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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Des horizons sur mesure
[15•11•24]
vendredi 15 novembre 2024
N’avons pas été si nombreux, toutes ces foutues années, à concevoir des plages, des océans et des horizons sur mesure, pour délivrer nos mots exacts, ou graves, ou contagieux ou désespérés.
Ai gravé mon nom à coups d’orteils dans ce sable inventé, nos noms, et d’autres noms encore qui n’étaient à personne — et pouvaient donc servir : Duluoz, Sal Paradise, Ray Smith et Leo Percepied
Tous mes moi et non-moi — presque moi, censément moi — chair et masque (mais lequel suis-je à la fin ? — bah, oublie ça, et concentre-toi sur les faits.)
Jack Duluoz et les autres, donc, tous mes moi-membres tonitruants de la tonitruante moi-bande des clochards célestes, anges de minuit, et autres "souterrains".
Et les fameux amis que j’avais alors, (mais à présent ces mêmes amis ne perdent pas une occasion de critiquer mon attitude et se demandent s’ils peuvent raisonnablement demeurer mes amis — allez tous vous faire foutre.)Enzo Cormann, Le dit de la chute. Tombeau de Jack Kerouac, 2003
Lyon est une ville qui s’étend et du haut de ses pentes, on pourrait presque croire qu’elle s’éloigne. C’est pour mieux s’approcher d’autre chose, et autrement, de ce qui précise ceci : la réalité est la tâche. Trois jours ici. Autour et avec les textes d’Enzo Cormann, étalés sur la table de travail mental, les découpes qu’ils opèrent dans l’air du temps pour en bouleverser l’ordre des choses, les façons neuves de préciser tout ce qui manque, fait défaut.
Non, le théâtre n’a pas encore eu lieu, jamais. Et le reste non plus, pas encore. La réalité, un travail d’élaboration de la réalité. Cette pensée qui percole, infuse. Le théâtre n’a pas encore eu lieu puisque ce qui a lieu, à la place, est son théâtre. Être du côté des cimetières, du côté des routes : c’est même chose. Sur la scène des vivants, les vivants font retour. On serait là pour cela. Mettons qu’on serait là pour être ceux qui seraient là pour cela. Le reste viendrait, et d’abord le théâtre, les forces que cela donne d’être revenus au monde.
Trois jours, entre une fac changée en labyrinthe, mais où on entre comme dans un moulin (« on entre dans un mort comme dans un moulin » — disait, entre autres obscénités, Sartre à propos de Flaubert), et l’ENSATT, ces rencontres de hasard, ces pelouses en pentes aussi, ces plateaux noirs où faire défiler la parole du bout du pied. Trois jours et ensuite ? On a toujours tort de conclure sur le désespoir, mais c’est le désespoir qui dicte ses conditions. Entre soi et le fleuve, la réalité étalant sa possibilité d’être disposé autrement. Et nous marchant vers elle, moi boitant vers elle comme si c’était dansé — ce n’est pas dansé.
La voix d’Enzo Cormann, dans le théâtre noir, les mots qu’on agite autour de cette voix, les absents qu’on fait lever, les absences qu’on invoque, la ville autour qui passe, les chiens qui aboient sur les oiseaux dans la montée Saint-Sébastien, le fleuve noir aussi, comme si c’était un théâtre, cette nuit-là. La montée vers Saint-Just, mais ce n’était pas lui, seulement un saint, un macchabée mort de son vivant. « Les vivants essaient de réussir où les morts ont échoué », je le sais maintenant. Et nous, ni vivants ni morts, mais à mi-chemin, à mi-pente, essayant.
Ces jours, tâcher d’être à cette tâche, de penser et d’en faire l’acte de vivre autrement, dans plus d’épaisseurs mouvantes, à traquer les lâchetés autour, en nous, en moi. Le jeudi soir, les cris de la manifestation croisés au pied du métro : les colères qu’on entendait de là. Les poings qu’on serre en désespoir de cause. Oui, comment parler de quelque chose sans parler de ce dont on ne parle pas. Alors, la pensée toujours qui nous prend à défaut : à défaut d’être, de penser, de vouloir voir ce qui n’existe qu’épars en soi, de trébucher sur ses propres fantômes. Ou de plaquer sur des singularités ce que seulement l’on est, pauvre de soi. Et pourtant, combien se cherche à tâtons cette possibilité d’être malgré tout autrement.
