie du réel pour mieux le mettre à mort : plusieurs évidences (qui sont pour moi comme de respirer : douleur et nécessité) : refuser toute origine, nier l’idée même de l’identité, n’avoir pour généalogie que dans l’impossibilité du passé — tâche de chaque jour, oui.
Écrire le jour, au jour le jour dans ces carnets, afin d’en oublier comme la raison d’être du temps à passer, et sur les flancs de l’oubli, aux restes silencieux de la parole, quelque chose comme — l’apothéose de mon propre présent.
Être contemporain de ma perte.
L’éprouver, au geste d’écrire le plus vif, exposer l’espace d’un instant (dans l’espace même de la page) la vie produite dans le frôlement de l’éblouissement, où la lumière se dresse dans l’aveuglement.
Crier jusqu’à trouver le son qui le dira — et nommer en puissance l’acte de dire : ce monde est mort, j’en suis son enfant.
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chaque jour suffit sa pierre
lundi 30 août 2010
As The Dawn Breaks (Richard Hawley, ’Truelove’s Gutter’ 2009)
N’ai jamais été sensible à la vieille légende de Sisyphe — sans doute à cause de la lecture de Camus, psychologisation ridicule [1] — : quand il s’agit d’envisager la succession du jour, un soir comme ce soir où la journée sera identique à demain, j’ai en tête les gros blocs de pierre des Bories, insensés, impossibles à dater (parce qu’élevés rigoureusement selon la même méthode : dès lors, comment savoir si tel ensemble a été construit il y a dix siècles ou dix ans) : une architecture sans progrès, seulement la trace plus ou moins visible de la pluie sur les pierres. Mais ici, il pleut rarement.
Lever 6h, ai assisté au jour, n’avais pas vu depuis longtemps (le printemps) le début du jour : marcher dans la première fraîcheur de l’automne, traîner un peu avant de rentrer, attendre que la dernière étoile s’éteigne : et quand j’écris cela à l’instant, la voilà qui s’allume de nouveau — décidément, le jour, c’est de l’espace différé, rien d’autre.
Bâtir la journée comme on déferait patiemment les blocs de pierre d’une maison, et le soir, on aurait comme un tapis de cailloux qui donneraient de quoi lancer une route — ou une sépulture, ou un barrage, ou une autre maison. On l’élèverait à l’identique : on y laisserait du sang sur les parois. C’est ainsi qu’on la reconnaitrait : c’est ainsi qu’on l’habiterait.
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sortie littéraire
vendredi 27 août 2010
Si le monde est ce vide, eh bien ! je suis ce plein.
First Song For B (Devendra Banhart, What Will We Be, 2009)
Rentrée littéraire, c’est écrit partout, à chaque table de la librairie, mais les livres que je cherche sont en vente depuis plus de trois mois, alors évidemment je ne les trouve pas — je ne trouve pas non plus le Dostoïevski ou le Vargas Llosa pour lesquels je suis venu — ; je reste un moment malgré tout, regarde les futurs cadavres bien serrés sur les étalages, et les bandeaux rouges luisants (rien de plus vulgaire que ces bandeaux) ; et pourtant ça n’a pas encore vraiment commencé, cette rentrée.. [2]. Dehors, c’est un temps de grand vent après les chaleurs écrasantes d’hier : je cherche à me rappeler le début du texte de Saint-John Perse, et bien sûr, je ne le trouve pas non plus ici — j’attendrai d’être rentré chez moi pour me redire les premiers vers qui m’auraient tant servi dans la librairie pour disperser tout cela mentalement. [3]
Une rose par mégarde.
Une rose sans personne.
Une rose pour verdir.Dedans, les gens se pressent, et je reste un certain temps, hésite à me rabattre sur d’autres livres — ne le fais pas, sans raison (alors que je regrette maintenant de ne pas avoir pris Le Siècle des nuages de Philippe Forest, ou Parle leur de batailles… de Mathias Énard) dehors le vent apporte d’autres clients, les livres se vident sur les tables, on en apporte d’autres. Dans le silence assez faux du lieu, on manipule tout cela en flux tendus. L’étagère théâtre (toujours aussi pauvre : grand désespoir à chaque fois) présente les mêmes pièces, dans le même ordre : rêve douloureusement à un classement différent (par titre de pièce plutôt que par auteur…), et puis m’éloigne. Il pleut maintenant à l’horizontal à cause du vent.
Dresser face aux jours d’onde amère l’obstacle qui les moulera.
