Accueil > JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
-
de peur
jeudi 13 octobre 2011
se pencher
de peur d’être comme je suis seulement, et pas autre, et d’être à la fois précisément comme les autres parce que mon désir les rejoint, voudrait les rejoindre, voudrait rejoindre en eux le désir d’être autre, c’est cela, de peur d’être ici, quand c’est ailleurs, bien sûr, que le désir se déporte ; de toute cette peur-là constitué que j’amasse comme dans le creux des mains un peu de sable qui se renversera sous les doigts le temps d’arriver jusqu’à la mer pour le répandre, de toute cette peur je suis comme père, et frère, et veuf, d’un manque qui manque encore pour pouvoir dire : la blessure est là (je sens la blessure, mais où, par où le sang, où) ;
j’ai cette peur : en moi ; de n’être que moi ; d’être là où les autres me rejoignent quand c’est ailleurs ; à force de répéter la peur, le désir de la conjurer, je dispose de tellement peu de mots, le désir d’en conjurer le désir en moi qui viendrait dans ma bouche dire les autres seulement, répéter les autres seulement, et rien d’autre, et que seul en moi parlera le silence, qu’un silence entier de moi qui constituerait, je le sais : oui : toute cette peur, je l’ai, et en réserve d’autres peurs encore, comme de tomber, dans le vertige lui-même : tomber : de peur d’être happé, d’être comme on est quand dans le rêve fauché par le vide, au lieu d’être du vide qui s’agrandit dans le ventre, au lieu précis d’accroissement de ce vide, où le cri dans la bouche devient respiration muette comme ô la forme d’un visage quand il n’est qu’une bouche arrêtée, interrompue ainsi au milieu de la route et que les voitures, de peur que, et reprendre la route, soudain : et comment y faire face —
oui, c’est cela, de peur, quand dans le visage on ne voit que cette chute, dans le désir, on pourrait se pencher pour mordre les lèvres, c’est la chute qu’on voit, on se penche malgré tout, parce que c’est la peur seule qui me fait dire que j’ai peur et qu’en cela je lui suis pour toujours reconnaissante, et que le mot avancé devant moi éclaire un peu les murs autour qui disent, la peur n’a pas sa place, ce qui a lieu ici n’est qu’un pas après l’autre le chemin qui entraîne, quelque part comme de la mer, en pleine ville, un orgueil devenu simple pudeur d’être, c’est possible, il suffit de se pencher, écarter les cheveux comme un rideau de théâtre, battre les trois coups dans le cœur, et de mordre, d’aller encore, d’aller non plus chercher la blessure, mais les endroits où elle est encore vive en dehors de moi, peut-être là, partout ailleurs, oui
-
des mers virides
mardi 11 octobre 2011
poussières d’algues sur le fleuve immobile
Je ne choisis pas : il y a des signes objectifs qui s’imposent. Cette couleur, ce mot plutôt, le mot vert, par exemple : je l’ai rencontré toute cette journée, à mille endroits, pourquoi.
Signe d’espoir, le vert est le symbole de la jeunesse, de l’inexpérience et de la crédulité, probablement par analogie aux fruits non mûrs.
Combien de manière de nommer un seul jour – quand un jour comme celui-ci est passé sur un même ciel gris cassé, et moi, au bureau, ai vu passé sur la même fenêtre des heures semblables. Pourtant, il y avait ce mot vert qui lançait, tranchait à vif.
Dans la littérature chrétienne, le vert est associé à l’une des trois vertus théologales, l’espérance (cf. Dante).
Dans cette position, je ne suis qu’un réceptacle exposé aux puissances vagues qui flottent dans l’ennui, la concentration extrême que cet ennui exige, la libre disponibilité aux pensées qui viennent et font écrire et penser. Sur l’écran, deux fichiers ouverts : la page du travail, et l’autre pour recueillir cette passion des flux que je dépose au compte-gouttes, des phrases, des images, des terminaisons abstraites d’un corps langui laissé à l’abandon de moi.
L’association du vert avec le hasard et la chance viendrait du fait qu’il était l’une des couleurs les plus instables en teinturerie, d’où son interdiction traditionnelle au théâtre.
