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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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dans l’état de l’apparition
jeudi 30 septembre 2010
Atrocities (Antony & The Johnsons, ’Antony & The Johnsons’, 2004)
Je vous ai dit aussi qu’il fallait écrire sans correction, pas forcément vite, à toute allure, non, mais selon soi et selon le moment qu’on traverse, soi, à ce moment-là, jeter l’écriture au-dehors, la maltraiter presque, oui, la maltraiter, ne rien enlever de sa masse inutile, rien, la laisser entière avec le reste, ne rien assagir, ni vitesse ni lenteur, laisser tout dans l’état de l’apparition.
Marguerite Duras, Émily L.
Je ne me souviens plus si j’ai dormi — en rentrant tard du théâtre, c’était minuit, pile le lendemain, alors ça ne servait à rien de dormir, prendre des forces (pour quel jour à venir, puisqu’il était déjà là ?). Relire la même page plusieurs fois, Duras, cela faisait longtemps, peut-être deux ou trois ans (je crois m’être dit il y a deux ou trois ans que c’était la dernière fois que j’étais capable de lire ces livres : j’avais tort).
Je me suis posé sur le lit, et j’ai regardé le noir le temps qu’il se défasse, c’est tout : quand j’ai ouvert les yeux, le réveil sonnait déjà, peut-être depuis plusieurs minutes. Je me suis levé machinalement comme on descend des escaliers, une marche après l’autre jusqu’en bas.
Quelques heures avant j’étais au même endroit, et je remontais la rue ; maintenant que je la descends habillé comme hier, je ne suis plus sûr de l’endroit d’où je viens, et où je vais : de la nuit froide et de son rêve, du théâtre encore, du train de nouveau, et de quelle ville je suis issu pour dans quelle autre ville émerger ensuite.
Dehors, l’aube était dans le même état que la nuit d’hier, salement éclairé par les lampadaires de la rue Nollet. La même nuit droite à descendre jusqu’à la Place Clichy, et le métro, et le train, et dans la nuit le même dehors qu’hier. La seule chose qui change, c’est que je tire une valise derrière moi — quelques livres, et quelques affaires, l’ordinateur, c’est tout : si je devais partir pour un pays lointain de l’autre côté de la terre, je n’emmènerais pas autre chose sans doute.
Ma montre est maintenant définitivement arrêtée : j’ai fini par me résoudre et positionne les aiguilles à minuit, ou midi : comme cela impossible de savoir. À Montparnasse il faisait jour. Trois heures plus tard à Saint-Jean, c’était déjà dans le pli de la journée qu’on se pressait, et les retards qui se voyaient sur les visages. Je me souviens d’une certaine pesanteur dans le corps mêlée d’une euphorie douce et légère, comme après les nuits blanches d’adolescents, et je pense au rêve de cette nuit que j’ai oublié sans doute parce que je ne l’ai pas fait —
je me souviens aussi que la dernière pensée que j’ai eue avant de sombrer avait été pour le rythme obséquieux des applaudissements pendant le rappel à la fin de la pièce, quand après un certain temps tous se mettent à frapper des mains en cadence ; sous mes yeux de spectateur, la couleur de la pièce qui passe comme au soleil et qu’on ne reverra plus, les masques redeviennent des visages, et ensuite, la nuit, toute seule, qui vient — bat au rythme désuni d’applaudissements adressés à la fin.
