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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Saint-Thomas
lundi 5 avril 2010
Des murs, je traque les visages, les peaux mortes, les mouvements de sédimentation des villes — les expressions possibles d’une durée arrêtée ; et plus loin, emmenée.
Comme des entrailles, ces murs ouverts : j’ai le geste de Thomas — fouiller la plaie avec mes doigts, toucher la preuve de la vie après la mort : vérifier, de mes yeux vérifier : demeures saignantes des projets arrêtés.
Murs aux multiples épaisseurs : de la peau rongée jusqu’aux nerfs, grattée à l’os quand la douleur est trop forte pour être éprouvée (palimpsestes), et qu’on est obligé de regarder : cet intérieur du corps qu’on voit comme extérieur à soi — et devant lequel on reste silencieux : sur lequel on écrit.
Couches après couches, la ville se dépouille devant moi, à lambeaux : grande blessure, sans remède, sans recours — en laquelle je m’enveloppe.
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effacements
dimanche 4 avril 2010
Effacements successifs qui produisent — par transparence (ou opacité) — des mots illisibles : mais écriture exhibée comme telle, déchirée à coups d’averses, ruines édifiées hautes par tout ce qui voudrait l’annuler.
Au coin de la rue, effacements sur chaque façade : je m’arrête pour lire ce que je ne peux déchiffrer. Ainsi dans les métros, combien j’ai toujours été fasciné par ces colleurs d’affiches qui tendent à toute vitesse les quatre par trois en appliquant leur colle et le papier de bas en haut, de gauche à droite, et toute la précision maladroite de leur travail réside dans les sutures entre deux bandes d’image : est-ce qu’on ne fait pas autre chose, nous autres ? Et je ne parle pas seulement d’écriture : mais rendre possible les liaisons entre les êtres, entre les jours, entre soi et soi-même.
Effacements irréductibles de chaque lettre qui laisse voir dans sa disparition (jamais totale, jamais définitive) l’autre lettre qu’elle a jadis recouverte et qui refait surface, protégée par l’exposition de la seconde. Secondarité des lettres qui forment le tissu de ma vie, hier : effacement prochain du jour suivant derrière laquelle je suis sans force ; effacements de tous les jours passés à les écrire, suturer leurs plaies : villes écrites avec les ongles de la pluie.
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leur mort en moi qui mord_
Michel Brosseauvendredi 2 avril 2010
Les mots que je ne forme pas
Est-ce leur mort en moi qui mord
Louis Aragon, Le Roman inachevéleur mort en moi il faudra s’extraire leur mort en moi qui mord trop incertain cet entre-deux tant d’inachevé tant de silence est-ce leur mort en moi qui mord quand maintenant vaciller quelle empreinte des mots lourds mots qui défont mots qui font qu’à renverse envers et contre tous leur mort en moi qui mord pas à pas mot à mot s’éloigner sans se perdre les mots que je ne forme pas tu sais le prix des fulgurances l’ombre portée et l’écho sourd leur mort en moi qui mord de l’amer tu ne dis rien mais à quoi bon le choix d’un ciel les mots que je tes mots et ceux des morts et mesurer le temps des plaies est-ce leur mort en moi des mots seuls s’ébrouer vif
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.
Pour les Vases communicants #9, j’accueille Michel Brosseau - dont la présence sur le web, multiple et dense, croise la fiction policière la plus addictive du moment, avec des fragments poétiques, textes et réflexion sur l’écriture. On peut lire sur publie.net son livre Mannish Boy.
Pour cet échange, il me propose ce texte, où résonne la présence d’ Aragon qui m’accompagne ces dernières semaines — et qu’il avait déjà approché sur son blog dans un texte adressé, en écho avec l’un des miens : c’est que les circulations de blogs à blogs ne se font pas seulement pendant les vases communicants, qui débordent bien souvent le terme qu’on leur assigne.Merci à lui pour son accueil - où chercher justement dans ces croisements en diagonale, les ponctions du jour pour trouver la force de les traverser, chercher un appui en dehors de ces carnets pour soulever leur fonte.