Transformer le rêve en songe : théâtre. Non pas représentation du monde, mais façon d’en déplacer l’usage, d’y accéder. Trois jours durant dans ces passages, ces états labiles, ces formes d’insomnie, errantes. Le songe devant soi s’éloignait aussi comme si c’était un fleuve, dont la rive là-bas, s’éloignait.
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Jrnl | Les heures immobiles
[12•11•24]
mardi 12 novembre 2024
Les heures importantes sont les heures immobiles. Ces fractions du temps arrêtées, minutes quasi mortes sont ce que tu as de plus vrai, ce que tu es de plus vrai, ne les possédant pas, n’étant pas par elles possédé, sans attributs, et que tu ne pourrais « rendre », étendue horizontale par-dessus des puits sans fond. »
Henri Michaux, Poteaux d’angle (1981)
Dans le rêve de cette nuit, cette ville. Je commence à la connaitre par cœur. On accède au vieux centre depuis les faubourgs du nord par un bois qui descend en pente douce vers les ruelles : je sais maintenant quelque passage plus direct, mais j’aime aussi suivre le long chemin qui serpente entre les arbres pour me conduire dans la vieille ville. Certains rêves où je flâne, j’aime aller sous les arcanes, ces longues allées enveloppées par les odeurs du café, des cuisines. Mais le plus souvent, je suis attendu quelque part, je dois filer. Parfois, dans les quartiers en surplomb, là-bas, longs défilés d’immeubles laids où je dois attendre, parfois tout le rêve, et personne ne vient. La plupart du temps, je suis en retard, je cours. Dans ma course, je me rends chez moi. C’est un immeuble dans une rue très étroite, en pente. Je me souviens du code la plupart du temps, ou alors j’enfonce la porte mal fermée de l’immeuble, je grimpe au troisième étage (par une échelle, ou à mains nues : cela dépend). Une fois, je me suis rendu compte que mon si vieil immeuble était adossé à un hôtel de luxe : on pouvait y parvenir par une porte dérobée, au quatrième ; mais je ne m’en souviens pas toujours. La chambre est toujours un peu la même, à chaque rêve, c’est comme si je venais d’emménager, mes livres trainent sur le sol à côté d’un mauvais matelas ; la fenêtre donne sur l’immeuble en face, laisse passer un peu de jour. J’y suis heureux ; je regarde longuement la chambre minuscule, la table où j’écrirais, tout près de cette fenêtre unique : j’attends avec gourmandise la nuit où j’écrirais ce livre monde dans lequel je jetterai tout, tout : mais déjà on m’attend, je file de nouveau, ou on frappe à la porte (c’est le propriétaire qui reprend son bien ; la jeune fille du cinquième qui me demande du lait, ou rien, un oiseau qui vient de percuter la fenêtre et tout s’effondre). Cette ville, je la connais par cœur, oui : je la reconnais, elle est chaque fois différente, mais c’est elle. Je rêve d’elle depuis vingt ans, non pas tous les soirs, et plusieurs années peuvent passer sans que je rêve d’elle, mais elle revient. Je sais où me perdre en elle, où retrouver mon chemin. Cette nuit, j’ai dessiné sur un mur mes initiales. Une nuit, bientôt, je retrouverai ce mur. Je lirai ce qu’en rêve j’ai écrit dans ce rêve, et si j’ai la force, je m’allongerai contre ce mur, et je m’endormirai.
Toute la journée, il m’a bien fallu survivre à ce rêve ; les soutenances de master, les réunions visios dans la voiture ; les autres réunions, la route de Marseille à Aix, dans un sens puis l’autre. La réalité apparaît comme détour, décidément.
Hier soir, la lecture au ralenti de Kafka encore : le chapitre « Dans la cathédrale », stylo en main [1]. Après cette plongée dans les textes de Simone Weil, cette étrange évidence de la comparution : la culpabilité d’être, plutôt que d’avoir fait : celle par laquelle on ne sortira jamais que condamné d’avoir voulu échappé au jugement. Et puis, le rire féroce partout, et même surtout devant les statues sacrées, et la loupiote de dieu dans la sacristie qui éclaire les tableaux noirs de l’église, les couloirs plus noirs encore dans lesquels on se cogne comme si c’était ceux d’une administration publique. Et tant de choses encore : devant la Loi divine qu’on tâche de lire, il y a toujours quelqu’un pour dire de patienter, et d’avoir peur. Et après il ne faudrait pas rire, et cracher et insulter et partir ?
