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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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toutes les lettres coupables (et rêves d’ivresse)
mercredi 16 mars 2011
Là pas d’espérance ;
Nul orietur.
Science avec patience
Le supplice est sûr.Rimbe
Des six heures, enfermé, sous les grands murs de la BNF, le ciel à portée derrière les vitres jusqu’aux plafonds de dix mètres, et le jardin aux sous-sols, les lumières individuelles, la rumeur de fond de tout ce silence brassé qui me fige, retenir beaucoup de fatigue, et encore, difficilement, tant elle me file entre les doigts. Dernière session de travail avec passage aux archives pour moi. De la poussière entre les doigts, oui, jusqu’à se brûler les yeux aux technologies incertaines des micro-films. Et puis, finalement, de fatigue et de désœuvrement, achever tout cela dans un exemplaire des portofolios manuscrits de Rimbaud ;
est-ce qu’on n’apprend pas autant de la forme des lettres ? je veux dire : pas d’un point de vue de flic ou de médecin (pas la littérature comme symptôme, tu dis, et bien sûr on a raison), qui cherche sous l’allure dégénérée de telle M la preuve, ou l’aveu inavouable et souterrain (qu’ils viennent nous dire, un jour, la forme idéale et certaine et innocente du M — je crois, moi, toutes les lettres coupables, et toutes graphies perverses si elles veulent que je les désire : et je les désire, alors, elles le sont) — oui,
mais je suis à la lettre la lettre du mot, non pas trace seulement, mais signe, non pas dépôt, mais au-delà de sa présence même, déliaison du monument au seul geste qui viendra l’effacer, maintenant que je lis cela et que je ne vois plus l’immeuble au-dessus de moi qui m’écrase —
les tenants du livre imprimé, ceux qui s’enivrent d’odeur du papier [1], est-ce qu’ils savent cela, que le mot est dans le mot, pas dans l’objet qui l’enferme, et même à la surface de ses courbes le désir qui s’éprouve de l’atteindre s’échappe — et qu’à force de considérer l’objet qui les contient, ils finiront emmurés dans une bibliothèque, incapables de déchiffrer les lettres, jamais ; bêtes à avaler des pages.
De la fatigue de ces dernières semaines, résolution de l’en-allée. Résolution de grande solitude aussi (joyeuse et arrogante).
Avoir raison, pour toujours, c’est aussi une manière d’accepter sa propre perversion : celle qui consiste à croire que sur quelques lignes, on irait au-devant de sa vie et on finirait par la trouver. Oui, on ira jusque là — moi, j’irai jusque là ; et après ? Après, m’effondrer, dormir, et le bonheur : bien ivre, sur la grève.
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histoires du jour (Zeppelin)
mardi 15 mars 2011
Rock and Roll (Led Zeppelin, ’How The Best Was Won’, Concert 1972)
Ce soir, rien que des images diffuses de la journée, brisée, mais laquelle saurait la dire toute ?
Après-midi, travail autour de Giambattista Vico : relever cette idée, qui appartient à sa conception de l’Histoire éternelle idéale — cherchant une nature commune aux nations, Vico dégage trois coutumes humaines qui les rendraient, au-delà des différences, communes ; coutumes existant depuis tous temps et pour tous temps.
— 1. Toutes les nations possèdent des religions.
— 2. Toutes contractent des mariages solennels religieusement sanctionnés.
— 3. Toutes ensevelissent leurs morts.M’être entendu dire, à mi-voix : il n’y a que les morts qui résistent encore. Oui, si nos nations ont réglé facilement et presque sans douleur les deux premiers points, reste le dernier geste. On brûle les morts, aussi — mais pas assez. Se souvenir d’avoir pensé : encore un effort pour sortir de l’histoire éternelle : pour mettre à mort l’éternité — une mince pellicule de terre nous sépare de la dignité d’être hors de l’histoire morte pensée avec arrogance par nos pères. La Religion, le Mariage relégués à des folklores civils. Reste encore un peu de corps avant la cendre. Vico, cherchant dans l’étymologie des mots leur nature même et leur sens explique le mot humanité par le latin humare : ensevelir, mettre en terre.
Encore un effort pour brûler ce qu’il nous reste d’éternité.
Non, ce n’est pas l’image de cette journée.