Je me laisse absorber, seule manière d’écrire en retour dans ce mouvement de rétraction et de violence qui se projette, quand on mène ainsi ce travail, une ligne après l’autre. Et ce mot qui revient, donc, dans des images concrètes, les souvenirs habités, les fictions d’une phrase brève et définitive dont je loge les cadavres morts-nés sur la page : ce mot vert, son imaginaire de plusieurs siècles, ce qu’il charrie en lui de sens que j’ignore, et dont l’ignorance même me semble évidemment nécessaire et explique qu’inlassable je vienne le rejoindre.
Le vert est également utilisé pour décrire la jalousie et l’envie.
Il y a des mots qui contiennent tous les autres. Celui-là par exemple. Avec un tel mot, on peut repeindre le dictionnaire. On y parle toutes les langues du désir et de la mort et ma journée devient peu à peu ce désir et cette mort, couverte de cette verticalité lente d’une couleur étrange que je porte dans les yeux au moment où le vert se change en gris (la couleur de mes yeux est grise ou verte, dépend des gens qui me regardent : qualifie davantage ceux-là que moi, je crois, tache Rorschach que je porte et traverse pour en retour voir le monde.)
Le vert évoque la maladie et la mort car c’est la teinte de la peau d’une personne malade, d’un cadavre, du pus. Un teint de peau vert est souvent associé à des nausées et à un état maladif
Une seule manière de nommer un seul jour : trouver le mot qui intensifiera l’expérience de ce jour en le détruisant.
La signification la plus répandue est la nature. En islam, le paradis est présenté comme plein de verdure. Le vert est également associé à la régénération, la fécondité et la renaissance de ses liens à la nature.
Avec une telle entrée dans le corps du monde, on peut dire la mort et la naissance (dans cet ordre) : et aucune pourtant ne s’ajuste à moi, qui l’entends comme un appel étrange à l’étrangeté radicale – le vertige, c’est le désir de tomber et sa peur la plus grande. Oui. (La noyade est ce rêve de vert, comme une pendaison inversée, toute chargée de ce désir d’atteindre ce point d’extrême relâchement, juste avant que tout se rompt. Je suis ce point de rupture.)
le vert dans le tarot signifie la vie, la respiration.
C’est justement le contraire d’un insensé (oui) : si je l’ai rencontré tant de fois aujourd’hui, l’aberration qui s’entête dit quelque chose d’une puissance à l’œuvre, nécessaire, à laquelle je me plie, que j’accepte comme un enfant.
Le vert est un U majuscule chez Rimb., sans doute parce qu’il est la forme irréalisée, circulaire et ouverte, un ventre capable d’accueillir tout cela, mais un ventre déchiré, arraché à son intériorité. Je suis précisément en cette déchirure.
Il y a soudain cette terre lointaine, hérissée d’arbres, chevelures vertes qui tombent à mes pieds, que je piétine quand j’entre dans la saison morte – je ramasse ces boucles virides, jaunies un peu, transparentes comme des yeux, aussi innombrables que mes solitudes. Dans cette forêts de cheveux coupés comme des soleils, le bruit des pas est immense : il remplit tout jusqu’à former ce cri de feuilles froissés qui nomme ma journée, ce soir, dans les visions effacées de ma fatigue.