D’autres vases communicants ce mois

– Kouki Rossi et Luc Lamy– pendant le week-end et ruelles
– Jean Prod’hom et Juliette Zara
– Mariane Jaeglé et Anthony Poiraudeau
– Cécile Portier et Loran Bart
– Christophe Sanchez et Murièle Laborde Modély
– Christine Jeanney et Kathie Durand
– Sarah Cillaire et Anne Colongues
– France Burguelle Rey et Eric Dubois
– Fleur de bitume et chez Jeanne
– Mathilde Rossetti et Lambert Savigneux
– Antonio A. Casilli et David Pontille
– Hervé Jeanney et Jean-Yves Fick
– Brigitte Giraud et Dominique Hasselmann
– Guillaume Vissac et Juliette Mezenc
– Florence Noël et Brigitte Célérier
– François Bon et Laurent Margantin
– Michèle Dujardin et Olivier Guéry
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de l’eau sous les ponts
mercredi 31 mars 2010
Cette dernière semaine : pas une heure qui ne soit pas prise dans la précipitation ; et pas une minute à moi, littéralement. Quand je suis de retour sur mon site, je dois entrer de nouveau mes codes d’accès : lui aussi avait cessé de me reconnaître, et cela faisait tellement longtemps que j’ai mis quelques minutes à me souvenir de ces codes.
Que m’apprennent ces jours ? Désœuvrement soigneusement agencé par le dehors pour me tirer à lui, comme un enfant accroché à sa mère et qui traîne des pieds. N’avoir pas écrit une ligne. Tellement d’eau a coulé sous les ponts que c’est un fleuve entier qui est passé sans que je le voies. Et quand je fais le bilan, depuis le 25 mars (dernier passage en date) :
– 6 allers-retours en train.
– 12 averses subies.
– Lettrines 1, Lettrines 2, La Presqu’île (et ce dernier : deux fois).
– Aucune photo.
– Le Dernier homme.
– Une cheville laissée sur le trajet entre Tolbiac et Panthéon.
– Plusieurs nuits noires.
– Des flux rss étirés jusqu’au sol.
– Courriers accumulés comme des feuilles mortes, éparpillées.Demain, tout recommence ; mais au moins suis-je à jour des jours passés. et même des jours prochains : ai recommencé en fin d’après-midi à poursuivre l’état des lieux du réel. J’attends le prochain train. La prochaine averse. Je suis prêt.
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défaites
jeudi 25 mars 2010
Et au matin, dans le train qui m’emmenait, le jour a fini par se faire : s’établir, défaire dans la même temps ses possibilités — défaire en moi le nœud coulant du jour précédent.
Et tout autour, terre de désastre : la plaine qui défilait au-dehors sous l’allongement du train a battu en retraite les colères, vaines, éteintes sous le jour qui commençait. C’était le matin qui se faisait sans durée, sans imminence, dans l’après-coup du jour : dans le déjà-là partout répandu en désordre.
Défaite — affaissement (tant de fatigue qu’au moment où l’on voudrait s’étendre, cette heure où je la note, impossible de fermer l’œil) : tout ce jour fait pour le voir tomber en averses, plus tard, dans l’après-midi : et cinq minutes après, le ciel lavé, épuisé — la nuit à son tour tombait dans la ville.
D’avoir fait du jour cela (une heure et demi durant, Balzac d’une main, Kafka de l’autre : essayer de produire les rencontres, de chercher l’avoir lieu des frictions — et l’ai-je trouvé ?), de l’avoir provoqué, comme en duel : et que le jour réponde de lui-même : qu’il se fasse en moi, après s’être défait sous l’averse.
En rentrant, traverser rue de la glacière jusqu’au centre vide de Paris, refaire pour soi les comptes : faire en retour l’épuration des heures qui saura établir la place pour le jour suivant.
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éphéméride de chaque minute
mercredi 24 mars 2010
Au matin, on commence le jour ébloui ; les volets ne sont pas assez forts pour empêcher le réveil, l’horizontalité de la lumière qui crève les yeux et on n’y voit rien — c’est qu’on commence à voir.
On réapprend : voir, respirer, marcher, s’orienter dans le temps et l’espace — tout cela qui fait violence et effraction dans la liquidité du sommeil. Comme au premier jour de notre vie, les poumons se déplient au fond de soi pour perforer le corps, et dans la bouche on a ce goût acide du dernier jour de la vie prochaine.
Quand je sortirai au dehors (toujours ces tâches absurdes qui scandent la vie sociale ici-bas, l’appartenance au déroulé des choses), il pleuvra : juste le temps d’être dehors, seulement le temps d’être dehors : comme d’habitude dans cette ville.
Mais tout le reste de l’après-midi, c’est un grand noir d’ombres avec des grouillements de ciel, l’orage semble-t-il, mais je ne verrai pas d’éclair, : le bruit coulisse contre la lumière qu’on devine terrifiante au-dessus des brumes. Et par moments, les nuages fendus nous la font voir, et je plisse les yeux davantage.
À noter l’éphéméride de chaque minute, je crois que j’ausculte aussi le pouls intérieur qui me bat : et l’articulation vide des deux ne m’apprend rien. Les coups de sonde mesurent l’espace au fond de soi, ne trouve aucun ciel, aucun orage.
Demain, je me lèverai tôt ; il fera encore nuit : le jour attendra que je sois dans le train pour se faire.