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sillons
lundi 27 septembre 2010
Creep (Scala — reprise de Radiohead, 2007)Sous les seins de la terre hideuse
Dieu-la chienne s’est retirée,
des seins de terre et d’eau gelée
qui pourrissent sa langue creuseAntonin Artaud, L’Ombilic des Limbes (’Avec moi dieu-le-chien’)
Traces qui dessinent une route (c’est le mouvement qui a dessiné le chemin, et non l’inverse) : mais aux sillons superposés, dans la même direction pourtant évidente, mille chemins, mille petites routes à l’écart insensible, mille possibilités de prendre la route — et chaque pas que je fais rend possible un autre chemin, improbable la destination : seule solution : inventer un sillon, un autre, un dernier, un qui serait là par-dessus tous les autres, visible, possible :
devant la route, nécessité qu’on s’y répande et qu’on trace ces sillons, qu’on les trace plus profondément encore : qu’on creuse et creuse juste avec ses mains d’enfants, la retourner sur elle-même, et on viderait la terre rien qu’avec ses mains, une pelle et un seau — on la remplirait de terre neuve d’avoir été retournée et disposée de ses mains, de ses mains d’enfant
et on se souviendrait alors que le poème est tout entier fabriqué d’un vers qui sillonne dans la langue, creuse et creuse dans le corps même du monde un retour toujours nouveau quand on le prononce, et comme j’aimerais, oui, dans cette terre-là me retourner en faisant basculer avec moi l’axe de la terre (d’une partie de la terre seulement, peut-être que ça suffirait) ;
envie d’y retourner et de la mordre à pleine dents, mâcher des cailloux pour — sept fois sa langue avant de parler — retourner en elle les endroits morts, les enfoncer dix pieds sous terre tandis que ce qui était dix pieds sous terre affleure maintenant à la surface :
et si je n’ai que des mains d’enfants, et pas même une pelle, un seau, qu’en faire qui pourrait changer la forme de la ville, la creuser à un endroit (un endroit suffirait sans doute, et si je parvenais à désigner cet endroit, peut-être que j’accepterais de m’y enterrer) — si je parvenais à nommer un endroit neuf de la terre ; mais on dit que la terre a été découverte dans son entier, et chaque espace nommé, loué, vendu : et si je parvenais à trouver, dans un coin, un endroit plus reculé, et que je pourrais le nommer et le creuser (qu’il n’en reste rien), je serai justifié, oui ;
langue creuse qui ménage autour d’elle un sillon d’où prend naissance ma vie peut-être : sûrement — j’ai mes mains d’enfant, et toute une vie pour le savoir.
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des écrans
vendredi 24 septembre 2010
Lay Your Head Down (Keren Ann, ’Keren Ann’ 2007)C’est si dense, ici, tout, même le vide où l’on va, immensément étirée, malheureuse, présence entre l’indéfini et l’infini, d’abîme en abîme
Cette densité est déjà une réponse. Ne m’en demandez pas trop, quoique loin de terre, je suis plus loin encore du centre.
C’est pour cela qu’il est tentant de se faire des écrans, si transparents soient-ils.
Mais comme j’abattrais les miens, si vous veniez enfin.Henri Michaux, Face aux verrous (XII. L’Espace aux ombres)
En perpétuel chantier. S’impose à moi à date régulière le recommencement : tout à reprendre (tout à redire). Envie pourtant seulement de n’avoir qu’à prolonger.
Quatre jours à Paris et deux jours ici (il m’en manque un, toujours, que je perds quelque part, dans les métros, les trains, les lits.) : un soir au théâtre, un autre à me perdre aux Batignolles — mais aujourd’hui, impossible de transférer les photos, la ville n’a pas eu lieu.
Pendant que j’étais à Paris, la ville ici s’est avancée : la route dont je surveille les travaux mord maintenant sur la rue qu’elle va relier. Je mesure chaque centimètre pris sur le vide (un square jadis) : corps qui gagne sur lui-même.
Je n’aime pas les allégories — j’ai cependant l’impression d’avoir trouvé là une image juste de cette vie que j’emmène entre deux trains, que je n’arrive pas à suivre, mais qui finit par produire des intersections, par rejoindre. (Belles rencontres cette semaine, des véritables).
En cette rentrée, on amorce des rituels (des heures qu’on inaugure, comme celles des levers le lundi pour prendre le bon tram, puis le train, la ligne 6, et rejoindre l’Université : n’en retirer que de la fatigue pourtant : la première répète toutes les autres qui vont former cette année) : quand je reviens, je sais que je trouverai la route en même place, mais plus loin ; un jour je marcherai pour traverser ; une nuit, m’allongerai de tout mon long sur elle.
