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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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enfer de la soif (partir)
samedi 16 avril 2011
Prends-y garde, ô ma vie absente !
Rimb.
« et le bruit neuf » : départ — rails, rides sur la main, toutes droites comme jamais le sont les départs ; et les affections : cette odeur de chaleur propre et ventilée des intérieurs (et pourquoi cette pensée sans douleur ni nostalgie, cette pensée toute là, immédiatement là quand j’entre dans le train, adressée à la brume de cendre qu’on traversait jadis dans les compartiments fumeurs du train vers Metz, l’odeur terrible du tabac sec jamais sorti d’ici, la nausée soudaine, âcre, qui demeure) — ici, dans l’attente sous l’horloge géante de Saint-Jean, rien que du départ, partout, partout et rien qui n’arrive que des trains qui partent.
Sur les bas-côtés, qu’on se penche un peu (encore un peu, oui : encore — on ne tombe jamais) : c’est toute cette nourriture qu’on jette aux rails : des cigarettes terminées dans l’attente et la hâte, et la soif de fumer maintenant qu’il est interdit (mais il est interdit aussi de fumer là, dehors : tant pis : il y a des degrés dans l’interdit), mégots qui s’allongent sur le bord du métal ; et autres déchets vifs : vois le courant du fossé, autour. Aller où boivent les vaches : toutes alignés au passage des trains, et soif, soif toujours de partir, mais sur le billet, destination écrite, on n’y échappera pas : JAMAIS.
Peut-être un Soir m’attend où je partirai tranquille — sans savoir où, et même sachant où mais, ignorant de toutes les solitudes qui m’attendent, aller, dans le pas qui précède tout : non, on ne part pas quand on va, d’un lieu à un autre, donné : non, ni Nord choisi, ni Vignes des pays noirs : nulle part aller sans s’y retrouver — alors : où ?
Si songer est indigne, partir, comme boire, dans la soif jamais atteinte d’une gare qui toujours recule à celui qui tend le bras (il y a, là-bas, je sais, des étangs dans lesquels passe le ciel rapidement, et pourrissent des corps de vingt ans qui toujours espèrent ; et moi, devant : qui regarde, compte les arbres et les gibiers qui dorment).
Haine des étapes qui ne donnent du sommeil qu’en échange d’un repas — au dort dîne des auberges vertes, préférer m’en aller où le pas gagné m’entraîne ; mais toi qui mens, parfois, quand le soir s’ouvre comme un sac et se répand, que tu regardes le soleil tomber tomber (tomber), et qui ne dis rien, plus jamais rien, à part l’insulte crachée soufflant que la plaine est trop grande et que la jambe manque où mordre la terre de poussière levée sous le vent, oui, toi qui pourris aussi, dans la Ville déserte : oh, qui dira désormais le nom de la mer, où aller loin, et où moi j’irai bien (mourir peut-être : rêver), sans date, sans lointain, et de n’être appelé que par de la soif — me pencher sur les fleuves des Pays de langue inconnue : et boire, boire longtemps jusqu’à ne plus me voir dans les reflets des eaux noires, les rails de tous mes passés.
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un dépli — dans la chambre du mort
vendredi 15 avril 2011
Chorus - Since by man came death (Georg-Friedrich Haendel, ’Messiah’)
Texte écrit en écho, réponse, appel, à la séance 18 des ateliers d’écriture de la BU d’Angers proposée par François Bon.
Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. Que c’était dans les états d’absence que l’écrit s’engouffrait pour ne remplacer rien de ce qui avait été vécu ou supposé l’avoir été, mais pour en consigner le désert par lui laissé.
Marguerite Duras, La mort du jeune aviateur anglais
On est dans la chambre du mort, on y est peut-être depuis quelques minutes. Mais le mort ne l’est pas, mort — il respire, respire le plus lentement du monde, et c’est sans doute à ce moment là que le souvenir commence, quand je comprends que le mort est seulement mourant. Ma main est posée dans celle d’un adulte, serrée, tous autour parlent dans la langue étrangère de ce pays ; je ne comprends rien. On ne parle pas, on murmure, et ces mots sont plus étrangers encore. De lourds rideaux jaunes et rouges sont tirés contre la fenêtre, mais laissent passer un peu de lumière, c’est-à-dire : un peu de poussière. Plus on s’éloigne de la fenêtre, plus il fait sombre. Et le lit est posé à l’endroit le plus éloigné de la fenêtre. On reste combien de temps ? Le temps de saluer le mort (celui qui va mourir.) On sort soudain lentement. Je descends les escaliers et part en courant respirer la chaleur dehors.