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jour passé
lundi 22 mars 2010
Être pris dans le flot, et n’avoir d’emprise sur aucune seconde — être entraîné malgré soi dans la pente du jour, et quand on cligne des yeux, on se retrouve de l’autre côté de la journée. La pièce n’a pas changé autour de soi, mais il fait plus sombre.
Plus j’essaie de peser de tout mon corps contre le vent, plus je suis emporté. Les courriers s’accumulent, le jour ne suffit pas à le remplir ; la nuit tombe sur la ville comme un couperet et rien ne s’est produit.
Alors, il suffit d’une tâche accomplie, une page noircie (et quand on la secoue, les lettres restent droites fixées à la surface), quelques lignes lues qui me justifient (Lévi-Strauss ; Gracq), quelques notes (Walsh, E. Smith) — pour que le temps se fixe, s’agglutine, et forme autour de soi, la raison d’être du jour passé.
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nous approcher
samedi 13 mars 2010
On se déplace à pied dans cette ville, on passe d’un bout à l’autre de ses rues comme de la journée : et quand on gagne une minute de soleil, on perd une autre de nuit — alors, quand on revient de l’autre bout de la ville, on est pas délesté du jour, seulement moins lourd de la nuit à venir.
Aujourd’hui, au pied de la tour Pey-Berland, la foule arrêtée soudain comme en plein élan par un chanteur au timbre juste et fort — je remarque que ceux qui distribuent les tracts, une rue plus loin, s’approchent du chanteur pour mieux écouler les revendications (histoire de boycott, sur fond de drapeau palestinien)
Et on ne fait pas autre chose, nous autres, qui essayons de nous approcher des endroits de plus grande concentration, des moments de densité plus importants, des endroits de la ville où la vitesse se mesure d’évidence, rien qu’à voir les visages. Quand on les écrits, on ne cherche plus à décrire les traits, mais on cherche la musique qui les a formés, et qui pourraient faire disparaître leur expression, en s’arrêtant.
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identités
vendredi 12 mars 2010
À l’instant où les portes du train se ferment, l’homme à ma droite sort une pile de magazine et de journaux dont il lira consciencieusement chaque article avec respect et dévotion, comme à la recherche d’une vérité solide : Le Figaro (et ses suppléments), Aujourd’hui, et surtout, Jogging Magazine, dont je note qu’il se le réserve en dernier : lecture qui l’occupera la moitié des trois heures de trajet.
Devant moi, à gauche, le jeune homme sera plongé pieusement dans Automobile Mag’, mais seulement la première heure : ensuite, il dormira, sans doute repu, et comblé de quoi ?
Dehors, les forêts passent en rang, tendent vers autre chose qu’ici dans le désir de s’arracher du sol qui les nourrit : je partage un peu, de l’autre côté de la vitre, ce mouvement : mouvement dont je suis le prolongement sur mes doigts frappant une lettre après l’autre des lignes aussi horizontales que le sol, celui que je longe et qui m’emmène.
Alors, au moment où je me demande de combien nos lectures informent sur notre identité, je me surprends à penser que c’est peut-être l’inverse : qu’il est des lectures qui pourraient servir d’identité, contenu dans lequel on se tiendrait tout entier, traversé de toute part : décrit. Cette idée me terrifie.
Devant moi, j’ai l’ordinateur ouvert sur une page qui s’écrit à mesure que je vois en moi le désastre se faire : à relire, état des lieux du réel en cours, je ne saisis pas encore la place manquante que l’inventaire révélera, forcément, mais je possède au moins cette certitude : repousser toujours l’abjection de l’identité.
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foules
mercredi 10 mars 2010
Les soirs de matchs, dans la ville, c’est le même grouillement : on voit des rangées de cars de police, des chiens, des foules emportées par le même pas vers le stade, de l’autre côté du cimetière près duquel je vis et d’où je les vois.
Dans le froid nouveau, le vent âpre, ils ralentissent à peine. Le soir, on entendra par moments des éclats de bruits, et de là où vient la lumière haute nous reviendra un peu le relent des défaites, des victoires, qu’importe demain on parlera du match suivant.
Mais cette agitation forcée des jours comme celui-là, devant le regard du policier armé presque, gilet par balles bien haut, casque vissé, et œil dressé — justifie-elle les mots qu’il lance au type allongé sur le sol, là, devant moi ; et comme il me regarde ensuite, le flic, fier de m’avoir quoi ? Ouvert le passage ?
À celui allongé par terre, je n’ai rien su dire, et je n’ai pas pu le regarder — ce soir, ce n’est pas le froid qui m’a fait rentrer plus vite ici, mais dans le dos, c’est la honte de partager le même trottoir que ces foules.
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