Je me suis souvenu du mot cluster, songeant au temps ancien où il était l’autre mot pour désigner la réalité qui nous cernait, nous enfermait, nous gouvernait. Nous avons vu naître ce mot, et nous l’avons vu mourir, être enterré par oubli, et maintenant, on ne l’utilise que pour désigner ce temps naguère où il régnait en maître, où il était le présent et l’avenir promis, et maintenant ? Je m’en souviens comme un adolescent regarde ses jouets d’enfants, avec ce mélange de regret et de honte, et comme de l’autre côté des choses, du temps, maintenant qu’il sait qu’il est mort, qu’il apprend en même temps que l’amertume de posséder un passé, la morgue de ne pas appartenir au champ du révolu. Je me suis souvenu du mot cluster, en roulant depuis Aix vers Marseille, au moment où je longeais la maison d’arrêt de Luynes, et que la nuit tombait comme si c’était de la pluie, et que la pluie alors s’est mise à tomber. Là-haut, le ciel insistait ; un nuage semblait suivre les mouvements de la route : et puis, la ville approchait, le ciel a disparu, autour on klaxonnait, la radio faisait comme si de rien n’était, comme si on n’était pas livré dans cette vie à ce qui chaque instant la niait ; un type sur le bas-côté attendait les flics, les voitures à son passage ralentissaient en espérant voir un cadavre, mais non, alors tout à la fois soulagés et déçus, surtout déçus, ils reprenaient leur allure, klaxonnant. C’est à ce moment-là que j’éteins la radio pour me souvenir d’autres mots, marcher intérieurement dans d’autres villes, refaire le chemin vers les arcanes.
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Jrnl | Puisqu’il y a encore à souffrir
[24•11•11]
lundi 11 novembre 2024
Car y a encore à dire, puisqu’il y a encore à souffrir.
Enzo Cormann, À quoi sert le théâtre ?
Enfant, je croisais encore, ces jours, devant les monuments aux morts, certains vieillards rescapés, et je me souviens, Verdun, le visage de ce type qui avait vu ce qu’on ne peut pas dire, et qui pourtant, m’avait souri. Dans les forêts près de Douaumont, je ramasserai un masque à gaz qui lui avait appartenu peut-être, et un fourreau de baïonnettes qui avait dû servir. On me racontera, peu après, l’histoire de ce fusil retrouvé, des années plus tard, au sommet d’un arbre : un soldat avait dû le poser contre le tronc pour se reposer, avait été abattu sans doute, et l’arbre avait poussé, emportant le fusil dans ses branches, son ciel. L’histoire est-elle vraie ? Elle l’est toujours quand elle raconte davantage que sa vérité. Je me souviens de 2014, le centenaire de la Grande Guerre : les vieillards avaient tous disparu. Et maintenant, leurs enfants. Demain ? On ne dit même plus pourquoi ils se sont battus, morts. On ne dit pas que c’est pour rien, pour des querelles de chancellerie, des intrigues d’arrière-cours, on ne le dit pas. Je pense encore au regard de ce vieillard, au nom Chemin des Dames, aux trous dans Fleury, village mort pour la France. Pour qui ?
Tard dans la nuit, regarder The Zone Of Interest. Cette maison, rêve de toute une vie, avec jardin potager, domestiques aux ordres, garde-robe à volonté, gosses hurlant partout, soupe chaude, jeux dans la neige, qu’avait bâti le commandant d’Auschwitz en bordure du camp, parmi les cris et les coups de feu incessants de l’autre côté de la palissade, les pluies de cendre à toute heure. Se montre, comme nue, le lieu commun, imparable : le monde ne fonctionne pas alors que l’horreur est de l’autre côté de la fenêtre — il fonctionne parce que, et avec. Puis inévitablement pour que. Et grâce, bien sûr. Plutôt que de raconter la banale banalité du mal, les images se contentent, et dignement, de témoigner de la banalité de ce qu’on en fait.