Plus tôt, j’ai réussi à obtenir les achevés d’imprimer des ouvrages de Koltès publiés aux éditions de Minuit. Retrouver le jour et le mois de publication — idée plus précise, au jour près, de l’incroyable maillage qui existe entre l’écriture, les créations des pièces, leur publication. Superpositions qui organisent des échanges. Lesquelles ? L’œuvre quand elle se constitue nie sa faculté à produire une masse cumulative qui l’informe. Restent quelques dates : 1er février 1988 (publication simultanée du Conte d’Hiver, traduction de Shakespeare, pas encore mise en scène par Luc Bondy, et de La Nuit juste avant les forêts, plus de dix après sa création dans le ’off’ d’Avignon) ; 10 décembre 1986 (publication de Dans la solitude des champs de coton, près d’un mois avant sa création sur scène) ; 23 juillet 1984, publication du premier livre publiée dans la maison d’édition de Jérôme Lindon, La Fuite à cheval très loin dans la ville, huit ans après sa rédaction.) Quelles logiques ? Comment vivre avec ces retards, ces anticipations ? Et puis, le jour qui suit ces publications (et même le jour même), se dire qu’il était déjà plongé dans l’écriture d’autres choses, qui occupaient tout — alors quand on tient le livre dans les mains, quelles mises à mort du passé saisit-on qui n’arrive pas à rejoindre, coïncidence d’aucun présent, construction d’une histoire toujours retard, spectre de l’œuvre ?
Mais non, ce n’est toujours pas l’image de cette journée — c’est une autre encore, qui les dit toutes.
En sortant du café où prendre des forces aux énergies vives, celles qui justifient la solitude et son partage surtout, croiser une petite foule regard levé au-dessus des toits. Là, dans le ciel, cette masse qui avançait sans bruit. Un Zeppelin. Plus tard, j’apprendrai les raisons, les mesures, le reste. Peu importe. Mais dans le signe, l’arbitraire, l’anachronisme moderne de la scène, tous ces visages tournés, inquiets, curieux, intrigués, qui repartiront en haussant les épaules ou jurant — et moi seul, là, mais comprenant le signe, et à distance, saluant l’étrangeté et la justesse, me sachant présent à lui accordé ; un dernier regard au Zeppelin avant de m’engouffrer dans le métro, c’est fini : je ne saurai pas avant de l’écrire que l’image serait suffisamment grande pour contenir tout cette journée.
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formes du silence
lundi 14 mars 2011
Strange weather (Keren Ann, ’101’, 2011
« La césure coupe le souffle. Quand elle a de la chance, c’est pour donner la parole. »
J. Derrida
Wake up slowly, dit le matin noir d’orgueil, there are blue skies, lance dans le bras la douleur qui déchire le son répété du réveil avec le silence qui s’enfuit par tous les pores de cette peau morte, morte tu répètes et le son répète lui aussi morte, et alors, (et alors) cutting white lines in black matter, rien d’autre, jour mat, tu sors : I see them shining trough your drunken eyes — et tu penses à des phrases comme They only want me , ça ne coïncide pas avec la douleur de s’être réveillé dix jours après, il y a seulement du jour blanc dehors qui t’attend, et quand tu t’engouffres dehors, c’est presque la nuit déjà, et le train au fond de ce long couloir, tu lèverais bien la tête pour dire in strange weather mais tu n’as pas le temps.
Tram A, vide, ciel plein déjà, changement porte de Bourgogne, attente dans le froid, pas longtemps, le froid ne dure pas, l’autre Tram est là, éjecté gare Saint-Jean et nouvelle attente, froid sec, verrière sale de jour passé sur elle, lumière verticale soudain, dix minutes de retard veuillez nous excuser, attente encore, suivre des yeux la lumière, ne pas aller assez vite, et dans la voiture du train soudain, fenêtre proche pour ne pas manquer Angoulême, manquer Angoulême, et Poitiers, les manquer parce que la ligne sur l’écran l’exigeait, trois heures en un souffle, sortie Montparnasse, le métro ensuite, et c’est soudain les visages, des centaines soudain, c’est soudain les corps, avec les bras inachevés dans les manteaux, et la tête silencieuse, les bouches pleines d’insultes muettes, les panneaux publicitaires, la laideur des villes sous la ville, le métro qui s’arrête sous le tunnel le plus noir, veuillez patienter, veuillez nous excuser, le départ dans l’ébranlement le plus lent, rue monsieur le prince, la lumière de rue soufflot, se presser alors que, inutile, le retard grandit, mais sur quoi, sur quoi tu dis sur quoi et rien ne vient, seulement l’amitié d’un repas près des marches interdites du panthéon, la bibliothèque sainte-geneviève est trop proche, on s’y rend dans la soif et la soif sera ininterrompue désormais, ensuite le métro encore et derrière les Grands Moulins, derrière encore, la Hall aux Farines, la salle vide et la craie jaune, le silence en rentrant finalement, le jour est terminé tu dis cela et le jour ne cesse pas il continue de terminer, le jour est le même qu’au matin, n’étaient les visages encore plus nombreux de ceux qui comme moi rentrent leur journée comme une chemise froissée dans la valise de la semaine et demain le jour noir de nouveau noir tu dis cela pour t’endormir et cela te réveille en sursaut alors que tu l’écris.