C’est si dense, ici — de moins en moins envie de revenir sur moi : ces pages de journal ne font qu’imparfaitement inventer ma vie en retour, après coup — et je laisse le principal (les corps, les désirs) : je rêve seulement d’échanges qui se passeront de moi : nous parlions sans parler, affluant l’un vers l’autre. Des affluents, que des affluents, oui.
Tentant, alors, de se faire des écrans — mais pas des écrans de fumée : pas des écrans non plus comme ceux de nos ordinateurs (fatigué de plus en plus de ces clivages : envie seulement de dire : on écrit sur ce qu’on trouve devant soi ; si c’est des grottes, on creuse les grottes avec de la terre ; si c’est du papier, on le noircit pareil ; et si c’est de l’écran, les lignes se poursuivent : fatigué de se justifier.)
Les seuls écrans valables, ce sont ceux qu’on traverse (on peut choisir le pas de danse pour franchir) : on bascule de tout le corps, les mains et les poignets en avant ; et quand on est de l’autre côté, tout ruisselant, peu importe que le sang soit le nôtre ou pas, celui de notre peau ou celui de l’écran : peu importe : on se rapproche du moment où les fictions prennent corps.
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géométrie du vide
mercredi 22 septembre 2010
Places Where the Night Is Long (The Apartments, ’The Drift’ (1993)O gioia, gioia, gioia…
C’era ancora gioia
in quest’assurda notte
preparata per noi ?Ô joie, joie, joie…
Y avait-il encore de la joie
dans cette absurde nuit
préparée pour nous ?Pier Paolo Pasolini, ’Splendeur’ (Seconde forme de "La Meilleure Jeunesse")
Il n’y a pas de vide — juste un peu de distance entre deux corps : seulement un peu de distance, et il suffirait de se pencher, tendre le bras, à peine tendre le bras et parler : mais la rue continue alors que tu allais ouvrir la bouche, et déjà le métro, déjà la fin de la journée, déjà le silence et ce que tu prends pour du vide, qui n’a été que de la ville non occupée par nos corps, quand il fallait avancer, prendre le bras, et dire.
Les villes, on ne sait pas les construire — il faudrait pour cela qu’on sache habiter les espaces vides qui nous séparent : pas vides, non, seulement absents, pas encore dressés dans l’existence ; ou plus simplement : pas encore (puisqu’il suffirait que). Les villes nouvelles, je les ai rêvées, une fois, elles formaient comme un halo de jour au-dessus d’une nuit sans aube et sans solution. On marchait au milieu des rues. On avait pas besoin de s’approcher l’un de l’autre pour reconnaître nos visages, la ville les portait pour nous.
D’un bout à l’autre de la ville aujourd’hui : c’était d’abord : pour lire dans cette bibliothèque ouverte à moi seul — et derrière moi, j’aurai avec précaution refermé la porte : pour deux heures propriétaire des lieux — tout autour, l’Université qui vibrait, et le silence des livres : leur silence confondu avec l’air climatisé. C’était pour ensuite : dans ce café République, ne pas se souvenir de ces vers que je retrouve maintenant :
C’est l’opaque qui a bouché mon ciel. Qu’est-ce que ce silence partout ? C’est le silence qui a fait taire mon chant.et puis
Le lieu de mon repos est une chambre peinte
De mil os blanchissans et de testes de mortz
(…) Dans le cors de la mort iay enfermé ma vie
Et ma beauté paroist horrible entre les os.On parle tous deux de ces vers en les effleurant, et on les laissera sur ce coin de table en partant.
Dans la grande ville maintenant, je rentre — j’aurai donc passé le jour sans le voir : le matin, crépuscule mauve ; le soir opaque comme une plaque sans fond — lire Pasolini ne m’apporte que le dégoût du sommeil — si lourd qu’il s’est posé sur moi, et j’écris ce texte dans un demi-sommeil, sans me lire —, quand il faudrait observer son propre massacre avec le tranquille courage du savant.