Des années plus tard, l’image revient — mais comme altérée par autre chose qui lui fait écran. Désormais, je sais bien ce que c’est, veiller un mort. La veille d’un mort, dans ces régions du sud qui vivent encore la liturgie de leur terre, c’est chose banale. Il y a un mystère qui ne se résoudra jamais, c’est le lieu où je suis, et le nom du mort. Le visage est invisible aussi, mais c’est celui de tout les morts ; il n’y a pas d’énigme autour de lui. Il a le visage de qui va mourir, exactement comme on se le représente — un masque de peau tendue, des lèvres gercées, des yeux clos, sans terreur. Si je reviens sur l’image, il n’y aura que la chaleur, et la noirceur du lieu qu’on tient à distance de la lumière au-dehors pure, transparente, assoiffée. Et moi, au milieu, qui ne reconnais personne ; un oncle, une tante, un père. Peut-être ; je ne revois rien. Moi au milieu, retrouvé ici sans me souvenir de l’heure précédente ni du soir qui a suivi — l’annonce de la mort peut-être. Impossible de retrouver. Je reste avec la soif et ce silence étouffé.
Longtemps que je remets en cause cette image — un rêve, peut-être, ce ne peut être qu’un rêve, ou la fabrication d’un souvenir à partir d’autres images. Mais non. La précision du décor (j’ai encore dans la bouche la soif, et devant moi le tissu de ces rideaux, je peux en mesurer le poids rien qu’en fermant les yeux), et le souffle d’un mourant (est-ce que cela s’invente ?), la densité du silence qu’on chuchote. Quand il faut s’endormir et qu’il est impossible, humainement, de lutter contre la veille, enfant mais plus âgé, cette image revient, elle dure. Elle prend l’espace de toute une nuit. Et quand il faut la creuser, savoir qui, où, quand — non ; un mur. Toujours ce qui fait écran, et que j’ignore.
Il faudrait écrire, maintenant, puisque je sais que commence là le souvenir ; je veux dire : non les autres, mais la faculté de se souvenir, rendue possible, imminente, là — et pour être plus précis : juste après. Il faudrait écrire, mais non pas le mort lui-même, lui compte si peu dans le souvenir : non, ce qu’il faudrait dire, c’est ce qui a fait écran longtemps et qui s’impose désormais à moi comme la condition même de ce souvenir, et celle de l’écriture, de toute. Ce serait cette langue bruissante autour qui ne cesse pas, plane au-dessus du mourant. Comme un chant (ce n’en est pas un, mais c’est ainsi que la langue Corse m’apparaît, toujours, et peut-être cela vient-il de là) — une sorte de prière mais toutes tissées dans les banalités. Non, il y avait de la gravité, mais pas de tristesse, dans cette chambre et ces voix, une tâche à faire, veiller le mort, et on pouvait le faire en se donnant des nouvelles : celle du temps qu’il fait, la santé des enfants. Cette chambre du mort, est-ce qu’elle n’est pas devenue, pour moi, ensuite (mais déjà) la chambre d’écriture — et ces voix, les échos de ce que le livre viendrait recueillir, tendues au-dessus du corps immobile et encore chaud de celui qu’on veille sans le voir ? Silence parlé de l’intérieur de lui-même, en lequel il faut se tenir pour écrire, je veux dire : profondément. Ce qui commence après n’est pas seulement la suite de ce lieu, il est aussi sa reformulation, et tous les récits que je serai capable de rejoindre ne pourront aller que vers là, d’où ils viennent.
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le rêve comme un visage ; un livre
jeudi 14 avril 2011
Where Dreams Go To Die (John Grant, ’Queen Of Denmark’, 2010)Puisant je ne sais quoi ; au fond de ses yeux jetant le panier tressé de mon désir, je n’ai pas obtenu le jappement de l’eau pure et profonde.
Main sur main, pesant la corde écailleuse, me déchirant les paumes, je n’ai levé pas même une goutte de l’eau pure et profonde :
Ou que le panier fut lâchement tressé, ou la corde brève ; ou s’il n’y avait rien au fond.
Victor Ségalen, Stèles, ’Visage dans les yeux’
ces images qui sont là, devant toi, et qui pour une fois ne t’imposent rien — sauf d’ouvrir ton esprit : c’est comme un livre sacré : ces images auxquelles lesquelles s’adonner, ou devant lesquelles s’accorder : paranoïa critique jusqu’à perdre raison dans les détails des arbres, et la folie, ô qu’on l’a trouve partout, ici et là, toute, si belle comme.
du rêve j’oublie tout dès le premier pas posé sur le sol de la chambre — allongé, j’ai chaque détail, possède chaque mot et les accents dans chaque lèvre posée sur son cou, les phrases traversées dans toutes les langues, ces immeubles que je découvre à mesure que je les invente, haut de mille pieds, sans savoir même l’échelle d’un pied, mais j’avance, et tout est net.
premier pas posé sur le sol de la chambre au réveil anéantit dans la seconde dix heures de sommeil qu’on ne me rendra jamais, et ses récits et ses peurs apprivoisées si lentement qu’au bout de dix heures à peine je les dompte : qui la nuit prochaine seront de nouveau terrifiantes, comme aux premières heures d’un premier jour, un visage.
Inabreuvé, toujours penché, j’ai vu, oh ! soudain, un visage : monstrueux comme chien de Fô au mufle rond aux yeux de boules.
Inabreuvé, je m’en suis allé ; sans colère ni rancune, mais anxieux de savoir d’où vient la fausse image et le mensonge :
De ses yeux ? — Des miens ?