Tu diras sur la page les dix jours passés sans écrire — je n’avais pas vu, moi, que dix jours avaient duré autant. Je n’avais pas vu moi que le silence qui s’était construit ici me rendait silencieux.
J’avancerai un jour sans drame dans le silence, mais faut-il croire que c’est question de croyance, et qu’il y a des limbes qui ressemblent à des rues vides.
Je marche dans chacune d’elle.
J’y croise certaines silhouettes. Quand je me retourne je suis éparpillé par le retard : le jour prochain est déjà là.
J’écrirai ce jour à minuit et quand j’aurai fini il sera minuit vingt sept : est-ce que ces vingt sept minutes compteront pour du silence ?
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Fenêtre suspendue dans le noir_
Ana nbvendredi 4 mars 2011
Je traverse une ville sans nom .Je m’égare dans une rue sans visage .Une voix éclate. Je fuis. Je trouve un passage. Je reste là, un moment. « Sur l’écran de l’ordinateur, la surface verticale possède la rectitude lisse du trottoir de ma ville ». Je repars. Je marche vite le rouge sangle mes attentes. Dans le jour, dans le bruissement de la ville je découvre vos déplacements. Marcher traverser rentrer sortir regarder attraper des visages, coller des mots fantômes sur les murs sur les entrailles de la ville, et puis retourner à l’errance. Interrompre la trajectoire rectiligne des mots parcourus du centre de la ville à quelque part, ailleurs. Maintenant le jour a une autre couleur .Je ne dis rien des ombres écrasées sous la lumière sale du petit matin. Lire aube. Lire jour. Lire nuit. Je vous lis dans la mémoire de ce que je ne comprends pas. Au commencement je cherche des mots des choses possibles à approcher , des mots des choses possibles à poser , des mots des choses possibles à reprendre Un jour vous recopiez des mots de Garcia Lorca , vous écrivez duende , vous dites que ce mot on ne peut pas le traduire parce qu’on ne peut pas l’approcher , vous parlez des langues qui vous sont nécessaires , ces langues ont un nom Kafka , Bernhard, Goethe .Un autre jour vous perdez votre territoire et avec votre territoire la langue de votre territoire .Au commencement je me perds dans des bouts de ciel des bouts de ville . Le texte défile à la vitesse du jeu et du désespoir, les rues se croisent se joignent s’écartent s’étendent s’arment se dénudent s’effacent, une à une, ne restent plus que les formes entraperçues des corps et des nuques penchées. Dans la nuit une fenêtre allumée. Ciel. Arbre. Rue .Escalier . Porte .Fenêtre. Fenêtre allumée. Fenêtre allumée. Fenêtre. Porte. Escalier .Rue .Arbre . Ciel. Ne retenir que le regard du texte exposé là sous mes yeux, n’en retenir que la première ouverture. Ensuite revenir rechercher là, où le monde vous habite, rechercher ce qui peut m’appartenir. Et des paysages intérieurs de la sphère des musiques mystérieuse de la danse de l’animal ivre je ne dis rien .Dans les veines de la ville votre écriture s’écoule .Vous ignorez la colonne vertébrale incise lumineuse dans le ciel .Ville visages voix. « La langue, je m’en sers pour faire levier aux heures qui me détachent d’elles, ou qui m’absorbent ».Je vous lis quelque part, vous fuyez le jour vous fuyez la nuit. Vous écrivez contre le temps. Un jour je lis avec votre voix, votre voix entre dans le/mon texte lu. Un jour votre voix disparaît. Parfois je vous parle. « Parler n’est ce pas vouloir mettre debout quelque chose ? N’est ce pas vouloir se mettre debout ? » Je regarde la lumière troublée troublante de la rue .Vous marchez vers « la ville aux épaules de vieillard ». Je reste au bord d’une fenêtre suspendue dans le noir .Vous sortez, à chaque pas vous creusez l’infini des métamorphoses. Vous marchez maintenant vers la ville aux remparts. Ciel. Arbre. Rue. Visage. Escalier. Porte. Fenêtre. Fenêtre allumée. Fenêtre allumée. Fenêtre. Porte. Escalier. Rue. Visage. Arbre. Ciel. Autour de nous rien n’est en repos la terre le ciel les arbres les rues les murs de nos maisons .Hier non retour de l’hiver, quelques flocons épars côté rue.