Ces lignes dans les journaux : vingt-trois morts à Byblos. Laisser résonner le nom de Byblos. Depuis plusieurs années, c’est une vue depuis les ruines de l’ancienne de Byblos sur les faubourgs de la ville moderne que j’ai déposée en bandeau de ces pages. La plus vieille ville du monde. Aujourd’hui, elle est évidemment frappée de plein fouet : devient le lieu où le présent se fond en lui-même pour s’y abimer, avec Donetsk, avec Gaza, avec tout ce que cette réalité nomme à nouveau pour se nommer elle-même, et dépeuple.
Lecture intense de l’œuvre d’Enzo Cormann ces trois derniers jours : qu’un tel travail ait été rendu possible (qu’il ait rendu un tel travail possible), obstiné, patient, droit, témoigne aussi de cette peine de vivre qui s’obtient dans l’acharnement à faire malgré tout, et contre le reste : creuser un trou dans le ciel, voilà à quoi nous sommes appelés, oui, et certains d’entre nous le font, et à mains nues éventrent la réalité pour en faire des livres, des pièces, des façons de récuser le monde par tendresse pour ce qui vient, doit venir.
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Jrnl | Du temps qui ne passe pas
[24•11•06]
mercredi 6 novembre 2024
Le temps parfois s’exprime comme un peintre
Il change la couleur ou si vous préférez
Il change de couleur comme un homme pâlitAragon, « Poème du temps qui ne passe pas » (Chambres)
Ils disent que c’est une rupture, une bascule ; comme à chaque événement — que c’est ainsi qu’on reconnaît un événement : que la rupture fait entaille dans l’ordre des choses. Ils disent à chaque seconde que les événements disloquent le temps, que c’est terrible. Mais il n’y a pas d’événements, les bombes tombent comme elles le font toujours, sans cesser de tomber et dans les mêmes bruits, les mêmes déflagrations qui n’ont rien d’insensé, mais calculé : bien sûr que tout est chirurgical, l’opération consiste à ce qu’il ne reste rien. Il n’y a pas d’événements : ce qui s’élit n’est que le visage plus obscène de ce qui a lieu, a déjà eu lieu — a cours dans les marchés des idées toujours aux valeurs toujours davantage haussières. Il n’y a pas d’événements. Aucune rupture. C’est l’ordre du monde qui s’accorde à lui-même plus clairement ; c’est l’image d’Épinal aux couleurs qui débordent et qui décident d’être une image instagramée, dont le filtre est celui de la fierté orgueilleuse d’être immonde. Il n’y a pas d’événement ce soir : une clarification, et dans la boue où l’on est, une boue plus semblable à elle-même. Aucun événement : le monde n’est désormais plus que sa propre représentation, et ce qu’on éprouvait dans la chair des choses devient sa matière même, institutionnelle. Les bombes tombent, les élections élisent, les cadavres sont rejetés à la mer, les nuits s’effondrent, la réalité est inacceptable.
Chercher des antidotes, des sortilèges qui n’endormiraient pas. Plonger dans les textes de Enzo Cormann pour un travail en cours. Trouver des forces. Lire aussi ceci, d’Olivier Neveux, dans la préface qu’il propose de l’Histoire mondiale de ton âme : « On sait à peu près ce qu’il faudrait détruire de ce monde pour le rendre vivable — sans bien savoir comment. » La liste de ce qu’il faut détruire s’allonge chaque jour, à mesure des destructions de ce monde. Il n’est plus temps de se demander « Que faire ? », on le sait bien. Mais « Comment ? »
C’est comme regarder la pluie dehors et se demander par quel moyen on ferait de ce bruit discontinu et sourd, immatérielle et latent, quelque chose comme des ruelles intérieures, ou des amitiés, des motifs de ne pas renoncer ou des œuvres qui donneraient envie de vivre. Fermer les yeux fait cela, quand soudain les images prennent corps. Tomber amoureux. Refuser ce monde aussi. On a moins besoin de consolation que de forces pour conjurer le désespoir, et on en manque tant, le soir ; le matin nous trouve si fatigués : il faudra faire quelque chose de la fatigue pourtant qui ne soit pas des raisons de se laisser changer en pur réceptacle de la pluie, du désespoir.
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Jrnl | La perfection est impersonnelle
[11•01•24]
vendredi 1er novembre 2024
Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident. Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ». Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse.