Ce qu’il faudrait surtout, c’est détruire tout le vide entre soi et l’épuisement du jour, entre la ville et le désir de la traverser, entre le visage et son oubli. Mais je dors déjà et la ville derrière les volets que je n’ai pas eu la force de fermer bat continuellement à mesure qu’on l’oublie, amasse tout ce vide qu’on enjambera demain.
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perspectives d’arraisonnement du réel
samedi 18 septembre 2010
Big moon (Syd Matters, ’Ghost days’, 2008)La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.
Hector Savinien Cyrano de Bergerac
De deux heures du matin à cinq heures, rester dedans et travailler, rester protégé de la lumière noire dehors, ces dehors pleins de nuages dont on voit les contours comme à midi, cette sorte de pâleur de la lune qui donne à chaque ombre mille possibilités de s’allonger, de prolonger la nuit : et la nuit se prolonge. La lumière ne me touche pas, j’entends deux ou trois hommes passés, les cuisines du grand hôtel fermées, et c’est tout. La nuit dure le double de temps les nuits de pleine lune, je travaille.
Travailler parce que la lecture permet d’aller plus avant dans l’obscurité, de trouver d’autres armes pour l’affronter — et parce que lire est l’une des possibilités d’écrire, (l’une des deux) : l’une des deux possibilités de vivre aussi ; lire non pas lignes après lignes, mais comme s’efforcer de les relier à toutes les autres lignes qui dessinent les perspectives d’arraisonnement du réel.
Une des deux possibilités — l’autre : c’est ensuite d’aller s’approcher des corps dehors, leur parler, les effleurer aussi, frôler la fatigue pour mieux l’esquiver au dernier moment : voir des visages, marcher au milieu d’eux, respirer auprès d’eux (parfois sans se laisser voir), poser deux doigts aux poignets de ces corps endormis dans la rue pour sentir qu’ils vivent, sentir qu’ils espèrent encore que ça ira mieux demain.
Se lier pour l’éternité à des inconnus, des inconnues croiser une minute — qu’on ne reverra plus.
À cinq heures, quand la lune est derrière l’immeuble, qu’on ne voit plus rien que le noir, je descends les escaliers et me rends dans les rues vides, presque vides : c’est parce qu’elles sont presque vides que j’y vais ; des visages, des corps, du désir qu’ils déposent sur moi, je sais que j’aurai à faire, en rentrant.
L’ordinateur est encore allumé, il n’y a qu’à ouvrir une autre page, laisser courir sur les touches les mains qui notent à la volée la pulsation de ces poignets saisis tout à l’heure, des vies inventées dans les rencontres, cinq minutes suffisent, cinq secondes, ces vies sont reliées à toutes les autres puisque je les écris.
Quand la première lumière du samedi touche l’écran je vais me coucher — je retrouverai le soir suivant à la même place, posé dehors, ignorant des violences que je commets en son nom.
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ce qui rend la vie inadmissible
vendredi 17 septembre 2010
Man Of A Thousand Faces (Regina Spektor, ’Far’, 2009)
Que je sois — la balle d’or lancée dans le soleil levant.
Que je sois — la pendule qui revient au point mort chercher la verticale nocturne du verbe.Stanislas Rodanski
Je peux accepter — les pas du promeneur à minuit sous ma fenêtre, perdu, qui ne reviendra chez lui qu’au matin, et s’endormira ; je peux : et accepter encore les sourires du type à la dernière station du tram, allongé depuis l’aube jusqu’au soir, ivre pour oublier son nom et ce qui l’a mis dehors, et m’en aller sans le regarder ; je pourrai demain aussi (c’est cela qui tue) : et les sanglots derrière la cloison, d’une voisine qui a aujourd’hui déménagé sans que je connaisse son nom, et à peine son visage — mais ses larmes, je les ai pour moi quand je n’arrive pas à dormir — je peux, oui, à vrai dire : j’ai pu ; mais si je ne suis plus ce promeneur, ni l’oubli de l’homme édenté sous le tram, ni la tristesse de cette jeune femme : si je ne suis plus cela, comment parler ensuite de ce qui me fait basculer le lendemain dans le jour plein des rues ?