Finalement, je me décide à partir — mais depuis le début de l’année (seule résolution que j’ai fini par tenir), je ne quitte pas une librairie sans un livre de poésie : me dire que je me charge un peu à chaque fois d’un réservoir de mots qui détraquent le fonctionnement habituel de la langue ; et payer une dette (elle commence à être cher) à ce qui mine le langage, lettre après lettre. Je ne choisis pas, je tends la main, la ressors, et le hasard m’apporte ce qu’il veut : c’est ainsi. Là, c’est Char que je tiens : Éloge d’une soupçonnée..
Quand je me retrouve dehors, le ciel est sans nuage, le soleil tape sur le sol plus fort qu’hier. Je lirai en chemin en essayant d’éviter les voitures.
Quelques débris de neige serrent le cœur sans le glacer. Le temps reste à la neige. [4]
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la levée des étangs
mercredi 25 août 2010
Si on pouvait faire tenir ensemble « demain » et « aujourd’hui », on rattraperait sûrement « après-demain »
The Greatest (Cat Power, ’The Greatest’ (2005)
Aux endroits de plus basse terre, il n’y a rien d’autre à faire que se tenir devant, avec toute cette tâche d’homme que tu as amassée dans la chemise et qui suffit à te porter jusque là, et je me penche, forme un creux avec la paume de mes mains pour prendre de l’eau — quand je lèverai les bras jusqu’à mes lèvres desséchées et presque mortes, il ne restera qu’une goutte, mais ce sera celle-là que je suis venu chercher.
La nuit, les étangs se lèvent et disent : « Nous ne sommes plus morts ». Ils se lèvent, rassemblant l’eau autour d’eux comme des plis. Leur trou est immense, eux partis, qui penchés comme des barriques et hauts comme des cathédrales s’en vont roulant et tobogannant sur les routes, où circulaient le jour tant d’autos conduites par des aveugles aux lunettes vertes.
Descendre encore dans la terre, cela voulait dire s’avancer dans l’eau, et poser un pied plus bas que le niveau de la mer, et s’enfoncer — si le corps est immergé en partie, le buste est encore là pour parler et voir tout cela qui se répand dans l’immobilité, avec les étoiles à la surface de l’eau. S’il ne devait plus y avoir de beauté ici-bas, on se jetterait du haut des plus bas immeubles. Il en reste encore un peu pour croire encore aux défaites possibles, aux échecs à venir et si clairs d’avoir été entrepris, si purs encore de n’avoir pas été vaincus.
Au petit matin, les étangs d’abord limpides, remuent et ramènent à la surface (ce sont des fourmis qu’ils emportent), se sentant affaiblis par ce poids, ils disent : « On partira pour tout de bon demain, oui demain. »
Je m’avancerai dans le noir de l’eau jusqu’à ce que ma bouche atteigne le niveau de la mer et j’ouvrirai les yeux sur les profondeurs.
C’est ainsi que le matin ils sont tous revenus à leur trou, en écartant les roseaux ; mais, s’il y a sur l’étang des canards, comment tout ça se passe-t-il ? [5]
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angles durs
mardi 24 août 2010
« L’expression est pour moi la seule ressource. La rage froide de l’expression. »
I’m Going in (Lhasa De Sela ; ’Lhasa’ 2009)
S’être heurté toute la journée dans les angles, à chaque coin de rue : c’est d’abord, comme toujours, de ne pas trouver les livres qu’il faut à la bibliothèque — comme toujours. Ensuite de trouver porte close aux endroits de la ville ouverts sans doute hier, et ouverts de nouveau demain : mais aujourd’hui, non.
La chaleur dehors est insupportable — dedans, elle est pire ; j’écoute la musique le plus légèrement possible pour ne pas l’aggraver et ferme les volets pour m’en protéger. Je travaille des heures dans le noir le plus lourd, la lumière qui passe à peine entre les rainures des volets.
Au bout de quelques heures, je me suis retrouvé devant cette idée : je n’ai rien devant moi que mes mots, sur l’écran. Ce n’était pas grand chose, au départ, juste une idée. Et puis peu à peu, c’est devenu plus que cela : un autre angle dur au coin d’une rue plus inattendu. On se bâtit une sorte de matière avec nos propres mains, et quand on essaie de la défaire pour l’élever plus haut, ou plus solidement, on n’a que nos mains pour cela, et elles ne suffisent pas.