Victor Ségalen, Stèles, ’Visage dans les yeux’
mais ce matin, discipliné je suis et demeure ; allongé de toute la nuit écoulée sur moi jusqu’à l’épuisement du matin, et les yeux plissés dans le noir à la recherche du noir plus intense qui vient de passer devant moi : je regarde.
c’est une maison immense d’une seule pièce coulée dans la profondeur du sol, sans toit ; mais qu’on lève les yeux au ciel et c’est les murs qu’on continuera de voir : aux murs, des tableaux qu’on ne ne peut admirer qu’au Louvre quand on passe en courant d’une salle à l’autre et que les toiles se confondent et s’ignorent : c’est une maison posée à mille kilomètres de la ville la plus proche, maison toute entourée de vignes de barbelées.
il n’y a pas d’énigme, il n’y a pas d’intériorité à interroger, il n’y a pas de regret, il n’y a pas de projection, il n’y a pas de morsure (sauf sur les murs rongés par une lèpre centenaire), il n’y a pas de — pas de : je suis comme un étranger dans ce rêve, et d’ailleurs, il ne dure pas ; je m’éveille, préfère l’inventer quand je l’écris (à l’arrière de la maison, ce pont immense qui voit défiler des voitures par millions, en silence : qui s’en vont là où on ne voit pas, tant le soleil) ; il n’y a rien que moi dans cette maison, sans toit, ni fenêtre, mais sans dehors.
peut-être cette maison : ce livre que je ne cesse d’écrire et que j’habite autant que lui me peuple, toutes ces verticalités de désir dans lesquelles je me vautre, ne cessant de visiter une seule pièce vaste comme le monde et comme la clarté, dans lequel je me perds pour toujours, dans la sueur et la terreur d’un écho qui ne renvoie que mes pas, et au loin (mais si près qu’elle me semble sur la nuque) la voix de quelqu’un m’appelle, m’appelle encore quand je me redresse ; et vite poser le pied sur le sol de la chambre, partir.
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pour être purs quelque part
mercredi 13 avril 2011
In My Room (The Last Shadow Puppets, ’The Age Of The Understatement’, 2008)
Écrire, et comme respirer ta vieille odeur insipide de gouffre, surprendre l’étincelle dans ta fourrure horripilée de louve… écrire l’aigreur de la soif… nous récoltons la fange, ici, la fange basse, pour être purs quelque part. une écriture initiale, obscène, agonique — qui se précipite, sans hâte, à sa seule sauvagerie…
Jacques Dupin, Ballast (extrait de ’Fragmes’, in Échancré, 1991)
Le rythme, cela commence au troisième coup — le deuxième quand il est encore second n’est qu’une répétition ; le premier coup, lui, n’est là que de rompre, déchirant quelque chose de tendu au-dessus du bruit de fond inaudible qu’il fait entendre soudain, et voilà tout. Non, le rythme, c’est au troisième coup qu’il naît, rendant en arrière de lui les deux premiers coups essentiels, irrévocables, lancés pour toujours jusqu’à moi.
Le troisième jour donc, ce mercredi, chaque heure à sa place — depuis lundi, apprentissage d’un nouveau rythme et ce besoin de hiérarchiser les minutes : la liturgie de mon travail sur le temps. Tout l’exige dans le travail et la vie qui s’y ajuste (c’est le contraire aussi). Heure de lever fixe, et les rituels, précis, se constituent ; rituels que j’invente pour scander les autres heures, immuables, qui m’attendent, le savent, chacune à son rôle, chacune son office. La table de travail : la première heure consacrée à cela, écrire : récolter la fange, basse. Puis lire. Les livres sont déjà prêts. Puis le labeur de la lecture quand on l’écrit : puis, le reste : un assez long travail s’ensuivit.
Heure une : Sauvagerie des écritures premières, celles que je ne montre pas, que je ne place pas ici, dans ces carnets qui les refuseraient — sauvageries gagnées sur le vide de la nuit prolongée : combien j’en ai besoin pour seulement continuer (encore).
Heure deuxième : Écritures secondes, dans ces carnets directement : trouver l’image, le bruit qui la précède, la phrase qui lance la mienne. Aller, appeler ça aller. Ensuite, cela peut-être possible. Seulement ensuite.
Heure troisième : Elle dure jusqu’au soir, de dix heures à vingt heures, c’est directement le travail qu’on dit rédaction (de thèse, ce prétexte) — quand il n’est simplement qu’apprentissage de la lecture, et comment elle met en mouvement sa propre langue.
(Hier, j’ai rompu la journée par un sacrilège. Deux heures, j’ai repris une lettre commencée la veille, manuscrite — je pensais qu’il ne faudrait que la terminer, achever la phrase, mais non : continuer la lettre jusqu’à mordre sur l’après-midi. Le rite ne s’est pas trouvé interrompu pour autant, au contraire. Mais accompli ?)
Chambre basse aux rites de peu, qui me soutiennent comme l’air le vol d’une plume. Un coup de vent, bien sûr — on n’est jamais à l’abri dans le ciel, nulle part — fait tout effondrer (et c’est pourquoi je travaille fenêtre ouverte aux bruits de cette ville qui n’en est pas vraiment une). Ce peut être une lettre, un cri dans le crâne, l’appel du dehors. Mais cela tient ma journée ensemble, une sorte de lutte pour tenir chaque heure dans sa tâche.