Ce qui rend la vie inadmissible, c’est tout cela, ce n’est que cela : j’en ai fait la liste mentalement, elle ne prend pas beaucoup de place, elle occupe tout le silence qu’il faut pour l’établir.
Quand le jour descend, je ne m’en vais pas encore, tu vois, je tiens encore la distance, je suis là qui le porte à bout de bras et le fais disparaître quand je le veux — il n’y a personne dans le maison, et je me souviens du temps ancien des nuits blanches alignées les unes sur les autres, et ce temps a disparu puisque je m’en souviens : et cela non plus, je ne l’accepte pas — mais le jour descend tout de même sur ces jours-là aussi.
Dors, je suis là pour te veiller — je veille sur ce qui reste de mes jours passés tant que je suis là pour dans le noir deviner leurs contours ; il y a du pain sur la table, il y a de la musique dans la pièce, je ne m’approche pas tout de suite du sommeil, il y a des peaux qui se tendent à mesure que la nuit nous enveloppe, on pourrait être seuls : on n’entend plus les sanglots derrière la cloison — et pourtant : pourtant il y a, minuit passé sous ma fenêtre, quelqu’un qui n’est pas moi, un type qui dehors marche et s’en va se perdre jusqu’à l’aube et qui s’endormira quand je me réveillerai demain et que je penserai au rêve que j’ai fait tant je l’ai oublié.
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confluences
jeudi 16 septembre 2010
River Theme (Bob Dylan, ’Patt Garrett & Billy The Kid’, 1973)
Et en même temps que ce sentiment de véracité désespérante où il te semble que tu vas mourir à nouveau, que tu vas mourir pour la seconde fois (Tu te le dis, tu le prononces que tu vas mourir. Tu vas mourir : Je vais mourir pour la seconde fois.), voici que l’on ne sait quelle humidité d’une eau de fer ou de pierre ou de vent te rafraîchit incroyablement et te soulage la pensée, et toi-même tu coules, tu te fais en coulant à ta mort, à ton nouvel état de mort. Cette eau qui coule, c’est la mort, et du moment que tu te contemples avec paix, que tu enregistres tes sensations nouvelles, c’est que la grande identification commence. Tu étais mort et voici que de nouveau tu te retrouves vivant, - SEULEMENT CETTE FOIS TU ES SEUL.Antonin Artaud, L’Art et la mort
C’est l’endroit du partage des eaux ; l’endroit où les deux rivières se rejoignent pour former le fleuve : l’endroit précis donc, et quand je plongerai mon corps, je prouverai qu’Héraclite avait tort.
C’est l’endroit où rien ne coule, rien ne passe : où un corps s’interpose au flux des choses et de l’air, de l’eau, de la terre, se pose entre les limites qu’il vient former lui-même à la limite avec le temps, l’espace, la réalité objective des choses : avant, après, derrière-lui, devant-lui : l’endroit où mourir même ne peut avoir lieu. Alors, on s’y enfonce. On avance.
Pensées à chaque pas au tableau d’Arnold Bocklin, celui que Strindberg avait voulu voir présent dans ses représentations de la si somptueuse Sonate des Spectres — dont la pièce n’était qu’une image, qu’un décor, qu’un tableau posé au-devant.
L’eau jusqu’à la taille, on avance désormais dans l’eau, ou à travers elle ; les pieds bougent de l’eau sous eux, et la paume effleure la surface pour éviter que le corps ne s’y reflète. De part et d’autre des éléments, on sent le courant nous entourer ; comme des requins à l’affut, au moindre geste déplacé, à la moindre goutte de sang, pourraient nous prendre et nous emmener dans les fonds.
De l’eau jusqu’au menton maintenant, on sautille sur la pointe des pieds, on avance verticalement, et les mains ne servent qu’à assurer un équilibre plus ou moins stable ; on trébuche à chaque pas. On respire la tête penchée en arrière, c’est proche, la confluence est là qui sauvera. Qui nous situera hors d’ici, je le veux — maintenant.