Ana nb
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #21, j’accueille Ana Nnb — que je ne connais pas, mais que je lis depuis maintenant deux ans, par la grâce de ces échanges mensuels : serais-je arriver jusqu’à son blog s’il n’y avait pas eu ces vases communicants ? C’est toujours un peu un miracle, les rencontres d’écriture à écriture : l’énergie et l’obstination de nos vases communicants tient beaucoup à cette volonté de provoquer ces miracles. Je lis donc Ana nb depuis qu’elle y participe, reconnais sa ponctuation particulière, les rythmes qui l’imposent.
Quand elle me propose le mois dernier d’échanger avec elle, je sais où cet échange mène : et comme elle propose sur son blog (ses blogs) ces notes tendues, denses, de précision absolue sur tel geste, la ville intérieure et ses lieux — je sais que l’échange aura du sens. Surpris cependant de voir quelle direction elle a prise pour ce vase communicant, et le sens multiplié qu’elle m’offre, littéralement : cette lecture de mes carnets, devenus, par son regard, ville qu’elle emprunte et m’adresse. Cette joie des rencontres, au lieu même qu’on a provoqué mais qu’on ignore, c’est là un autre miracle, plus précieux encore que le simple déménagement de nos sites. Merci, grand merci à elle.Et merci aussi pour son accueil chez elle, où je fouille le beau mot qui donne le titre à son blog : sauvage.
Et suivre, via le groupe Facebook, d’autres vases communicants ce mois — tout cela sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
- Les vases communicants de mars :
– Candice Nguyen et Christine Jeanney
– Sam Dixneuf et Stéphane Bataillon
– Juliette Mezenc et Christophe Grossi
– François Bon et Guillaume Vissac
– Michel Brosseau et Jean-Marc Undriener
– Estelle Javid-Ogier et Jean Prod’hom
– Anna Vittet et Joachim Séné
– Cécile Portier et Christophe Sanchez
– Clara Lamireau et Urbain trop urbain
– ana nb et Arnaud Maïsetti
– Morgan Riet et Murièle Modély
– Nolwen Euzen et Benoit Vincent
– Maryse Hache et Michèle Dujardin
– Elise et Piero Cohen-Hadria
– Anne Savelli et Franck Queyraud
– Dominique Hasselmann et Dominique Autrou
– Marlène Tissot et Vincent Motard-Avargues
– Louise Imagine et Isabelle Butterlin
– Kouki Rossi et Brigitte Célérier -
le point d’interruption
mardi 1er mars 2011
My Name is trouble (Keren Ann, ’101’, 2011)
Il faut mettre son cœur dans l’art, son esprit dans le commun du monde, son corps où il se trouve bien, sa bourse dans sa poche, son espoir nulle part.
Flaubert (Correspondance)
Réveil violent dressé dans le crâne et tout le jour à passer avec cette image mentale d’un corps autre assis sur le rebord du lit qui regarde sur mon visage.
Faire avec.
Faire sans la suite de ce rêve qui l’aurait achevé, et permis que je l’oublie. J’ai sur les bras cette position du corps penché sur moi, qui se penche encore et qui va parler. Mais je n’ai pas son visage ; évidemment, je n’ai pas le mot qui sort de sa bouche interrompu immédiatement par le réveil : interruption de l’interruption.
Je l’aurais bien déposé là.
Ou plus loin —
Dans la librairie où j’attends une amie qui ne viendra pas, je feuillette la correspondance de Flaubert : je commence par la fin. La dernière lettre adressée à Maupassant, traversée de références bibliques, prosaïques, mondaines, crachant sur la bêtise, écrite dans la vitesse de la pensée accordée comme "une poignée de main à vous décrocher l’épaule", donne un rendez-vous qu’il n’honorera pas — tout Flaubert sur dix lignes.