-
des beautés singulières
samedi 8 octobre 2011
Assis au bord du fleuve dans le noir qui nous entoure, de la lumière soudaine, qui passe sur nous et s’éloigne pour laisser la nuit de nouveau, avant que d’autres lumières s’approchent et nous éclaboussent, puis le noir agit comme un flash prolongé avant le retour de la lumière encore, ça n’en finira pas (cette lumière ne se fixe que sur nos conscience, quand on voudra la prendre en photo, elle ne se laissera pas impressionnée) et ainsi jusqu’à la fin recommencée du monde ; il nous faut du temps avant de comprendre que la lumière qui ne cesse pas de nous éblouir et de nous manquer vient des bateaux en contre-bas qui passent, lancent un peu de jour sur le mur derrière, et s’en vont, l’eau devant remue un peu sa noirceur, en surimpression d’un courant qui va, en amont en aval, de sa force résolue vers moi,
une opacité mate et tremblée aux reflets desquels les tours de la ville sont secouées, on voit par transparence des pyramides se dresser à la surface, où la lune est une étoile de plus, images inversées d’un autre désir, d’un autre ailleurs ; par dessus tout ce jeu des ici et maintenant insensés, ce ballet de lumière et d’ombre incessant au rythme du passage des bateaux tous projecteurs braqués fait apparaître sans cesse son visage, ou le fait sans cesse disparaître, comment savoir, la nuit puis la lumière, pure l’une et l’autre, viennent et s’effacent sur nous, qui parlons de plus en plus bas, à toi la chaleur et à moi le froid, comme si du jour ou de la nuit nous nous étions échangés les énergies fondatrices, le temps a tellement de prise sur moi ; quand le type s’avance, encapuchonné, titube lentement vers nous, un mouvement de recul qu’on partage, les premiers mots inaudibles, comme il tend son portable, on comprend qu’il nous demande quelque chose – de lui écrire quelque chose, d’écrire quelque chose –, qu’est-ce que j’aurai pu lui écrire, et pourquoi moi,
je n’ai pas le temps de composer le roman que je lui aurais rédigé en quatre mots, un autre s’approche, le brutalise d’un seul regard qu’il ne posera jamais sur nous, l’éloigne sur le banc voisin, les bières qu’on aligne comme plus loin, là-haut à Montmartre (oh, penser à ce qu’on boit, et pourquoi : oublier sans doute, ou est-ce pour se souvenir du temps qui précède la toute première heure), et toujours entre nous et le fleuve, sur les murs derrière, tout au long des quais, la lumière qui nous longe, frôle nos cheveux mal emmêlés qui viennent se confondre dans cette nuit aux folies passagères, des beautés singulières, inapprochables.
-
eschatologies (de la course à pied)
jeudi 29 septembre 2011
Où vont ceux qui courent, en cercle, dans les parcs le soir avant leur fermeture ? Je me posais la question quand je les voyais tourner tourner. Ils voudraient semer quelque chose, je disais, et j’ajoutais, l’air sérieux, et pour rire : non, ils courent pour oublier la mort. Ceux qui m’accompagnent me contredisent toujours, avec ce ton de gentil reproche ; ils ont raison.
Tout à l’heure, revenir et revenir sur un texte que je voulais écrire ici : et impossible ; non pas que je savais ce que je voulais écrire, mais ignorais comment le dire : j’écris toujours pour savoir ce que j’avais eu envie d’écrire, et comment, c’est la phrase qui me le dit. Mais il y a des images qui déclenchent et dont il faut bien rendre gorge pour en justifier la nécessité secrète, pour apaiser en elles la soif qu’elles imposent : un lieu intérieur où le jour s’est fabriqué avec plus d’intensité, et dont le texte porte la trace tout en demeurant secret, je le sais bien : ce qui en ressort est toujours lointain, mais je reconnais toujours en lui l’écho premier. Là, il était question de manège, du contact insensible sur la main, un toucher qui perfore, et puis ce qui doit rester insensé et donc tu pour toujours. Mais évidemment, je ne faisais que formuler la même image dans l’élément de l’image : rien ne se disait qu’elle, et comme on trace un cercle sur lui-même, on finit par ne plus distinguer le cercle du tracé. Alors, sortir, et ce soir, comme souvent, courir une heure, en cercle, dans le parc avant sa fermeture. Où suis-je allé pendant une heure ?
Les directions qu’on prend dans l’esprit, quand il va au bout de l’effort de courir : après quarante minutes (pour moi, toujours après quarante minutes), un basculement intérieur : les dernières vingt minutes passent malgré moi, la foulée n’obéit qu’à une mécanique naturelle, déhanchée, traversée par la douleur – la pensée ne se fait plus vraiment comme elle en a l’habitude. Jusque là, je m’attache à établir le jour précédent, le jour suivant : c’est une manière de rêve éveillé : fabriquer l’oubli violemment. Puis, quarante minutes : il arrive ce moment où l’oubli prend sa part et évacue tout. C’est au bout de quarante minutes, oui, quand la douleur même s’oublie : une sorte de règne des fins, d’ouverture infinie à la fin incessante.
Il n’y a plus dans le corps qu’un prolongement de l’esprit, puisque le corps est soudain ce qui habite l’esprit, et non l’inverse (penser aux belles pages de Echenoz sur l’immense Émile Zatopec dans son Courir) : tout ceux qui courrent savent cela, possèdent en eux une telle horloge mentale qui procure ce sentiment de passer outre : finalité sans fin de courir.