Simone Weil, La personne et le sacré [2]
La fatigue se mesure aux nombres de pensées qui ne laissent pas la fatigue tranquille et l’assaillent et la relancent. Dix jours dans le tambour de la machine, jusqu’à croire être une part de la machine, ou son mouvement. La route dès le matin, un article qui en chasse un autre jusqu’à midi, et l’après-midi, s’enfermer dans un studio d’enregistrement, s’acharner sur le théâtre pour qu’il vienne, et il sait fuir, connaît les ruses, les trappes ; parfois, il se laisse prendre, mais c’est de guerre lasse ou sur un malentendu. Il faut seulement accepter de renoncer, de laisser venir à soi les miracles. De n’être là que pour le rendre possible.
Il y a la lecture aujourd’hui, en continu, de Simone Weil, d’un texte à l’autre, à la recherche de quelque chose qui m’échappe — autour du sacrifice, de cette livre de chair, et de ce que cela suppose de renoncement, d’acquiescement. Pourquoi le théâtre ? Jeter devant soi une forme pour voir comment le monde là se défait : confondre le travail des mains et celui des sens, de la pensée et du corps épuisé : ne surtout pas se trouver, se reconnaitre. Le soir, je découvre dans la boîte aux lettres le Journal de travail de Chéreau, les années 1977-1988 : l’acharnement à chaque page, c’est cela aussi, le travail, le sacrifice et ce qu’on paie — le vent entre nous, la poursuite du vent. Au détour d’une note, Chéreau réécrit ce qu’il avait écrit déjà une année auparavant : « qu’il soit bien clair que la gaieté, l’invention, le mensonge, le mensonge tonitruant, claironnant, viennent d’autres choses, c’est l’envie, l’expression d’un tel désarroi, d’une douleur. » Sur une autre page, la date sur l’agenda d’un rendez-vous avec « Bernard K. » : rendez-vous pris le 4 octobre « au 3e niveau — FNAC du Forum des Halles. » Il n’en reste rien non plus, de ce Forum des Halles alors fraichement rénové, et dans lequel, trente ans plus tard je passerai du temps, — mais quel temps ? —, dans ces ruines. Aujourd’hui, il paraît qu’il est fraichement rénové.
La mer était noire de monde, vers midi : regardant l’eau, la foule hurlant sa joie, je pensais qu’on était le premier novembre, bientôt le deux à Mexico et Guatemala City, alors je pensais à Valence, aux ruines de Donetsk, de Gaza et de la Bekaa — faut-il que ce soit le même monde qui sous les yeux se dérobe ainsi et s’impatiente d’aller au fond des temps où on l’oubliera, dans ces cris de joie et d’ignorance sous le soleil de juin en novembre.
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Jrnl | Rien n’a encore eu lieu
[14•10•24]
lundi 14 octobre 2024
L’instant décisif dans le développement humain a lieu tout le temps. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires qui déclarent nul et non avenu tout ce qui précède ont raison : rien n’a encore eu lieu.
Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin [3]
Il est temps de regarder pourrir le monde : il est toujours temps, puisque la pourriture du monde est sa façon de s’établir et de régner, et de ne pas cesser d’être cette chose inerte dressée entre nous et ce qu’il faudrait rejoindre. Dans les embouteillages de Marseille à Marseille, j’écoute la voix à la radio qui crache sur moi, j’éteins. Je regarde la pluie tomber : c’est de la boue. Le Sahara a soufflé jusqu’à nous encore et le vent nous salue.
La lecture du Procès hier, pour perdre le sommeil (et il se perd) : lire au ralenti pour sentir le poids de la phrase, des images, et respirer avec K. l’odeur âcre de la chambre du peintre, voir avec lui le tableau atroce : la justice représentée avec sa balance, mais en mouvement (comment dès lors pourra-t-elle s’équilibrer ?), sous les traits de la déesse de la victoire, qui soudain se métamorphose sous nos yeux en Diane chasseresse : avons-nous bien vu ? Les jours qui sont les nôtres font lever cette image. Les tribunaux font semblant de juger pour mieux acquitter les criminels ; les drones d’attaques exécutent les peines ; Beyrouth disparaît sous le tapis de bombes qui a recouvert Gaza ; les sinistres au pouvoir lancent sur nous leurs lois immigration qui suffisent à définir l’art de gouverner ; nous sommes seuls, en si grand nombre.