Avant ces dix lignes, il y a six cent pages de lettres qui disent la recherche de la phrase, du corps à corps avec ce qui est plus fort que soi. J’ai pris le téléphone et me cachant dans un recoin de la librairie : murmurer quelques lignes dans le répondeur — on me répondra qu’on entend que du silence pendant une minute trente. Tout Flaubert dans la voix donnée et déposée, et reçue ?
Je sors dans le froid de novembre, j’ai oublié tout du rêve du matin jusqu’à l’écrire ce soir.
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monocordes
lundi 28 février 2011
Adagio For TRON (Daft Punk, ’Tron : Legacy’, 2010)
MONOCORDE
(mo-no-kor-d’) s. m.1° Terme de musique dans l’antiquité. Instrument à une seule corde, en usage chez les Grecs, qui en jouaient en promenant sous la corde un chevalet mobile et pinçant la partie libre.
2° Instrument sur lequel il y a une seule corde tendue et divisée suivant certaines proportions pour connaître les différents intervalles des tons.
Les monocordes, appelés aussi clavicordes.... sont fort agréables quand on les joue tout seuls.... c’est dommage que ces sortes d’instruments ne soient pas connus en France ; on en fait d’excellents dans la haute Allemagne,
Dict. des arts et mét. 1767. Fact. de clavecin.3° Il se dit aussi d’un instrument composé de plusieurs cordes, mais toutes à l’unisson, qui sert à régler les tons des autres instruments.
Littré
Et presque chaque nuit, la même suie de cendres. Presque chaque nuit les sanglots sur les trottoirs, les mêmes : qui s’échappent — pour un jour de plus davantage recommencé.
Le froid de l’hiver ne me quitte pas. Quand on aura enfin atteint une longueur de jour raisonnable de nouveau raisonnable, on nous l’amputera d’une heure, évidemment.
L’univers est un œuf, ai-je dit : mais c’est quand on le voit de l’extérieur qu’il nous apparaît tel — et comment être de l’extérieur de la chose même qu’on habite, qui nous habite ? De l’intérieur de l’œuf, qui pour dire sa taille et sa forme ? Même chose pour ce jour, cette nuit, ces manteaux tellement échangés qu’ils n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre, et qu’on a, au crépuscule, abandonnés à la surface des choses comme sur un mort pour éviter qu’on le voit : et c’est alors qu’on sait qu’il s’agit d’un mort. Mais de quel mort ? On l’enjambe.
J’ai dit aussi, mais conversation lancée dans le hasard le plus beau, la supériorité de l’œuf sur tout autre chose, c’est ce en quoi il s’apparente à une toile d’araignée. Il n’y a pas deux œufs identiques, mais chaque œuf est également parfait. Comme une toile d’araignée. Mais essayez de laisser tomber un œuf sur une toile d’araignée — ai-je pensé —, il ne restera rien de tout cela. Beautés des choses fragiles, fragile en leurs beautés.
La même nuit est donc tombée (je pensais enfin), et le poids sur les épaules. Ce n’était alors pas la même nuit. Quelque chose de soyeux dans le frottement des étoffes. Longue robe coulée sur les lumières sales. En tournant le dos à la Place, le rire de Suze Rotolo que je n’ai jamais entendu, la musique de plusieurs cordes à la fois tendue sur une même note jouait un requiem de splendeur. Le deuil d’une certaine forme de nuit, tu le vois bien, si différente de tout ce que j’ai vécu : le manteau sur le sol est dressé à la verticale de chacun de nos pas — il est de la couleur de nos cheveux et nous y mêlons nos corps pour s’enfoncer chacun de notre côté dans une ville différente.
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Angoulême, fantômes de ville
dimanche 27 février 2011
J’Arrive À La Ville (Lhasa De Sela, ’The Living Road’, 2003)
Une femme qui se conduit ainsi ne mérite pas un souvenir. Je ne regrette pas non plus d’avoir quitté Angoulême. Cette femme a raison de m’y jeter dans Paris en m’y abandonnant à mes propre forces. Ce pays est celui des écrivains, des penseurs, des poètes.
Balzac (Illusions perdues)
Combien de fois ai-je essayé ? À chaque retour vers Paris, je guette la ville, je sais le tunnel qui y conduit, l’heure précise où je passe devant elle ou pour mieux dire : à ses pieds. La ville est haute et droite posée sur sa colline, et ses maisons tombent à sa verticale en ricochets de pierre grise. C’est un long virage avant d’y accéder ; alors, la ville est toute là — et je la manque, toujours. Je n’ai pas le temps de la voir, Angoulême est derrière moi. J’ai combien de photos de cette ville ratée ? Plusieurs dizaines — mais jamais je ne l’ai, vraiment. Que des fantômes de ville, jamais de corps. C’est une image juste du trajet que je fais, depuis deux ans.