Au premier tour, la lumière rasante, dans la ligne droite qui monte quand on fait le virage de la grande allée : lumière qui heurte les yeux ; on baisse alors le regard, on est ébloui pendant plusieurs centaines mètres même après avoir fait le tour : crise d’épilepsie minuscule, euphorisante. Au second tour, même endroit, la lumière bat contre le torse. Au troisième, elle rythme le foulée ; au quatrième et au cinquième, elle traîne partout dans la poussière, on la piétine, sur le point de disparaître tout à fait. C’est comme avancer dans la mer, quand on mesure sa taille à la hauteur des vagues sur le corps, qu’on avance et que la mer monte jusque dans la nuque mouillée, et les cheveux répandus autour de soi : oui, c’est comme avancer dans la mer, mais à l’envers : on remonte le temps – à force de tourner, la terre lentement recule en soi, elle va passer ; c’est nous qui la faisons rouler sous notre foulée.
Je pense à l’écriture soudain : je me dis : c’est ainsi qu’on avance les lignes, c’est ainsi que je travaille en moi ces lignes : non pas dans la certitude de délivrer ce que je sais en amont de moi, mais comme pour produire de l’ignorance et la disposer sous la forme que la langue sculpte quand la lumière de telle ou telle phrase vient la briser : et cela m’apparaît alors, qui me dévisage, nomme ainsi le monde. Oui, tout ce corps à corps. Le seul désir de raconter ces morceaux de ville qui viennent en soi se fracasser : et celui de le dire, parce qu’on est certain qu’ainsi d’autres que soi se liront, et la liront, prendront part à elle, à soi-même enfin, un peu.
La finalité de la course à pied, ce n’est pas le temps : ce n’est pas les autres, à devancer (on double autant qu’on est doublé : ce beau mot de doubler, ces doubles de moi qui sont mes spectres, mes frères, mes autres ombres que je dépasse de temps en temps pour que d’autres me dépassent) ; ce n’est pas l’oubli de la mort, c’est une manière de face à face avec le corps quand il est près de se rompre, une invention de son corps, de chaque muscle qu’on éprouve de nouveau, un agrandissement de soi. Écrire, est-ce que ce n’est pas dans ces lieux mêmes ?
Où aller : non pas tourner en rond, mais reculer, lentement, résolument, ces territoires d’inconnus qui nous cernent, et qui prennent corps d’un jardin entier, avec de l’autre côté, la ville qui passe, respire un peu, dans laquelle on retourne ensuite, après une heure, armé de plus de fatigue encore pour traverser la nuit qui s’avance, qu’il faudra encore une fois écrire pour lui appartenir, et se rendre de l’autre côté de l’aube, franchir.
-
poursuites
mercredi 28 septembre 2011
Dans la course insensée, du soleil ou du train, qui suit qui, peu importe. Épilepsie contagieuse : ce jeu d’apparition-disparition du soleil derrière les paravents dressés par tout ce dehors pour le seul plaisir de faire se lever l’aube à chaque mètre. Moi, je vois surtout que la nuit tombe à chaque mètre. La vitesse emporte tout.
La poursuite braquée sur moi est un signe que je ne lui échapperai pas, jamais. La poursuite braquée sur les villes mortes le long des gares fait apparaître les ombres chinoises du monde abandonné, les mauvaises herbes partout, les fleurs sauvages. Mais on ne les voit toujours que lorsqu’elles disparaissent. La lumière les longe comme un fleuve qui ne rejoint jamais les centres des villes. Peut-être.
Le soleil est un point fixe et mouvant sur la ligne des lignes du train : comme ces brûlures de cigarettes apposées rituellement sur les pellicules du film, pour se repérer dans le récit brisé des images. Un point comme une main fermée, grosse comme la lune. Sans contours. Sans arrière-plan et sans nuance. Qu’on fixe dans les yeux pour ne plus voir que ce point quand on les ferme.
Je suis dans le ventre de toutes ces choses qui te réveillent le matin. Quand un train passe, j’en habite un quelque part. Je pourrais crier en lui que le jour se lève, c’est toujours alors près de moi qu’il dresse la tête, les cheveux en bataille, le combat perdu d’avance sur la nuit ; et dans la course qu’il entame, la respiration rauque des machines, souffle brisé comme le va-et-vient des corps qui se cherchent dans le corps de l’autre, le désir d’aller plus vite que mon train. Mais quand ce train arrivera de nouveau dans cette ville au loin, le soir déjà.