Par-dessus les toits, le jour s’efface aussi à mesure qu’on le regarde. On voudrait qu’il fasse plus vite, qu’il s’éloigne plus loin, que tout cesse, pour que tout recommence, et qu’on puisse faire de la nuit qui nous enveloppe bientôt l’arrière-monde par où la pluie, le vent, la terre serait autre chose que des métaphores du désastre, mais de la pluie, du vent et la cendre où reposent nos morts.
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Jrnl | Qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens
[05•10•24]
samedi 5 octobre 2024
[…] Toute cette littérature est un assaut contre la limite et si le sionisme n’était pas venu s’interposer, elle aurait pu facilement déboucher sur une nouvelle doctrine ésotérique, une Kabbale. Il y a des amorces dans cette direction. Il est vrai qu’il y faudrait un génie ô combien incompréhensible, qui pousse de nouveau des racines dans les siècles anciens ou recrée les siècles anciens et n’y dépense pas toutes ses forces, mais commence à présent à les dépenser.
Kafka, Journal (16 janvier 1922)
Regarder les frontières se former au milieu de la mer fendue par ses vagues venues mourir jusqu’ici avec l’idée même de frontières déposées à mes pieds : regarder. C’est peut-être pour cela que je me rends, le soir dans le froid et la fatigue, au théâtre, ce qu’on appelle des théâtres. Je la comprends peu à peu, cette peine que je m’inflige. Ce n’est pas, non, pour les spectacles, le spectacle, les acteurs (qu’en sais-je) et les vérités assénées, pas — encore moins — pour le plaisir que j’y prendrai. Mais d’une seconde à l’autre, et d’un spectacle l’autre, j’apprends à regarder. Cela que le théâtre m’enseigne, je l’use ensuite ailleurs : le théâtre m’aura ainsi appris, je l’avoue, à mieux voir la naissance des vagues ou les mensonges des discours, la haine du monde et la beauté qui la venge, l’atroce réalité, le silence, la fragilité de tous les corps, cette façon que possèdent les cheveux de tomber quand on marche, le désir d’être ailleurs et le bruit d’un lac maya quand on jette sur lui une pierre, le sens de la gravité, la peine.
Syntaxe terrible du rêve de la nuit dernière : ou des rêves ? Interrompu cinq ou six fois, il reprenait, non pas tout à fait là où je l’avais laissé — il avait continué sans moi et je reprenais le train en marche. Cette grande maison, bâtie toute en hauteur, murs d’épaisseur de carton, chambre minuscule avec la place d’un lit, escaliers montant toujours plus haut, je la vois si clairement : les amis prenaient possession d’elle en riant, et j’étais triste, sans motif ni espoir, je disparaissais au prétexte de vouloir choisir la chambre, mais c’était pour m’enfuir : je me réveillais alors et quand je reprenais le rêve, des mois, peut-être des années avaient passé, les visages des amis avaient perdu de leur joie, je réalisais que j’avais vieilli aussi ; la maison allait s’effondrer, et alors ? Dans une chambre, un lit froissé témoignait de la nuit passée, le jour ne parvenait pourtant pas à se lever.
Les lumières dessinent sur le sol des frontières qui n’en sont pas : parce qu’elles sont toujours mouvantes, mordent la poussière, sont tout à la fois droites et tremblantes, et sans chaque instant sur le point de s’effacer — les lumières tracent des frontières qu’on enjambe sans s’apercevoir, on est de l’autre côté, le combat des ténèbres et du jour ne se joue que de part et d’autre d’une ligne invisible et plus fine que le monde : les lumières dessinent partout des appels à la décolonisation.
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Jrnl | Le nom de la chose
[01•10•23]
mardi 1er octobre 2024
Des années de nourriture trafiquée, frelatée, reconstituée, nous ont accoutumés à déguster moins la chose elle-même que le nom de la chose.