Angoulême, cela veut dire Paris — c’est la première étape vers la montée. Cela veut dire aussi : une autre organisation du temps, une autre manière de vie, de voir, de lire, d’autres visages. Enfin, cela veut dire : la ville. Angoulême, dès qu’on la franchit, c’est une fatigue qui tient éveillé ; c’est aussi une façon de quitter quelque chose, et de rejoindre sans atteindre jamais.
Pourquoi je la manque, sans cesse, fidèlement ? C’est question de surgissement peut-être, c’est question de virage, d’inclinaison du train. C’est question d’obturation, de vitesse : pas celle du train, le train ici ralentit, mais de l’appareil. Quand je regarde ensuite, la ville manque, on voit son allure tout autour d’elle, et des traits qui l’effacent ; on voit des masses informes de corps délavés ; rien d’elle, jamais. C’est question d’habileté, sans doute aussi — surtout.
Si j’insiste, je toucherai sans viser le tunnel avant la gare, et c’est le reflet de l’intérieur du train que j’obtiendrai. C’est peut-être Angoulême encore. C’est toujours pour moi l’image, la seule, d’Angoulême — la plus juste ? La seule qui demeure vivante entre mes mains trop lourdes en regard de cette coulée de ville que je suis incapable de voir.
Plus loin, il n’y a rien à voir de cette ville : la gare débouche sur des lignes fuyantes posées là pour mimer peut-être un horizon, mais je ne m’y trompe pas. Je sais que Angoulême passée, il n’y a pas d’autres horizons que la grande ville. Je prends quelques trains au passage — et je n’ai sur l’écran que de la vitesse, rien de plus : des trains qui arrivent ou repartent, peu importe. Jamais le train ne s’arrête, de toute manière, à Angoulême.
Angoulême, villes immenses, pluriel, qui sait tenir dans le ciel, couvre l’espace de quelques secondes toute la fenêtre du train, et remplace — remplace quoi au juste ? Derrière, ce n’est que de la terre et des nuages. Derrière, c’est Paris aussi. « Angoulême, villes » : c’est le titre que j’aurais voulu donner à ce texte que j’ai de longtemps comploté. Mais ce soir (j’écris ce billet dans le train, une première), je n’ai pas réussi encore une fois à m’en saisir. Angoulême villes — et l’enchantement ne tient que dans ce trajet aller : au retour, c’est comme voir une femme de dos, je ne la reconnaîtrai pas. Je n’aurai pas cette hauteur de toits, cette verticalité de hasard, ces maisons qui ne laissent entre elles, vue d’ici, aucune rue : rêves de ville. Ne suis pas le seul, je crois, à me tenir devant cette ville comme devant un secret gardé depuis la fondation de ces couloirs de rapidité que sont nos trains. Pas le seul à enclencher au passage de la ville, pour mieux la voir. Mais c’est peut-être que je suis trop occupé à la voir pour la photographier. Énigme qui m’appartient, mais que nous sommes en grand nombre à porter, muets devant ces villes de passage.
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l’absence à l’histoire
mercredi 23 février 2011
The Greatest (Cat Power & Van Morrison [Live in Athens])
Comment se fait-il que, même dans l’immobilité la plus close, l’instant finisse par déboucher sur un autre instant et le temps, par passer, en sorte que l’absence à l’histoire soit elle-même toute une histoire ?
Claude- Louis-Combet (Blanc, 1980)
Rue étroite. Qui habiterait là ? Plus loin, il y a bien la rue de Bizerte : c’est un lieu possible où mourir. Et en haut, Nollet ; c’est un endroit où boire jusqu’à ne plus marcher. Mais ici, entre les deux ? Se tenir pourtant, dans cet entre deux des choses. J’y repense gravement quand défilent devant mes yeux les images prises là-bas (mais ni forme ni informe, là-bas est seulement cette suite d’images qui se forment dans la mémoire photographique). Une semaine éloignée de Paris — rue étroite qui termine toujours la journée. À distance, je ne la reconnais pas.