Non, je marche et je n’ai pas pied. Je penche la tête, je ne vois plus mon corps plongé dans la vitesse entière des choses. Je crierai encore l’aube suivante, la nuit pour qu’elle recommence – poursuites de théâtre qui aveuglent celui sur lequel la lumière se pose, désormais visible de tous, même s’il ferme les yeux. La vitesse emporte tout encore.
-
toujours là
vendredi 23 septembre 2011
Le monde entier est toujours là quand je vais, par là, ici et que j’entends ce grondement des rues en moi : la vie pleine qui recommence à aller plus loin : où je suis pour ne pas être rattrapé.
Tout le jour, rester à la table de travail, et coudre et coudre, et le fer chaud, et le métier remis cent fois, et les ratures à même les yeux, et les ongles mangés de creuser cette terre devant moi impossible que je rejoins tout de même, à force d’impossible.
Mais c’est une fois par jour au moins, le dehors ; je sors : une heure, moins, marcher dans cette ville qui n’est pas la mienne, en vérifier les jonctions qui ne se font pas, et puis, simplement remettre en moi les phrases de la demi-journée : quand je rentre, tout reprendre, tout réécrire. Demain fera de nouveau le tri. Écrire est fait de plus de lignes effacées que de mots.
Le monde entier, lui, est toujours là : ce qu’il faut : trouver comment et où cela vient correspondre au plus juste. Le monde entier n’attend pas, moi si. Moi j’attends quelque chose qui soit comme (et de suite, rentrer, vite). Les marches dehors durent le temps d’en finir avec telle ou telle phrase, le rythme du pas établit les équilibres, expulse les faussetés, comme de la sueur.
Le monde entier est plein de ces violences, qu’en moi je garde pour conserver le visage qu’on me prête. Je suis là pour les recevoir, longtemps, longuement, je tiens le regard de ceux qui passent, et j’attends qu’ils se détournent. Un jour, je saurai quoi en faire (un jour).
Dans ce boitement de la journée, dehors, dedans, j’obéis à d’étranges élans qui me secouent le jour : quand je suis dedans, c’est de n’être pas dehors, et la douleur est grande ; quand je suis dehors, toutes mes pensées vont au dedans, aux phrases qu’il faut écrire pour toujours.
Il y a en moi ce texte-monde à écrire que je possède, que je ferai, et qui pour le moment bat intéreurement sa pulsation instable, insistante, dévorante. Y répondre, oui. Mais d’abord, le monde entier des choses, toujours là, qu’il faut atteindre dans son nerfs le plus central. Ensuite : ensuite un dernier regard au ciel, et respirer, et aller.
-
harmonies (des lignes brisées)
vendredi 23 septembre 2011
Tout serait histoire de lignes brisées dans cette vie : non pas de hasards, ni de rencontres, ni même de fatalités : seulement de brisures entre des lignes qui se croisent, donnent naissance à d’autres lignes, viendront briser encore et encore d’autres lignes qui fabriqueront peu à peu ces entrelacs de désirs et de confusions pour venir jusqu’à moi nommer cette vie, brisée.
D’une ville à l’autre, et d’une journée l’autre, je cherche les cohérences, je ne les vois pas, je ne fais face qu’à des correspondances, les lignes de ce train ne se croisent pas, elles : moi, je passe.
S’y emmêler est une joie, s’entrelacer comme des cheveux aux réveils, passer la main pour faire le compte des nos morts, une fois la bataille nocturne menée, et perdue. C’est une joie, celle de ne plus savoir quelles lignes prendre, les directions confondues soudain. Mais la douleur au soir de les avoir remises dans l’ordre, rétablies les évidences : grande aussi.
Je cherche la définition de l’harmonie, la trouve :
S’il se trouve une âme et un corps tels que toute la suite des volontés de l’âme d’une part, et de l’autre toute la suite des mouvements du corps se répondent exactement, et que, dans l’instant, par exemple, que l’âme voudra aller dans un lieu, les deux pieds se meuvent machinalement de ce côté-là ; cette âme et ce corps auront un rapport non par une action réelle de l’un sur l’autre, mais par la correspondance perpétuelle des actions séparées de l’un et de l’autre ; Dieu aura mis ensemble l’âme et le corps qui avaient entre eux cette correspondance antérieure à leur union, cette harmonie préétablie.
