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Koltès | Dictionnaire · AU-DESSOUS DU VOLCAN de Malcolm Lowry

Une entrée

vendredi 29 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Au-dessous du volcan, de Malcolm Lowry

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE MALCOLM LOWRY

Œuvre monstre sur laquelle son auteur s’est acharné pendant près de dix ans, Au-dessous du volcan est un *mythe de la littérature du xxe s. L’auteur britannique Malcolm Lowry a commencé à y travailler en 1936 au *Mexique et n’a cessé de la remanier. Publié finalement aux *États-Unis et en Angleterre en 1947, il ne le sera en *France qu’en 1949 dans une *traduction de Stephen Spriel – une traduction plus tardive, en 1987, propose un autre titre : Sous le volcan. Le *roman a d’abord rencontré un succès d’estime avant d’être considéré comme un sommet : l’éditeur Maurice Nadeau note dans la préface de la réédition française en 1950 :

« Utilisé par certains comme un Sésame, le nom de Malcolm Lowry est pour d’autres un test qui partage facilement l’humanité en deux camps. […] Parlerai-je de ceux qui sont partis pour le Mexique afin, notamment, de mettre leurs pieds dans les traces du Consul ? » [1].

Koltès sera de ceux-là.

Ce roman accompagne le dramaturge dans son premier *voyage en *Afrique – et cette lecture sera pour lui un miroir lui permettant de mieux saisir la nature de l’expérience violente qu’il affronte alors. Elle ne sera pas sans incidence sur l’œuvre qu’il commencera après cette lecture et qu’il achèvera dans un décor semblable à celui de ce roman, non pas au Mexique, mais au *Guatemala, à l’ombre de volcans, et dans les vapeurs du mezcal.

Sa découverte de l’Afrique, en février 1978 au *Nigeria, l’aura dévasté : la *violence brutale qu’il découvre révèle alors sa position d’Occidental, privilégié et peut-être complice du ravage de ce continent. La mélancolie ne cesse de l’habiter – mélancolie née du sentiment d’appartenir de fait à cette communauté d’hommes blancs qu’il méprise profondément – au cours d’un long trajet qui le conduit de l’aéroport de Lagos jusqu’au chantier d’Ahoada où l’attendent ses amis.

« Alors j’ai bu beaucoup de whisky, en l’honneur du consul et de son désespoir » [2].

La figure du consul qui surgit ici est celle de la fiction de Lowry. C’est le *personnage central du roman dans lequel Koltès se réfugie, lecture qui l’accompagne alors : lecture initiatique comme l’est cette avancée dans l’enfer africain, tant le *récit de Lowry tient de la structure de la Divine Comédie de Dante.

« Ainsi, les cinq premiers jours furent cinq jours de presque enfer ». [3]

C’est ici, au cœur de l’Afrique colonisée, que le roman prend tout son sens pour Koltès. Le récit se passe au Mexique en 1938 et 1939, mais le même jour, 2 novembre, Jour des Morts. Divisé en douze chapitres (chiffre hautement symbolique — dans un récit qui ne l’est pas moins —, pour un romancier épris de mystique Kabbaliste), le livre décrit la dernière journée du consul anglais Geoffrey Firmin et de sa femme, Yvonne, qu’il retrouve après une pénible séparation. Les lieux traversés par le consul pendant ses errances alcooliques, depuis le casino de la Selva, ou la cantina El Bosque (en référence à la forêt sacrée de Dante) jusqu’au ravin de Parián où il meurt, sont une étape dans sa traversée de l’Enfer, le jardin abandonné symbolisant le Paradis perdu, où il cherche vainement à rejoindre Yvonne. Ce roman devait d’ailleurs être l’« Enfer » d’un triptyque, avant un « Purgatoire » et un « Paradis », que Lowry n’achèvera jamais.

La solidarité de Koltès avec ce consul Geoffrey Firmin (et son désespoir), plongé dans la chaleur étouffante de Quauhnahuac au Mexique, se renforce évidemment par le *désir incessant de Firmin d’écrire, lui aussi, un livre.

« Il y avait la relecture de Lowry, dont le livre tout à coup me semblait une effrayante machine de mort entre mes doigts ; comment, à la première lecture, avais-je pu être ému, d’une émotion comme on en a pour les histoires d’*amour ? Cette fois, je ressentais l’incroyable dureté – j’aurais voulu que s’y mêle de la pitié, cette pitié qui fait, des romans les plus noirs de *Dostoïevski, quelque chose de brûlant, et qui donne envie de vivre –, mais je trouvais cette fois que la pitié était par Lowry rangée avec tout cela qui est condamné à être broyé et détruit, et jeté dans le ravin – avec un chien paria par-dessus. Ô, la lecture d’Au-dessous du volcan, assis dans les cabanes au milieu des chantiers, avec les appels incessants, par radio, d’un chantier à l’autre, et le brouillard rouge soulevé par le ventilateur, qui décolore tout ! Cette lecture dura symboliquement les cinq jours de mon voyage en milieu hostile » [4].