Annie Le Brun, Du trop de réalité, 2004
Ne pas laisser la réalité tranquille — phrase que j’entends, tout à l’heure, et que je laisse résonner en moi, autour de tout ce qui reste suspendu dans l’air lourd du jour et qui m’accompagne dans le trajet retour d’Aix vers Marseille. « La tâche de la fiction est de ne pas laisser la réalité tranquille ». De l’autre côté de la vitre, le ciel se couvre. Sur lui se pose le souvenir d’une phrase de Lao Tseu : « Laissez la réalité être la réalité. », qui fait tomber sur nous et notre époque les airs de lâcheté que la sagesse possède toujours face à la catastrophe. Oser la laisser être, cette réalité, c’est lui accorder le droit de nous écraser puisque telle est sa fonction désormais. Le droit tranquille : le droit inscrit dans l’ordre des choses et que les choses ordonnées possèdent toujours, que les forces de l’ordre appliquent : la réalité est décidément à l’ordre du jour. Quels antidotes ? La fiction : et l’art de remuer dans l’air les idées qui viendraient frapper l’air et soudain nous faire apparaître la réalité comme un choix, ou seulement malléable. Introduction au discours sur le peu de réalité — c’est le titre de ce déjà ancien livre d’André Breton et ce geste qu’il fit, définitif, de proclamer l’imaginaire comme une part de la réalité — sa part féconde, fécondante.
Mais voilà, la réalité semble aujourd’hui comme l’air comme respire : irrespirable. Ils parlent de la précarité au lieu de dire la misère. Ils nous obligent à ne pas continuer à nous taire tandis que partout on nous tient en respect : autant dire qu’on nous maintient dans le mépris. Les mots sont retournés. Les majorités minoritaires sont renversées au profit de minorités écrasant : la domination sait d’autant plus la loi qu’elle n’est écrite que pour elle. L’avantage : la réalité apparaît elle aussi, telle qu’en elle-même, en machine de guerre. La démocratie n’est qu’un mot en plus d’être cette faon de contrôler les populations. Les guerres ne sont que des opérations pacifistes ; les exécutions ? Des neutralisations. Le neutre ? « Un principe en mouvement, une éthique de désir et de l’absence dont il faut se garder de faire un dogme ». Les mots de Barthes frappent eux aussi l’air vide et résonnent, entre deux bombardements aux phosphores sur les plaines de la Bekaa.
La réalité, ce soir : les embouteillages sur Marseille, la voix d’un vieillard dans le poste qui proclame sa politique générale sur le ton cadavre de l’époque, des bombes qui tombent au hasard sur des camps de réfugiés, des grèves qui ne rassemblent personne, de l’étouffement comme principe actif. Oui, vraiment, chaque discours prononcé par un « responsable » public n’est destiné qu’à nous convaincre de l’impossibilité de la révolte : qu’elle soit inacceptable ou inutile. Le monde n’est plus qu’un programme en quelques points. On voudrait une position, stable, si possible, et la tenir : sur une colline devant les banlieues fumantes, ou dans l’existence, salariée et cotisante. La réalité : ce champ de ruines qui prend la forme de nos villes et de l’organisation intime de cette vie. Le goût du saccage ne nous vient pas seulement d’écœurement : mais comme un enfant devant une flaque d’eau où le ciel miroite. Sauter dessus à pieds joints est la seule réponse valable, et le seul geste qui vaille pour rejoindre d’un mouvement la terre, la pluie et le ciel, seul geste capable de mettre en mouvement le temps, de rendre la vie désirable, sans raison, sans fin, sans mot. La réalité : notre adversaire. Ce avec quoi il faudrait en finir pour commencer autre chose autrement, enfin.
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Jrn | Dans le ciel de l’Histoire
[30•09•24]
lundi 30 septembre 2024
Comme certaines fleurs orientent leur corolle vers le soleil, ainsi le passé, par une secrète sorte d’héliotropisme, tend à se tourner vers le soleil en train de se lever dans le ciel de l’Histoire.
Walter Benjamin, IVe thèse sur la Philosophie de l’Histoire.