/FONTENELLE. Leibnitz.L’harmonie est ce déséquilibre incessant qui se rétablit dans un équilibre en sursis, une chute rétablie in extremis à chaque seconde, un manière de se situer au milieu du monde à chaque pas, et chaque pas redéfinit le milieu du monde sous le mouvement : chaque pas est ce milieu du monde qu’on avance en soi vers ce point où il va se détruire. Ce point de rupture de l’équilibre qui vient tout rééquilibrer – si c’est écrire, ou désirer, ce point, et si c’est autre chose.
Oui, l’harmonie est ce grand écheveau de sens, plein de ces déséquilibres aberrants qu’on me reproche, avec douceur, quand je ne suis pas là où la ligne l’exige – les choix qui se forment en moi sont contraires à toute logique : seulement, l’harmonie qu’ils façonnent peu à peu ressemble vaguement à cette vie, voilà tout. Si je prends du recul sur le dessin étrange , il prend forme de mon visage : il pourrait porter mon nom.
C’est précisément mon visage dans mes rêves : celui que je ne vois pas dans les miroirs qu’on me tend. Il y a quelque part, des endroits où ces lignes vont : oui. Je les suis comme je le peux, j’en écris certaines, et j’en rature d’autres ; cela forme d’autres lignes : vois-tu, si c’est la beauté que je cherche, c’est peut-être parce qu’elle est le corps de cette âme-là, un labyrinthe de villes, une rue multiplié sur un pays entier, un continent intérieur — correspondances antérieures à ma volonté que je viens reconnaître comme on va reconnaître un mort sur lequel longtemps demeurer en silence avant de tendre une main au-dessus du visage et lui fermer les yeux sans le toucher, d’une caresse sans larmes ni reproche : avec la certitude du réveil prochain.
-
vitesse et précipitation
mercredi 21 septembre 2011
Après deux mois, je retrouve ce train à même place, monde dehors à même vitesse, mais paysage intérieur méconnaissable : ce qui a changé, impossible de le dire. La distance est la même mais pour rejoindre, impression d’en faire davantage ; le soleil est plus lent aussi. La vitre est sale ; derrière elle, le jour se lève malgré tout, par habitude sans doute : je le vois bien.
Lorsque je prends note sur l’écran de tout ce jeu en moi entre ce monde coulissé à main gauche, les livres à droite sur la table, et les lignes que j’aligne peu à peu devant moi pour dire à la fois le monde et les livres, des correspondances jouent, évidemment. Je sais bien que ces phrases n’ont pas le même poids quand je les écris dans ce train. Je sais qu’elles n’occupent pas le même volume sur la page, n’emportent pas la même vitesse — mais comment ensuite les accorder aux autres, les lignes écrites seulement au bureau.
Ai-je pourtant écrit deux jours de suite au même endroit, cet été. D’un café à l’autre : un jour il fallait trouver un lieu où s’isoler du bruit ; le lendemain, la page réclamait au contraire ce bruit même que je fuyais et la fraîcheur ; et le lendemain, c’est la chaleur, la lumière, qu’il fallait. (Mais toujours la soif). D’un café à l’autre, donc : et les lignes en portent la trace, oui.
C’est à la taille des arbres qu’on peut dater leur âge ; un cheveu fait descendre en lui la mémoire de plusieurs mois, centimètre après centimètre ; et le train qui s’éloigne avec moi creuse dans mon corps d’autres dépôts, m’impose un précipité de phrase qui exige.
Quand de la phrase dépend la force de la pensée (ou son absence), et qu’elle ne dépend que de la forme d’un nuage, d’une vitesse plus ou moins atteinte, d’une lumière qui se pose ou non sur la main, je reste toujours à la fois accablé par tant de fragilité, et sûr d’être confiée à des hasards qui seuls parmi le chaos éparpillé des choses savent où ils vont, accordent à chaque moment de cette fragilité la force nécessaire pour se survivre à elle-même, et passer.