Par là s’avancent des mots avec leurs cadavres déjà formés entièrement de la peau des autres : ne rien écrire dans ce goulot d’étranglement. Seulement poser sur les yeux l’appareil et prendre des images en passant, sans bruit, dans la peur. On surprend des filles riant dans l’alcool, pas un regard. On croise des types au-dessus des scooters garés en file, qui se redressent au passage, nous laissent passer, et puis — puis la rue tourne, peu importe ce qu’ils font, on n’a pas voulu regarder dans les yeux ; on est passé en voleur (mais les mains vides et le corps davantage).
Il y a dans cette rue les numéros affichés au-dessus des portes, pas un ne manque (oh, s’il en manquait un, je m’y abriterais). Des bruits de pas plus loin, des talons — claquent sur le sol, et cessent avant que j’ose me retourner : sans doute entrée sous l’un de ces numéros, elle qui fait entendre tout le silence désormais ; le seul bruit ici est cause de mes pas, et je ne l’entends plus, plus jamais.
Quand j’avance, c’est comme dans le désir quand on va fermer les yeux, les couleurs nettes effondrées peu à peu — comme dans la morsure, quand on n’arrache que la pulpe de la langue et jamais de peau, jamais assez — jamais assez de mot non plus pour dire : l’étroitesse de la rue quand on s’y engage, ou le corps serré contre soi qui résiste, traverser sans regarder vraiment, aucune voiture à cette heure, encore moins à celle-ci où je les regarde de nouveau, coulées sur elle-même. Aucun souvenir d’avoir pris ces photos. Mais j’ai encore, dans la bouche, le goût de mes propres lèvres mordues, serrées contre tout ce qui manquait à cette lumière, cette ville, ces bruits qui s’éloignaient.
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fenêtre oubliée
samedi 19 février 2011
Foreign Window (Bob Dylan & Van Morrison [Live in Athens])
C’est dans une maison qu’on est seul. Et pas au-dehors d’elle mais au-dedans d’elle.
Marguerite Duras (Écrire, 1993)
Dehors cette fenêtre seule, non pas seule vraiment — dehors, cette fenêtre au milieu des centaines parmi l’immeuble dressé devant moi chaque jour que je suis à cette table pour lire, travailler, écrire.
Le jour, on ne les voit pas, les fenêtres — le jour fait écran, les rend semblables au dehors, l’immeuble confondu avec lui-même, c’est un ensemble qu’on voit de l’extérieur comme sa propre vie passée, déroulée sans à coup, toute entière là si bien qu’on ne les voit plus, la vie, l’immeuble et ses fenêtres.
Alors on lit, on travaille, on écrit ; c’est tout un.
Mais dehors, ce soir, cette fenêtre soudain seule dans le noir qui l’entoure, cette fenêtre allumée seule, surgie dans tout ce noir révélé par sa lumière intérieure : et le roman qu’on pourrait faire si on en avait l’imagination, la force, l’audace, si on se permettait de s’abaisser à la vulgarité du roman, gratuit ou arbitraire — quelqu’un en sortant aura oublié d’éteindre, et tout le week-end la fenêtre allumée (demain soir, même pas besoin de vérifier, elle sera là), ou quelqu’un aura fait du zèle et travaillera toute la nuit ce samedi, pour un dossier en retard ou pour prendre de l’avance sur le retard qui viendra inéluctablement (demain soir, si la fenêtre aura disparu, noire dans le noir autour d’elle, je le saurai).
De l’intérieur, on voit peu de choses : l’angle d’une étagère, un morceau d’horloge, une porte ouverte au fond sur un couloir qui conduit à d’autres bureaux semblables dans leur simplicité sans doute, dans leur laideur et leur efficacité. Je réalise alors que là, où je suis, parti pris de cette chose carrée qui découpe dans cette nuit un oubli ou un mensonge, je suis dévisagé.
Car de dehors on verrait ma chambre, oui, la même chose : un rectangle de lumière, des livres posés sur un bureau, une tête penchée qui reste muette au-dessus du jour traversé de l’écran de l’ordinateur, au-dessus de mains qui écriraient la lumière coulée de la fenêtre là-haut sans savoir ce qu’elle contient du geste qui l’écrit aussi, en retour, jusqu’à extinction des feux.
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il n’est pas bien organisé le temps
vendredi 18 février 2011
Codex (Radiohead, ’The King of Limbs’, 2011)
David Christoffel — Le temps ?