Cinq jours, comme un chemin de croix sur la révélation mystique et politique de cette déchirure, où Lowry défigure Dostoïevski et annonce *Faulkner, et le cœur africain des ténèbres de *Conrad avec l’Enfer de Dante.

Des liens *secrets vont unir le texte de Lowry à la pièce rêvée par Koltès. Si le consul est plongé dans la rédaction impossible d’un impossible roman au milieu de l’*hostilité d’une terre étrangère, il y est question aussi d’une jeune *femme, qui le rejoint là-bas, Yvonne – à laquelle *Léone fait écho – et de son frère, journaliste en quête de guerre pour l’écrire : trajectoires croisées entre la pièce et la vie qui vont continuer de s’écrire et de se rêver les mois suivants, quand Koltès partira rencontrera, en Amérique centrale, l’état de guerre (ou presque) de Managua au Nicaragua.

Dans l’entrecroisement des deux textes, une même image viendra doublement clore le roman de Lowry et la pièce de Koltès : le feu d’artifice sur lequel elle s’achèvera sera la reprise lointaine de l’explosion finale du volcan dans le roman de Lowry, sur le corps mourant du consul abattu par le Chef des Jardins – ombre sur laquelle plane l’ombre du jardinier des bougainvillées d’Afrique.

« Quoi qu’il en fût, ça croulait aussi, ça s’effondrait tandis que lui-même [le Consul] tombait, tombait dans le volcan, qu’il avait dû escalader après tout, bien qu’il y eût maintenant à ses oreilles cet horrible bruit de lave insinuante, c’était une éruption, pourtant non, ce n’était pas le volcan, c’était le monde lui-même qui explosait, explosait en noirs jets de villages catapultés dans l’espace, lui-même tombant au travers de tout, au travers de l’inconcevable pandémonium d’un million de tanks, au travers du flamboiement de dix millions de corps en faut, tombant, dans une forêt, tombant. Soudain il hurla, et ce fut comme si ce hurlement était projeté d’un arbre à l’autre au retour des échos puis, comme si les arbres eux-mêmes s’approchaient, serrés, l’un contre l’autre, se penchaient sur lui, pleins de pitié… » [5]

Et sur ces jets de feu, de part et d’autre, le cadavre du chien paria, jeté sur les cadavres du roman : (comme précédemment, je pense qu’il faudrait enlever les deux points ici) et de la pièce, mettent un point final aux deux textes : manière pour Koltès de lever un dernier verre « en l’honneur du Consul et de son désespoir. »

« Quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin » [6].

Ce sont les dernières lignes du roman, tandis que la pièce s’achève sur ces « Dernières visions d’un lointain enclos » :

« Une première gerbe lumineuse explose silencieusement et brièvement sur le ciel au-dessus des bougainvillées. Éclat bleu d’un canon de fusil. Bruit mat d’une course, pieds nus, sur la pierre. Râle de chien. […] Éclairée aux lueurs intermittentes du feu d’artifice, accompagnée de détonations sourdes, l’approche de *Cal vers la silhouette immobile d’*Alboury. […]. Cal est touché au ventre, puis à la tête ; il tombe. […] À la surface d’égouts à ciel ouvert, des bouteilles de whisky se heurtent. […] Auprès du cadavre de Cal. Sa tête éclatée est surmontée du cadavre d’un chiot blanc qui montre les dents » [7].

De l’irruption du volcan au feu d’artifice, des cadavres et des chiens qu’on jette sur eux, des accords cosmiques entre les éléments et les corps qui jouent leur tragédie : Koltès salue à distance Lowry, et fait tinter, ultime salut à l’alcoolisme de Lowry (et du Consul), les heurts de bouteilles de whisky.


Bibliographie : Malcom Lowry, Au-dessous du volcan, Paris, Gallimard, 1959, traduit par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur, p. 619-620.


[1Au-dessous du volcan, p. 7

[2Lettres, p. 319

[3Lettres, p. 318.

[4Lettres, p. 318.

[5Au-dessous du volcan, p. 577-578.

[6Au-dessous du volcan, p. 577-578.

[7Combat de nègre et de chiens, p. 107-108