Cela fait bien une journée : demain, le quatrième coup — le rythme s’accélère, ne pas rompre.
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morsures à l’appel du temps
mardi 12 avril 2011
Suck Young Blood (Your time is up) (Radiohead, ’Hail To The Theif’, 2003)
Ai-je le pouvoir de mourir ? Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard est comme la réponse où demeure cette question. Et la « réponse » nous laisse pressentir que le mouvement qui, dans l’œuvre, est expérience, approche et usage de la mort, n’est pas celui de la possibilité — fût-ce la possibilité du néant —, mais l’approche du point où l’œuvre est à l’épreuve de l’impossibilité.
Maurice Blanchot, L’espace littéraire
Semaine d’écriture loin de la ville, enfin. Semaine après la ville quand tout commence après elle. Et cependant : manque de temps, de ce qui conduit d’une minute à l’autre et qu’on appelle le temps, qu’on appelle faute de mieux le manque de temps, qu’on appelle en criant jusqu’à s’ouvrir les lèvres, qu’on appelle et qui ne vient pas, qui ne vient que sous la forme d’un cri rouge qui fait les visages se tourner sur nous le soir qui tombe, ou en plein jour les lampadaires allumés (c’est la ville entière qui cherche un homme par ici ?), manque qui ne nomme que le retard qu’il faut pour rejoindre une minute à l’autre, ce qui d’une minute à l’autre peut arriver, il faut se tenir prêt, arrive déjà, on est si prêt tellement que, est déjà arrivé tant qu’on l’explore et qu’on saigne, alors manque de tout ce qui fabrique du temps dans l’épuisement : une bougie brûle en se brûlant, se produit et s’efface à force de se faire, et toujours ce manque qui creuse en soi les parois vitales qui font mourir et se taire, dans lesquelles parler où vivre ce qui manquera.
Quel que soit le choix que je fais d’occuper le temps, c’est toujours pour mieux tourner le dos à d’autres part de la vie demeurée dès lors et pour toujours inoccupée, dans le désœuvrement prophétique de toutes choses laissées à l’abandon, marée morte d’être descendue jusqu’à moi : quand je me baisse pour ramasser la vague, je n’ai que du sable, et des peaux mortes de coquillages échouées, la vague est repartie, elle, la vague est remontée puisée à sa propre source l’élan qu’il lui faudra pour ne pas cesser de mourir jusqu’à moi encore — et déjà je ne sais pas si je parle de Lacanau, de la ville, du mouvement du poignet et de l’esprit qui écrit, du corps qui va en soi désirant et en l’autre, désirant, du corps que rien n’épuisera jamais dans le désir de s’épuiser.
Échec aux écumes vives d’avoir pu traverser tous les kilomètres d’eau pour venir jusqu’ici et mourir. C’est un apprentissage, ces morts qui tiennent à vif. C’est une lutte, qui ne finit pas. C’est de la vie qu’on reprend dans l’état où on la trouve : une vague après l’autre.
Cette semaine, les heures ne compteront pas. D’ailleurs, en rentrant, j’ai trouvé l’horloge arrêtée à une heure précise. J’ai changé la pile. La semaine a recommencé à l’instant. J’ai la nostalgie des siècles où c’était une tâche recommencée de recommencer le temps sur les horloges, en les remontant. Moi, j’ai redescendu la ville, et la côte jusqu’à la mer ; j’ai cette volonté là de ne pas cesser de mourir pour mieux dans la morsure remonter et descendre mon propre corps, le corps de l’autre, qu’il soit : une horloge, un peu de ville, de la mer, du sable sous la dent, dans la chaussure, l’espace d’une page, l’écran qui frappe à la dictée de mes doigts.
Semaine où le temps commence pour moi, d’écriture sans la ville enfin : il faudra être à l’heure que le retard exige.
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aujourd’hui neuf avril (naître par le monde)
samedi 9 avril 2011
Death to birth (Pagoda, ’Last Days (BO)’, 2005)
Quelques jours après les funérailles de ma mère, mon aïeul me prit à part et déclara :
— Alexis, mon garçon, tu n’es pas une médaille que je puisse porter à mon cou, il est inadmissible que tu restes ainsi à vivre à mes crochets ; va-t’en plutôt par le monde…
Et je m’en allai par le monde.
Maxime Gorki, Enfance
De quoi naît-on — et combien de fois ? Autant de morts à chaque fois qu’on ne cessera pas de porter pour aller, par le monde, en soi..
La question, ce serait : oui, naître, par où (maintenant), où (maintenant) — trouver à chaque visage (non, il n’y en a pas tant, ces visages qui font naître : quand il en vient un, c’est un miracle : mais si moi je crois aux miracles, ce n’est pas pour cela qu’il en vient plus souvent : c’est pour cela que lorsqu’ils arrivent, je suis prêt, sous Samothrace endormi, pour les recevoir.), à chaque coin de rue (les coins de rue sont plus nombreux, mais peuplés par ceux qui ne meurent jamais assez pour donner la vie : je passe.), à chaque fois où naître vaut la peine : et la peine est grande — mon désir le domine d’une tête.