Lundi. Au lever du soleil, la course avec les vagues (personne sur la plage ; je jette un regard sur l’endroit précis où les câbles internet se jettent depuis l’Amérique jusqu’à nous) ; la course ensuite avec la vie elle-même, le temps qui percute le temps pour produire cette espèce de fuite d’où s’écouleraient les secondes à grosses gouttes jusqu’à faire d’un clignement d’œil une matinée entière ; l’après-midi, ouvrir la parenthèse pour écrire, s’enfouir entièrement dans la clôture à huit plis ; la course. Quand on court, on atteint parfois ce point où la pensée s’arrête, où elle bute sur quelque chose qui l’anéantit et où tout à la fois elle semble se vide : ce point à partir duquel la douleur dans le corps n’est plus différente de la sensation d’avoir un corps et au-delà duquel le passé n’est qu’un pas, et l’avenir un souffle, le présent seulement ce lieu où le pas vient de se poser pour s’en arracher. Ce point qui n’existe pas et qui nous traverse à chaque foulée. J’y ai pensé plusieurs fois dans la journée, sans le comprendre.
Ciel fait pour le vide et rempli de drones d’attaques ; ville faite pour qu’on y passe et qui s’effondre sous ses décombres : à Beyrouth, deux bombes ont atteint un immeuble, une seule a explosé, l’autre n’a fait qu’éventrer le bâtiment de part en part, qui s’est donc recourbé sur lui-même. Ces bombes veulent venger octobre et ceux qui possèdent encore dans les souterrains un enfant de neuf mois, qui a peut-être eu un an, on ne sait pas. La réalité se passe de mots. Le ciel, lui, est toujours aussi vide, strié des passages d’avions quand je lève les yeux. J’ai appris que pour se rendre au Japon il faut contourner la Russie par le sud ; on rentre par le Pôle Nord — la réalité est ce trajet fait d’un détour ahurissant pour seulement être possible ; la dernière vision du dernier ours polaire sera celle d’un ciel embouteillé.
Marcher dans Beyrouth via Google Street View et refaire les marches ; sentir d’ici les odeurs, entendre les bruits, percevoir toutes les lumières et les ombres — savoir qu’en les rappelant à moi pour les faire durer je commence à les oublier.
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Jrnl | Seul, égaré, muet, et à pied
[26•09•24]
jeudi 26 septembre 2024
Ce n’est que seul, égaré, muet, et à pied, que je parviens à reconnaître les choses.
P. P. Pasolini, L’odeur de l’Inde
Sensation tenace que tout échappe. La vie, ces derniers jours, consiste surtout à savoir ruser contre elle pour mieux dompter ses contraintes. Le temps aussi prend de court, il faut sans cesse le devancer, le prévoir. Je regarde la paume de ma main, les lignes s’enfuient elles aussi, se creusent pourtant, insistent à faire signe ; je les suis du bout des doigts, les lignes entraînent vers le passé davantage que vers l’avenir. Enfant, on ne possède pas d’avenir : seulement un pur présent qui ignore même les jours de la semaine. Maintenant ? Tout échappe, oui : le train qui m’emmène vers la montagne me ramène le lendemain à la mer, les kilomètres se mesurent en mails envoyés, reçus ; il faut donner le change à la réalité.
Et puis, tout autour, il y a ce qui s’effondre. Je regarde mes images de Beyrouth, de Tyr où j’ai tant aimé regarder les pierres, le ciel, où j’ai posé mon ombre sur quoi bientôt rouleront les colonnes blindées ; il y a les cris dans les rues aimées des quartiers d’Achrafieh, de Mazra’a, ou d’Hamza. Le théâtre de Shams, ou ces cafés le soir, les toits terrasses tournés vers Damascus Street (qui ne porte pas ce nom, aucune de ces rues ne portent de noms, sauf dans les cartes des touristes faites pour les perdre). Ce dont nos jours sont faits : le matin, apprendre la suite de la catastrophe ; le soir, en prendre la mesure considérable : et le lendemain, comprendre que le pire attendait.
Les nuages naissent où meurt le paysage : la disparition du monde devient davantage qu’une simple hypothèse dont on voit l’horizon comme on voit la mer, le soir, au moment où la jour tombe sur elle.
[1] Mais que vas-tu faire de toute cette lecture de Kafka, ligne à ligne ? Ceci peut-être. Et puis, aussi, surtout : une autre vie, une autre vie que la mienne, voilà tout.
[2] Le texte a paru pour la première fois sous le titre « La Personnalité humaine, le juste et l’injuste » dans la revue La Table ronde, n° 36, en décembre 1950. Il a été repris sous le présent titre dans les Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957.
[3] Texte établi par Max Brod et publié en 1953, bien après la mort de Kafka, à partir de fragments retrouvés