Mais maintenant ne vient pas tout de suite : une autre bouffée d’air adressée au ciel, une autre encore, qui sera peut-être la dernière : elle n’est pas la dernière, une autre encore la suit ; regard lancé au morceau de ciel que je vois encore ; mes yeux coulent de tout le fleuve, et des deux fleuves même, mes yeux pleurent ce qu’ils peuvent l’insuffisance du corps, et tout ce qui rend la journée lourde (de coups et de silences dans la gorge entassés), pleurent tous les cimetières possibles, et les jours à venir, à enterrer — la ligne des eaux figure bien l’année qui vient, qui est là — maintenant —, l’année qui va se ceindre sous mes yeux, et qui peut-être vient ceindre mes yeux eux-mêmes, bleus déteints dans la boue répandue sur le lit défait du fleuve comme du ciel — maintenant, c’est l’année en partage, les partages qu’il faudra faire, l’impossible, l’insupportable ; et c’est les yeux dans l’eau comme un hoquet, maintenant ; les yeux qui tombent dans l’eau et qui reviennent à la surface, à chaque pas ; alors une ultime fois respirer et cette fois est véritablement ultime : oui, le dernier regard sera pour cette maison que je m’en vais rejoindre de l’autre côté de la rive sans savoir si je pourrai retenir ma respiration jusque là-bas ; ma dernière pensée est-celle ci : j’y arriverai — et je m’enfonce.
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le soleil ni la mort
mercredi 15 septembre 2010
Sunlight (Max Richter ’Songs From Before’, 2006)
Les morts remontent, puissants d’os et d’écorce, de cuir et de sommeil, parleurs muets, mangeurs d’argile ; et le fruit tombe, et boucle par sa chute le cycle interminable.L. Edouard-Martin, Avènement des ponts
Devant les morts, on n’a pas les choix — on ne parle pas. Dans la chambre d’un mort, on se tait : non pas qu’on pourrait le réveiller, mais comme devant un muet on se met à agiter les bras, on adopte l’attitude de l’autre.
Alors, quand on sonde les morts qu’on porte, lourds de sommeil et de temps passer à les oublier, ce qui remonte est plein de ce silence poisseux qu’on avait finit par confondre avec un bruit de fond désagréable en soi (pas la culpabilité ni le remord : juste la sensation du dégoût d’avoir passé et oublié). Forcément quand ils reviennent, on se tait et on écoute.
Les cadavres entreposés les uns sur les autres en soi possède leur mémoire, fine, précise, aiguisée aux endroits de plus grandes défaites ; on pourrait fuir sur le champ, ce serait facile, tant d’occasions pour le faire : on ne le fait pas — on comprend qu’on n’a pas vraiment sondé les morts, mais que ce sont eux qui sont venus à nous, qu’ils ont dû toucher au fond de la conscience une profondeur invisible, et qu’ils viennent remonter, faisant vibrer autour d’eux des remous qu’on n’attendait pas, qui apportent avec eux d’autres vibrations, d’autres remous.
C’était il y a quelques jours, et ce poids de silence qui est venu a fait bouger les lignes. On n’est pas censé regarder le soleil ni la mort en face — mais qu’on s’y attarde un peu, et c’est, en se retournant, une tache blanche à l’œil, une sorte de trouée d’irréalité qui repeuple un peu, un temps, les forces mortes du jour. On est plus vivant d’avoir été mort, peut-être.
Ainsi, on porte ces corps-là en nous comme d’autres voix qu’on a su entendre dans les rêves, et dont on ignorait alors qu’elles sortaient de notre gorge, notre véritable gorge silencieuse du corps reposé sur le lit, qui dort, qui va s’éveiller.
Mots-clés
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lignes de partage
mardi 14 septembre 2010
City middle (The National, ’Alligator’, 2005)Des heures puis des heures au fil
de mes yeux, aux prises avec eux
sillonnant les terres de personne
les poumons soufflant comme une avenue
(…)
les bulletins annoncent
qu’aucune localisation n’est en vue
pourtant je vois ce que je voisGaston Miron, L’homme rapaillé (’réduction’)
Lentement le soleil bientôt de l’autre côté — densité des choses les plus âpres, éprouver chaque matin dans le corps qui lance les lignes de partage : partout les lignes de partage.