Coin de terre : cimetière Montmartre — il y a deux ou trois jours. Cimetière où je vais souvent parce que si proche de la Place Clichy, on lit les livres avec plus d’attention, de lenteur. Je n’y vais pas pour les tombes, mais pour la durée du temps qui se densifie, la terre qui m’en sépare. Mais il y a quelques jours, je marche entre elles au hasard, parce que j’entends des hommes travailler dans les allées : ils creusent un trou. Je ne comprends pas la langue qu’ils parlent (du portugais ?), mais j’entends qu’ils plaisantent, entre eux ; je trouve cela beau, juste. Ils ont posé leurs outils sur les tombes à côté, mais avec douceur, un si lente précaution. Comme les sages femmes : gestes mécaniques réalisés avec attention, accomplis dans l’absolu délicatesse de la vie, de la mort. Le trou avance bien. On s’arrête dix minutes pour manger. On se rit de l’un d’entre eux surtout qui ne prend pas la peine de se défendre, mord dans le pain avec un sourire à peine gêné.
Je passe — et mes yeux se posent sur le nom de Louis Jouvet. Un panneau demande au passant de ne pas déposer de fleurs sur le marbre : on demande de respecter la volonté de la famille, de laisser en l’état le lierre rampant, sa signification symbolique. Quand deux touristes viendront me demander l’endroit : j’indiquerai vaguement, par là, au milieu des pierres.
Plus loin, cette autre tombe : il est écrit À nous trois. Ce nous me bouleverse davantage que ce trois. Je suis devant, parmi eux : ce Nous me dévisage (et ce À ?). Je suis, adressé, une part de ce Nous, un peu : mais lequel des trois ? Il n’y a pas de nom.
Et puis, en face, tu diras seulement "Oh" (ou n’est ce pas "Ô" ?) pour désigner cette autre tombe que je ne cherchais pas (mais je savais qu’elle était ici, sans doute, oui ; par là ; vaguement, au milieu des pierres). Un marbre gris, mangé par un peu de temps, trop de temps sans doute, mais pas assez cependant pour absorber le nom — seul au milieu de la pierre trop grande. Bernard-Marie Koltès. Est-ce qu’il y a les dates. Je ne reste pas longtemps, m’éloigne.
Non, il n’y est pas, là. Occuper de la terre — non, il s’y refusait : qu’on brûle tout ça, avait-il dit, dans un sourire. Il n’y a rien qu’un peu de pierre et de la terre en dessous, les types plus loin ont fini de la creuser. Le trou est là, pour le soir accueillir quelqu’un, quelqu’un d’autre.
Tu me reprocheras de parler doucement dans cet endroit — ce n’était pas un reproche, seulement voilà : je parle doucement, dans cet endroit. Si les bibliothèques me terrifient, c’est à cause d’un silence faux, caché, recouvert, bruissant. Ici, le silence est là simplement, évidemment, on s’y mêle sans le briser. On est parmi le vague des pierres. Je parle seulement cela.
Il n’y est pas, non — j’ai dit, et je suis vite parti.
Aujourd’hui, neuf avril, c’est jour de naissance — naître est, comme mourir, un verbe transitif : l’histoire qui nous occupe, c’est trouver : à quoi mourir, pour : de quoi naître. Aujourd’hui neuf avril, c’est un beau jour pour relire Enfance de Gorki, et tout ce qui est né depuis cette mort.
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Court et slovaque
_Nicolas Ancionvendredi 1er avril 2011
Hier on était samedi
Et tout l’après-midi
Dans ma chambre chauffée
J’ai gratté le papier et mon nez
En alternance
Des sécrétions de l’un il ne reste presque rien
En ce dimanche de pluie
Deux trois machins séchés sous une chaise
Et de l’autre pas plus
Six sept feuillets bleuis dans un carnet
Une lettre affligeante
Que je ne posterai que demain
De Liège
Si j’y pense
C’est déjà un exploit un samedi pareil
Il y en a eu tant d’autres dont il ne reste rien
Même sous les chaises
Des samedis de sieste
Des samedis de course
On dit que le temps fuit
C’est faux c’est un mensonge
C’est nous petits bonshommes honteux
Qui fuyons en courant
Le samedi a filé
Ni plus ni moins vite
Que les autres journées
Moi je m’étais assis et je l’ai regardé passer
A Budmerice
Le samedi d’automne
Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis.Pour les Vases communicants #22, j’accueille Nicolas Ancion — le mois de mars est passé si vite que je n’ai pas vu venir avril : ce matin, voyant les beaux échanges défiler, j’ai proposé à Nicolas qui n’avait pas non plus de vase chez qui puiser ou verser : et si l’échange est tardif, passé les textes de minuit, suis heureux qu’il ait lieu.