-
sagesse du mendiant
mercredi 21 septembre 2011
Dans cette ville comme en mon propre rêve : quand chaque lieu est un signe qui se retourne vers moi, une figure qui me peuple, et qui s’adresse à moi : tous ces fantômes de moi qui se portent sur ces murs comme pour dessiner à la craie sur un tableau quelques phrases que seul je saurai lire parce qu’ils sont de ma main, au geste illisible de mon poignet –
mais signes qui parlent en moi leur langue étrangère, je passe des Grands Moulins à Bercy, il y a cette moto renversée dans son sang noir, plus loin, un autre trottoir, un fauteuil renversé comme un frère, et pour quelle chute, les feuilles tombent aussi, je continue – il y a des couples qui pleurent : non, pas des couples, seulement le garçon, penché sur l’épaule de la fille, qui sanglote lentement, comme on apprend une leçon et qu’on la récite parce qu’y dépend notre vie : je croiserai un autre couple, ainsi penché, et les larmes : quelles signes ;
le reflet sur chaque lieu de cette ville est en moi, je serais bien ce qu’elle abrite, et lorsque je marche sur elle, dévore une part de ma propre chair : m’y enfoncer, ou la fuir, est le même pas : c’est pourquoi j’écris je marche la ville : elle le sait, elle, et se laisse faire ; c’est un rêve, il défigure ma réalité comme sur un visage le lent passage d’une feuille de papier aiguisée :
cette nuit encore, quand je la quitte, cette ville, il y avait ce couple, ces larmes, les paroles qu’on n’entend pas, qu’il ne faut pas profaner ; il y avait un pont à ne pas franchir parce que de l’autre côté coule un autre fleuve ; il y avait des étoiles une à une franchies, dessinées au tableau qu’on efface comme un baiser sur des lèvres pécheresses, oui.
Dans l’éloignement de l’éloignement, Notre Dame aussi, le pont laissé seul, et le regard du mendiant qui savait ce que sait d’un regard celui qui appartient désormais à l’épaisseur de signes de cette ville et qui vient me dire mon nom pour que je le reconnaisse ; et moi je suis passé, désirant à chaque pas reculer la ville en moi, ou en retirer sa brûlure –
il y avait partout comme l’évidence d’évoluer au milieu de mon bannissement, et voir sur le sol, cheveux arrachés du fou, les traces de mes propres pas qui me précédaient quand je leur tournais le dos. Il y avait la voix du mendiant au-dessus de la nuit, qui disait un secret, ces secrets dont on est possesseur dans nos rêves, et qui nous sont ravis dès l’éveil, et donne soif – la ville intérieure s’est retirée de nous, c’est le jour, il faut y prendre part : le rêve lance en moi la douleur impossible à désigner en dehors du rêve que j’écrirai sous la forme de cette ville et des signes abandonnées qui la jonchent.
-
éperdument
mercredi 14 septembre 2011
le rêve de demain est une joie, disais-tu dans ton souffle perdu, mais la joie de demain en est une autre, ajoutais-tu dans le souffle suivant, et au mouvement de tes cheveux, j’ai deviné la suite, qui disait avec toi : rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose — oui, alors il n’y aurait qu’à oublier, chaque jour, le jour suivant, pour n’accepter que le présent simplement parce qu’on l’aurait attendu comme la fin du monde, puisque la fin du monde entier des choses t’aurait conduit jusqu’à moi :
fabriquer de l’oubli et bâtir des ponts entre nos deux corps [1] : c’est à cela que servent les rêves, je crois, fabriquer de l’oubli, mais ce n’est pas cela que je cherche : ce qu’il faudrait, c’est oublier aussi le lendemain, évidemment : n’être qu’au lieu où l’on se tient, sans cesse, comme le jour est contemporain de sa position dans le ciel, et sa folie ; demeurer aux mêmes endroits (mais en silence, juste : oui),
c’est épouser le long, lent, éperdu mouvement des astres qui s’abat sur nous à chaque instant : oui, vraiment : comment vivre en dehors de cette fabrique de l’oubli qui me rend si présent à cette justesse et à toi : c’est pourquoi le rêve de demain est aussi une douleur, dans sa joie même — et l’absence, une simple vacance de temps, qui demande : où se situer dans l’équilibre éperdument rompu de soi (ô, comme ce mot éperdument impose une voix oui qui le rend désirable) : pourquoi cette question - il y aura d’autres manières d’oublier ces jours, de se rendre présent demain.
[1] l’oubli est une tâche qui s’invente chaque jour : une tâche noble qu’il faut construire