Christophe Tarkos — Le temps ? Il n’est pas bien organisé le temps, il est même désorganisé ; alors, d’un côté, on va voir très lentement nos cheveux qui blanchissent et nos dents qui noircissent, mais, à part ce mouvement qui est très lent, le temps lui-même est de façon flagrante désorganisé, c’est-à-dire qu’il n’avance pas d’un seul côté mais on peut voir qu’il nous prend de revers, il nous prend de travers, il traverse, il part dans un sens et puis dans l’autre, il a plusieurs sortes de montées et de descente, il y a plusieurs directions à la fois et on le re-recontre souvent, le temps.
C. Tarkos (Entretiens avec David Christoffel, in Écrits Poétiques (posth.)
Dans le paysage qui s’effondre autour de moi au passage du train, pensées qui me viennent, que je fixe via twitter, et m’échappe immédiatement.
17h03
Apres deux semaines à traverser de tous côtés la ville, dormir quatre heures par nuit et sans écrire, s’en va rejoindre un peu de silence.17h09
Dans le train, en profiter pour dresser liste projets à faire. Paris appelle à l’écrire, mais impossible d’écrire dans Paris. Pourquoi ?17h11
Peut-être que c’est à cause des visages, leur nombre dans les métros - impossible de s’en souvenir, ils sont toujours là - peut-être.17h13
Mais dans la ville où je vais, les visages, je ne les croise pas. Alors, on peut les écrire ? Ce sera dix jours. Ensuite, je reviendrai, oui17h16
Dans dix jours, de nouveau faire provision de visages. Mouvement étrange. Ce qui se dépose, ce qui appelle - et toutes ces fatigues vives.17h19
Les gares qu’on franchit, qu’elle porte nom de Poitiers, Ruffec, ou Angoulême, autant d’étapes qu’on franchit intérieurement pour rejoindre.17h22
Tu dis que c’est parce que l’écriture ne conduit pas quelque part, alors que Paris, si. Je ne sais pas. D’écrire conduit aussi vers Paris.17h25
Quand on se déplace plus vite que le soleil qui tombe, c’est là que je sais que je suis dans un train qui s’enfonce (2 fois par semaine)17h26
C’est qu’écrire a toujours autre but que lui même, mais intensifier visages croisés, à croiser, rêve de croisements aux visages détournés.17h28
Et si cela doit se faire dans le silence, ce n’est pas dans le calme non plus, au contraire, froissements, effrois, des continents de soi.17h33
Injonction de délirer le monde - tu dis ça, mais ensuite, tes doigts courent seuls dans le vent, il fait froid, et alors ? Noir sur cela.17h39
Ce n’est pas la ville, le besoin, c’est ce qui la peuple. Ces champs de force qui nous font atteindre des territoires neufs de chairs vives.Dix jours à Paris et j’aurai délaissé d’autant ou presque mes carnets — dans le flux de ces rues, je ne sais plus où me situer dans la langue ; comme besoin de m’en détourner pour mieux les saisir ?
Non. C’est autre chose. Je ne sais pas.
Ce n’est pas la ville le besoin, c’est ce qui la peuple — j’ai noté cela à toute vitesse, le train laissait Angoulême sur sa gauche, il s’arrêtera à peine à Bordeaux au milieu d’une phrase pour m’éjecter. Ce n’est pas la ville : c’est tout ce qui m’y conduit dans le sens déréglé du temps que je ne saurai jamais, définitivement, apprivoiser, m’en faire pour un peu maître et possesseur.
Ce matin, j’ai noté ça, encore :
Balayer, fermer, partir — mais à l’envers.
Manière de dire : aménager le temps à l’envers de ces dix jours, se trouver de nouveau loin des énergies à vif de la grande ville et l’habiter en retour de tout ce que je n’ai pas su voir et habiter là-bas ?
Manière de dire : recommencer à revenir, à apprendre à parler : à désorganiser le temps à l’envers de lui. Ne plus se laisser traverser, mais à mon tour, se mettre en travers. Projet pour mes prochains siècles.
[1] _On n’expliquera jamais assez que « les acides servant à blanchir le papier ou la chaux vive qui l’hydrofuge n’ont pas d’odeur, qu’elle vient des distillats de pétrole servant à fluidifier les pigments bleu cyan des gouttelettes d’encre, et des résines associées à ces distillats pour leur séchage rapide, tous produits aussi hautement recommandables que l’air des cimes, comme chacun sait. »
François Bon, sur le Tiers Livre.