On peut lire Nicolas Ancion sur son blog, dans sa chronique sur la BD qu’il tient sur le site du Nouvel Obs’ et dans ses livres, le dernier édité par publienet : Les Ours n’ont pas de problème de parkingEt merci aussi pour son accueil, chez lui, à l’improviste…
Et suivre, via le groupe Facebook, d’autres vases communicants ce mois — tout cela sous la veille bienveillante et généreuse de Brigite Célérier…
- Les vases communicants d’avril :
– Sandra Hinège http://ruelles.wordpress.com/ et Pierre Ménard http://www.liminaire.fr/
– Anita Navarrete-Berbel http://sauvageana.blogspot.com/ et Christophe Sanchez http://www.fut-il.net/
– Guillaume Vissac http://www.fuirestunepulsion.net et Laurent Margantin http://www.oeuvresouvertes.net/
– Joachim Séné http://www.joachimsene.fr/txt/ et Marc Pautrel http://blog.marcpautrel.com/
– Dominique Hasselmann http://dh68.wordpress.com/ et François Bon http://www.tierslivre.net
– Michel Brosseau http://www.àchatperché.net/ et Stéphane Bataillon http://www.stephanebataillon.com/
– Brigitte Célérier http://brigetoun.blogspot.com et Benoît Vincent http://www.erohee.net/ail/chantier/
– Franck Queyraud http://flaneriequotidienne.wordpress.com et Samuel Dixneuf-Mocozet http://samdixneuf.wordpress.com/
– Anne Savelli http://www.fenetresopenspace.blogspot.com/ et Piero Cohen-Hadria http://www.pendantleweekend.net/
– Christine Jeanney http://tentatives.eklablog.fr/ et Maryse Hache http://semenoir.typepad.fr/
– Claire Dutrait http://www.urbain-trop-urbain.fr/ et Jacques Bon http://cafcom.free.fr/
– Cécile Portier http://petiteracine.over-blog.com/ et Bertrand Redonnet http://lexildesmots.hautetfort.com/
– Isabelle Pariente-Butterlin http://yzabel2046.blogspot.com/ et Jean Prod’hom http://www.lesmarges.net/
– Christopher Selac http://christopherselac.livreaucentre.fr et Franck Thomas http://www.frth.fr/
– Morgan Riet http://cheminsbattus.wordpress.com/ et Vincent Motard-Avargues http://jedelego.free.fr/
– Marlène Tissot http://monnuage.free.fr/ et Murièle Modély http://l-oeil-bande.blogspot.com -
la mer est calme, et ses tempêtes
mercredi 30 mars 2011
The sea is calm (CocoRosie, ’Noah’s ark’, 2005)
[…] E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombellesrimb.
Il n’y a pas de mer calme, il n’y a qu’un apprentissage lent et féroce de son déséquilibre — il y a marcher sur elle en suivant son mouvement et placer le corps à même hauteur sur chaque pas ; il y a le regard qui tangue au même rythme : épouser comme sa mesure irrégulière et nauséeuse est essentielle : alors la mer calme ou creusée de dix mètres navigue pareillement dans la corps, simplement. Si on résiste ou s’échappe, on viendra cracher tout notre corps au dehors, c’est encore plus simple. La mer refuse qu’on lui désobéisse. Oui, c’est simple.
À Lorient, il y a tout juste une semaine, j’aurai dormi tout près de la mer — sur une carte que j’ai étendu sur le lit sitôt arrivé à l’hôtel, je vérifie les distances : c’est à deux pas, c’est là. Je voulais aller la voir ; enfin, c’était l’idée, c’était le désir. Mais non, elle ne s’y trouve pas. À la place, des rangées de bateaux alignés comme dans un parking — dessous, il pourrait y avoir la mer, oui.
Mais où ? Ici, peut-être.
Il a fallu faire le tour, faire le tour des choses, de la question, pour trouver la perspective de la mer — c’est ainsi. Ni le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder en face : mais la mer, impossible de ne pas la regarder en face : elle est toujours ce qui fait face et recommence toujours le regard.
Cette trouée de mer, je l’ai devant moi comme la semaine qui commence : les bateaux autour qui la couvrent m’insultent. Les mâts jettent vers les profondeurs de la mer leurs lances inutiles.
Moi je regarde en silence.
Au soir, longtemps après, des heures et des heures après, quand le soir aura fini de tomber, à ce moment de plus grande rétraction de la lumière quand elle va commencer de revenir, je sortirai, dans le froid de mars qu’on éprouve encore, à peine, mais encore malgré tout. De fatigue et d’ivresse, les pages noircies derrière moi — aller là, dans ces heures de joie un peu vaine mais pure qui me laissent toujours aussi vide quand je sais que je ne pourrai plus rien faire dire de mon corps jusqu’au lendemain : aller, là. La noirceur est toute là, et la mer davantage.
Lorient, ville détruire : pire, reconstruite. Après les bombes, vite : de béton et de pierres grises, en usine les maisons et les églises, et le port qu’on a raccourci, les rues qu’on a vite creusées, sans faire attention au sens du vent. La nuit recouvre tout cela, enfin, la mer de nouveau recommencée, dans tout ce noir tremblé des vagues que je respire.
Que flotte à cette surface dansante un peu de tempête et un peu d’effroi.