Choisir son camp — de part et d’autre de la ligne, les raisons d’en découdre : de part et d’autre, on est d’un côté ou de l’autre de la ligne ; c’est ainsi. Se situer. Parler depuis. Danse au-dessus d’un précipice, le vent choisira pour toi. Et si on choisissait le parti pris du vent ?
Mais ça ne marche pas comme cela. On a beau tenté de dire : mais je ne marche pas (je danse). On prendra cela pour de la résignation ; de la fuite. On prendra cela pour de la soumission. Il n’y a qu’à être pour ou contre, il n’y a qu’à se dire : d’accord pas d’accord.
C’est que — je lui disais — ce n’est pas affaire de convictions, les convictions, je les ai (je les garde) : mais prendre position, c’est la tenir ensuite, et cela, non, j’en suis incapable (trop léger, sans doute, je m’envolerai et tu as bien vu au premier coup d’œil que j’étais trop léger) — et moi, de toute manière, aussi, je suis pour la défense.
Je rêve inefficacement au syndicat international (pour la défense des loulous pas bien forts, fils directs de leur mère, aux allures de jules plein de nerfs, qui roulent et qui tournent, tous seuls, en pleine nuit, au risque d’attraper les maladies possibles). Je rêve et les positions pendant ce temps-là ont bougé, et je suis de l’autre côté. Et je peux regarder de part et d’autre des choses.
Soudain, je suis la ligne même, soudain je suis le cyclone au milieu duquel les choses bougent : c’est à cela que je rêve, et je suis, parfois, le rêve. On ne demande pas quel est le point de vue du rêve. On ne demande pas son avis. On le laisse raconter. On le laisse basculer sans fin dans le néant des pensées comme à sept heures du soir au-dessus de la mer la couleur qui tire, et tirant amenant à elles toutes pensées et le rêve avec elle, et moi.
On se retourne, et lentement le soleil de l’autre côté.
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temps morts (et revenants)
jeudi 9 septembre 2010
At The Chime Of A City Clock (Nick Drake ’Bryter Layter’ 1970)C’est l’heure silencieuse où plus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des
femmes enchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang, comme un ciel noir, d’étoiles.Lautréamont, Chants de Maldoror
Au pli de la nuit la plus morte, quatre heures, trois heures (la nuit recule à chaque nuit), ma montre s’arrête. Le matin, elle ne bouge plus ; il y a trois jours, je l’ai cru définitivement arrêtée, mais dans la journée, elle s’est remise à battre au poignet. Désormais, au lever, je remets les pendules à la bonne heure, l’avance des quelques heures qu’elle n’a pas su enjamber, et jusqu’à la nuit elle va ainsi, aussi régulier que mon propre sang tant que je suis éveillé. Dès que je m’endors elle s’arrête.
Dans le creux noir, personne pour voir que chaque minute dure aussi longtemps là que dans la journée la plus vécue, sous la chaleur en fer blanc de quinze heures. Sur quoi s’avance le temps, dans le temps mort des cris des chiens, des chauves-souris ? On les voit par dizaines au-dessus de la maison tourner — pour entraîner avec elles le mouvement du globe sans doute.
Du corps à corps — au lit fermé à double-tour comme une porte de cave dans les maisons de maître —, lèvre saignée sur les morsures qu’on s’infligerait de n’avoir pas su les taire, douleurs des chairs apposées l’une sur l’autre cherchant, dans le désir traversé, une sortie de soi digne d’en finir avec le présent : à la seconde où la montre s’arrête, au jet de sang près la secousse intérieure, cessent toutes possibilité de rémission (de la chair) : sur la lande qui pourrit l’automne déjà là, des chiens chassent toute la nuit le temps comme on le tue en plein soleil.