On ne se retrouve pas devant un miroir, devant l’objectivation de soi, devant sa vie formulée, ou devant quelque chose d’écrit : mais devant une matière qu’on a à traverser.
Me suis dit cela, l’espace d’une seconde (ne m’attarde pas beaucoup sur la complaisance : l’impuissance de soi, et le reste, les blessures faussement portées après les nuits d’Idumée), et puis : recommencer — ce qu’il y a d’utile, dans les angles des rues, c’est comme on se coupe sur l’une surface, le sang ruisselle sur l’autre, et on bascule, on s’appuie, la rue a changé d’orientation, on se retourne pour voir le chemin parcouru : ce n’est que le mur, les cadavres sont invisibles derrière — on est forcé d’aller.
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de la cime à l’abîme
lundi 23 août 2010
L’arc en l’abîme il est
Du pont qui fut
Droit comme un songe sûr
Depuis le premier feu cordial
Jusqu’à la combustion commune
La fusion des souffles
As Your Bridges Burn Behind You (Peter Walsh : Laughing Clowns — ’Law of Nature’, 1985)
Ce qui soutient le jour : ce qui rendrait supportable les lois de l’univers ; forme des choses qu’épouseraient sans effort mes violences intérieures (comme un cri dans la gorge qui ne cracherait qu’un soupir) — je cherche.
Que le fleuve coule devant moi toujours à l’immobile, je pourrai (un jour) l’accepter ; que le pont qui l’enjambe ne soit jamais situé qu’à l’endroit le plus bas du ciel : je devrais le comprendre ; et pourtant, que la jeune fille sous les arches n’ait pas sauté malgré son regard, je voudrais le savoir, oui.
Elle a bien regardé les remous sous les arches, tenté de déceler quoi — un signe d’encouragement, ou le contraire. Je suis passé derrière elle, l’appareil photo rangé et accélérant le pas (si j’avais fais demi-tour avant, elle aurait aperçu ma gène et peut-être était-ce ce genre de signe qu’elle attendait) : alors continuer d’avancer, et surtout, surtout ne pas la regarder.
Elle jette un caillou et s’en va quand je suis passé et remonté par les escaliers sur la gauche.
Quand je me retourne sur le fleuve après avoir marché longtemps vers la ville, certitude que le pont tient le ciel plus fermement sur lui.
Enfant, on nous apprenait la règle pour l’accent circonflexe : l’accent de cime est tombé dans l’abîme. Jamais eu l’occasion, avant ce soir, de vérifier l’exception qui confirme règle.
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visiter les corps
samedi 21 août 2010
Avancer jusqu’à atteindre le bord de l’image, rien qu’en l’espérant proche on pourrait sentir sous les doigts le grain de la pierre,
et comme on irait ainsi, dans le crâne, entrant dans chaque pièce de son propre désir, chaque chambre de ses peurs, et regarder ce qui passe comme temps (et combien tout ce qui terrifie modifie la perception de l’espace) ;
puis continuer :
aller en soi comme on entrerait à trois heures du matin dans les appartements voisins, d’abord rester sur le pas des portes, regarder les corps dormant, étendus, et puis oser :
tendre la main jusqu’à presque toucher la peau, et les dormeurs ne nous verraient pas,
on ne laisserait que notre buée sur la vitre comme signe du passage et on reviendrait la nuit suivante vérifier que le corps est en bonne place, s’allonger à côté pour respirer le souffle qui dort, tenter de déchiffrer ce secret
ne pas cesser de revenir jusqu’à le rejoindre —
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vue imprenable
jeudi 19 août 2010
blocs restreints, lacunaires, épars dans l’étendue de la voix qui les incorpore — et, de vide en vide, attisant leur mobilité, leur ajournement — la lame de l’abîme qui l’authentique en la chassant…
The Turn (A Pagan Lament) (Fredo Viola — ’The Turn’ 2009)
La ville, c’était Gordes, elle est posée en bascule sur la montagne, les gens s’y pressent en été pour voir le vide dessous ; s’il y a trop de monde, on peut la voir se pencher davantage, presque tomber (dans la chute, on sortirait les appareils photos et les téléphones portables pour ne rien manquer).
Au coin, le café des Amis de la République, avec statuts encore en vigueur depuis 1873 (et prix de cotisation inchangée) : placé en face de l’église, pour mieux jauger l’ennemi, on s’y réunit le jeudi soir ; on y parle encore de la sociale, peut-être, mais comme pour mimer le vieux rituel. Le théâtre n’est pas loin aussi.