Je fabrique pour moi seul qui peux les voir, des formes qui disent des phrases de deuil, des choses comme la mort dans l’âme, et la beauté des visages croisés une seule fois, les trois jeunes filles qui pleurent devant le café face au port, des phrases en tête brisées l’une sur l’autre, dans l’épuisement bouillant des heures d’écriture, des phrases comme regardez ce qui sort du soleil, c’est le sexe du soleil, et la mer devant moi danse pour moi seul qui la vois ; je pourrais rejoindre ces chants, si je le voulais, si je n’avais pas la douleur en moi de ne pas le vouloir.
Si je n’étais pas moi-même l’une de ces phrases qui finiront par dire — la nuit n’est pas ce que l’on croit, revers du feu, chute de la lumière : je rejoindrais ; mais je le sais enfin : la mer absorbe toute la lumière de tous les jours : on est toujours face à elle, oui, mais devant elle : jamais. Ce soir, je l’étais : la ville derrière, et au-delà, toute la surface qu’il faut pour toutes les tempêtes passées et à venir, intérieures, fabuleuses, je le crois. La mer n’est pas calme, un crachat à sa surface suffit à remuer jusqu’aux bords du monde mille profondeurs aux milles colères.
En me penchant pour boire, ma main plus froide que l’eau : ma main non pas moins longue que la mer, ni moins calme.
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Ce qu’au théâtre on nomme lumières noires
mercredi 23 mars 2011
Soft Black Stars (Antony & The Johnsons, ’I Fell in Love With a Dead Boy (EP), 2001)
Tout dans le décor me rappelle l’écriture, et tout dans l’équilibre me permet de croire — au cœur le plus dense de la mort — à une pérennité de la lumière.
n.
La lumière, on ne la voit que si des corps lui font écran : là seulement pourront naître des ombres qui laisseront voir autour d’eux de la lumière découpée dans les formes qui fabriqueront, pour nous qui sauront les voir, des gestes et leurs désirs. C’est ce que j’ai voulu te dire, sortant rapidement du métro, et que je n’ai pas su formuler. On sort toujours trop rapidement du métro, et tu étais déjà loin.
Je recommence : dans la lumière, on ne voit que de la lumière. Rien d’autre. C’est-à-dire qu’on ne voit rien. Dans l’écriture, on ne verrait qu’elle aussi. Tu vois ? Ce qu’il faut, c’est trouver des corps entre, des corps qui pourront la faire parler, lui faire dire autre chose qu’elle seulement.
Du feu de l’Élysée Montmartre, on n’a rien vu que sa fumée — et le jour qui grandissait au-dessus du Sacré-Cœur abject allongeait des ombres qui ne nous appartenaient pas : pardon pour le dégoût des foules, mais ces foules me font fuir. Le feu continuait en bas sans bruit, les cendres s’amoncelaient sans doute ; autour, tous prenaient en photo la beauté de toute cette fin, mais ils en fabriquaient l’archive quand nous cherchions sa présence.
En haut des marches, une jeune fille me demande de me reculer pour prendre en photo le décor autour. Ainsi, on exige de ceux qui marchent dans la ville, de ceux qui font de la ville un usage et non un objet, de s’effacer pour que le monde soit le même sur les photographies que celui qui s’affiche sur les guides touristiques ? Mais les photographies qu’ils obtiennent viendront fatalement se confondre avec ces guides, de la lumière sur de la lumière, gris sur gris : fatalement une figure de la vie sera devenue vieille, on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître. Et c’est la ville qui s’effacera : ils n’auront entre leurs mains que leur souvenir : il remplacera celui qu’ils auront vécu. À trop chercher à reconnaitre ce qu’on a déjà vu, on ne voit jamais ce devant quoi l’on se tient : qui est simplement l’émergence de ce qu’on ignore — voilà écrire. Voilà la ville aussi, comme on la marche.
Mais nous, au contraire, nous qui croyons (encore) en la pérennité de la lumière, en crachant dans la nuit, on pourra voir comme une sorte de voie lactée qui indiquera des fausses directions — qu’on suivra, en fermant les yeux. Parce que c’est affaire de croyance et d’arrogance, écrire dans la certitude que la ville se produit au-devant de nous, que le désir aussi, que le monde se fait et vient se défaire en image de l’écriture, toujours et en tout lieu, pourvu que ce lieu soit celui de la langue qui nomme, qui raconte et qui tue.
Ecrire, ce ne sera pas autre chose que d’essayer de vivre ce qui manque dans la vie et de l’inventer. Cela prend la forme des routes, des crachats, des lumières noires : ce qu’au théâtre on nomme lumières noires, c’est ce qui projettent une nuit haute pour qu’on puisse la voir, elle, et dans les plis qui m’enveloppent en elle, les comédiens qui la jouent et l’habitent : voir les étoffes prolonger leur épaisseur de voile blanche rendue phosphorescente dans le noir.
Ecrire, ça voudra dire : non plus savoir, mais y croire comme en notre propre vie, davantage même parce que la vie s’y contient, se porte en ombre de géant sur les parois des façades, ombre de géant qui fumerait sa cigarette de spectre de part et d’autre du noir de la nuit et du noir de ce jour produit sur scène — dans cette noirceur là, on avancerait en se tenant la main, sûrs qu’on pourrait tomber dans le vide que lance sous nos pas le trottoir des rues, et mourir — mais continuer la noirceur de cette lumière, et cracher toutes ces vies qui, elles, ne nous auront pas assez vécus.
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pour toujours
jeudi 17 mars 2011
Riverside (Agnes Obel, ’Philharmonics’, 2011)
— Hubert Fichte : Est-ce que vous croyez que cet interview donne une idée de ce que vous pensez réellement ?
— Jean Genet : Non.
— H. F. : Qu’est-ce qu’il y manque ?
— J. G. : La vérité. Elle est possible si je suis tout seul. La vérité n’a rien à voir avec une confession, elle n’a rien à voir avec un dialogue, je parle de ma vérité. J’ai essayé de répondre au plus près de vos questions. En fait, j’étais très loin.
— H. F. : C’est très dur ce que vous dites-là…
— J. G. : Très dur pour qui ?
— H. F. : Pour tous ceux qui vous abordent.
— J. G. : Je ne peux rien dire à personne. Rien à dire à d’autres que des mensonges. Si je suis tout seul, je parle peut-être un peu vrai. Si je suis avec quelqu’un, je mens. Je suis à côté.
— H. F. : Mais le mensonge a une double vérité.
— J. G. : Ah oui ? Découvrez la vérité qui s’y trouve. Découvrez ce que je voulais cacher en vous disant certaines choses.Entretien de Jean Genet avec Hubert Fichte
réalisé en décembre 1975 pour Die Zeit,
repris dans L’Ennemi déclaréOn dirait le soleil ; on dirait le soleil ici et on dirait toi avec moi, là ; en le regardant longtemps on saurait voir la lumière elle-même — quitte à ne plus rien voir des objets : avoir les yeux saignés de larmes blanches, des noyaux d’olive bleus— ; oui, ou alors on dirait qu’on serait toi le soleil et moi l’espace qui sépare nos yeux des objets, et comme on comble la distance on finit par tendre les mains pour tâtonner la matière même, on ne toucherait que nos corps et nos corps suffiraient dans leur morsure à se situer dans la lourde gravité des choses, la gravité des pierres qui tombent jusqu’à faire tomber la terre avec elles, et on se tiendrait là, nous, à crier des rires qui les effondreraient, mais toujours avançant, avançant en plus de nos corps quelque chose dans notre voix qui serait plein de menaces maintenant que je possède ton corps et on lèverait ces yeux brûlés qui ne verront (déjà) qu’à travers un nuage : entre nous, ni ciel ni époux, ni présence qui l’outragent, que la mort à nos yeux dérobée sous la clarté, la mort vive et blanche rendue à sa pureté et souillée.
On dirait cela, on y croirait (marcher la ville : je dis marcher la ville, c’est ainsi — comme des voleurs dans un château mort) — on y croirait : on dirait : c’est là le réel possible, c’est là la vie arrachée à ceux qui la possèdent, et c’est là qu’on la triche. C’est là qu’on vient l’approcher pour la mentir, pour lui faire dire ce qu’elle nie, pour que, parlant dans sa bouche, on puisse sans cesse croire — que la vie est possible. Que tout ce qu’on dit, toi et moi, invente les lois qui font tomber le jour, et tomber la nuit, et que le miracle fait qu’au soir le plus noir le jour se lève, et se lève seulement pour faire lever la nuit avec lui quand le jour se rejoint et s’annule pour s’inventer, lui aussi.
On dirait encore beaucoup de paroles qui n’appartiennent qu’à nous, mais je dirais toi, que j’inventerai, qui n’es pas là ; je dirais : que ma colère rend insuffisante les causes du jour et cependant. Je dirais cependant, et je laisserais un blanc, la rue est inondée comme le jour se répand, ainsi ce matin : semblable à tous les matins où je passe sur elle comme pour m’allonger, mon corps d’un bout à l’autre, depuis la rue Nollet jusqu’à l’Avenue de France, cela fait pratiquement toute la ville : alors ma colère fait se dresser le jour sans cause, le jour peuplé de corps qui vont interceptant la lumière pour se laisser voir, les mouvements de la peau et du désir entre eux.
Je dirais toutes ces fables, j’y verrais quelque chose de la vie, et je l’appellerais ma vie, tu serais là quelqu’un part pour l’entendre et tu lèveras toi aussi les yeux au soleil pour les brûler — cherchant à mentir toi aussi la lumière pour mieux l’habiter : peupler tout ces mensonges qui portent mes colères.
Je dirais les fables, un soir prochain comme celui-là ; mais ce soir, il fait encore clair, trop clair et j’ai les yeux ouverts, le mensonge d’une vérité trop transparente — que vienne le temps où je l’invente ; un soir comme celui-là et pour toujours menti aux soirs qui sauraient dire pour toujours jusqu’au prochain cependant. J’ai les yeux ouverts. Et pour toujours je dis les yeux ouverts qu’en attendant s’y pénètrent les récits sans recours ni mensonge, dans la solitude qu’on viendrait partager, sans paroles pour toujours. Pour de vrai on dirait que le soleil tombe sur nous qui sommes prêts, cette fois, à le recevoir, et l’emporter.