À un autre angle (ville faite entièrement d’angles), des bistrots, des marchands de glace, des restaurants — ville transformée en carte postale. Les fenêtres sont fermées : ceux qui habitent là dans le temps réel ont vidé les lieux — on peut les comprendre.
Dans une ruelle qui descend, les façades se chevauchent ; blocs de pierre sombres, jamais refaits parce que les touristes ne viennent pas ici ; blocs insalubres et de mémoire oublieuse, au risque de toujours être là, incontournable quand on voudrait faire table rase pour ouvrir les perspectives sur le maquis.
Ici, l’horizon est pourtant imprenable — façades sur façades, blocs contre blocs qui se dressent littéralement et sur lequel le pas se heurte, et le regard ; et qu’on lancerait bien sa voix pour mesurer l’écho, s’il n’y avait ce bruissement de ville en ruche investi par l’été : on se risque seulement à s’emparer de l’image, on viendra la voir quand le silence se fera (par exemple, ce matin, ici, dans une toute autre ville, une toute autre saison) et qu’on pourra jouer pour soi l’écho intérieur de la ville.
Mots-clés
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chercher une prise
mercredi 18 août 2010
Par rapport à nous, l’imagination place le monde futur soit en hauteur, soit en profondeur, ou bien dans la métempsychose. Nous rêvons de voyages à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. –
Forests and Sands (Camera Obscura — ’My Maudlin Career’ 2009)
Dans le rêve de cette nuit, si imprécis, si rapide, il y avait des guerres d’enfant, des coups portés sur des murs, des peurs sans objets, immenses, des joies brèves qui faisaient remonter à la surface toute l’ampleur du désastre ; il y avait la nuit partout (et je m’en étonnais : rarement dans mes rêves, il fait nuit).
Ai basculé hier dans l’année suivante — commencer à préparer septembre, et dans la projection, tout ce que je laisse derrière moi.
Lire beaucoup, ces derniers temps, par bribes, fragments arrachés : Les Grains de Pollen de Novalis dans la très belle traduction de Laurent Margantin ; Haut Mal de Leiris, et encore Sarah Kane, ou Hugo, Strehler. Sans aucune logique — c’est comme si je cherchais. Mais quoi ? Une entrée, quelque part, une prise dans l’année neuve, qui me ferait définitivement aller.
Sur les marches qui conduisent aux perspectives du vide, je me tiens debout, les mains appuyées sur une lame d’acier.
M. Leiris
Du rêve de cette nuit, je n’ai maintenant aucune idée : de l’enchaînement des images, des visages, de la logique interne — le matin a joué son rôle qui est d’oublier tout cela. Pourtant : cette guerre menée contre le vide, avec juste mes mains (j’ai encore les doigts engourdis d’avoir frappé), j’en cherche l’issue.
Devant la surface nette d’une forêt, on ne se pose pas de question : on sait que si on avance un peu, on passera entre deux arbres, on sera dans le bois ; on sera une partie du maillage — et on sait que si on avance, au bout d’un certain temps, on se retrouvera passé de l’autre côté : que la forêt n’est pas un mur, ça, oui, on le sait.
Mais qu’on reste un temps hypnotisé à l’orée et on ne verra bientôt qu’une surface sans profondeur, lisse et sans souvenir, sans futur : on se tiendra devant un miroir qui ne reflète rien.
On peut rester des heures là. Au juste, on y reste des heures.
Et ce n’est que lorsque la peur a pris la plus grande place dans l’imagination qu’on lance la jambe devant soi, qu’on avance, qu’on s’appuie aux premiers troncs pour disparaître sans bruit et peut-être, au bout d’un moment, passer de l’autre côté.
Pour le moment, je suis encore devant la masse froide, je respire l’air lourd et humide du bois, les branches se balancent au-dessus de ma tête, pourraient tomber sur moi, je ne bouge pas. Pour le moment, je me tiens en avant de la surface, et je regarde la glace sans tain du miroir faire apparaître toutes ses formes que je ne comprends pas.
Mots-clés
[1] _il faut imaginer S. heureux.
[2] _Tout à l’heure, suis tombé sur ce titre de presse plein d’esprit : "une rentrée littéraire littéraire". Pourquoi pas en effet ?…
[3] _« C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre… Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants ! »
Saint-John Perse, Vents.
[4] _R. Char, « Couloir aérien », 1948.
[5] _H. Michaux, « Principes d’enfant », 1925.