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Koltès | Dictionnaire · RÉCIT
Une entrée
mardi 26 décembre 2023
Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.
— Entrée Récit
— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE
RÉCIT
Raconter une histoire sera pour Koltès la tâche première et le sens même de l’écriture. Cette question, technique en premier lieu, recouvre des enjeux tout aussi bien politiques qu’éthiques, voire anthropologiques : raconter à qui, pour quoi, vers quelles appartenances ? Or, ce point central, crucial – et qui distingue l’écrivain dans son époque – n’avait rien d’une évidence première. Au contraire, cet enjeu dessine un devenir de l’écriture qui s’est constitué contre elle-même. On peut d’ailleurs dégager trois époques de l’écriture koltésienne selon ce devenir : après le refus du récit (1970-1974), est venu le temps de sa conquête (1975-1977) avant celui de sa maîtrise (1978-1988).
Les premiers textes s’écrivaient ainsi radicalement contre l’idée de récit : d’une certaine manière, le récit n’en était pas moins important. C’est que le combat contre le récit structure la fabrication des pièces strasbourgeoises, autant qu’il façonne les pièces de Nanterre. Dans les premiers textes, raconter une histoire commence par être un repoussoir. Ce qui importait était le souci de l’efficacité immédiate, d’une *violence arrachée au plateau, d’une défiguration recherchée du *théâtre, du spectateur, de l’acteur sur scène et seulement là, pour le temps du spectacle. *Metteur en scène, Koltès cherche l’abstraction de la situation pour aborder la concrétude des corps. Le récit n’est pour lui que le cadavre de la littérature que l’auteur met en pièces pour se réaliser, assassine pour se donner naissance. Koltès commence donc à écrire sans écrire : mais en remployant des récits déjà constitués dans la littérature. Il refuse le geste d’auteur qui consiste, conventionnellement, à inventer le récit, et cherche plutôt à fabriquer des images scéniques. Le récit premier n’est pas un horizon, mais une matière première : il s’agit, plus que de s’y subordonner, d’en faire usage : usage qui consiste à le défaire, à s’en défaire. C’est par ces exécutions successives de la littérature comme récit (Gorki, La *Bible, *Dostoïevski), le refus d’un héritage littéraire (*L’Héritage), que Koltès met à mort le récit (*Récits Morts) jusqu’à l’inouï terminal (*Des voix sourdes). Ces contre-récits déjouent la logique narrative : intra-subjectif, voire oniriques, ils ne se déploient pas dans la chronologie de faits, mais surgissent par visions entrechoquées, contradictoires, fulgurantes. « La portée de ce spectacle se situe dans l’immédiat, – dans l’expérience immédiate – et, de ce fait, devrait interdire, je crois toute espèce d’appréciation, en ce sens que l’expérience aura eu lieu ou n’aura pas lieu. En dehors de cela rien ne vaut la peine d’être envisagé » écrivait-il dès *Les Amertumes, dans le texte de présentation du spectacle qui peut se lire comme le manifeste de son metteur en scène pour les quatre années qui suivront [1].
Une rupture se fait, lente et secrète, qui connaît plusieurs étapes, des infléchissements qui n’annulent pas les expérimentations passées, mais les débordent, en les contenant. On a pu faire plusieurs hypothèses qui expliqueraient cet infléchissement. La première (proposée par. C. Desclés) tiendrait aux leçons données par Hubert *Gignoux dès les premières pièces, contre lesquels Koltès s’est opposé, mais qui aurait fini par porter ses fruits. Hubert Gignoux, premier lecteur et mentor du dramaturge, était très attaché aux lois qui régissent la composition dramatique, dans une perspective tout à la fois aristotélicienne et brechtienne. Une pièce est le développement d’un récit structuré sur les conflits qui dévoilent les mécanismes de son histoire. Gignoux enjoignait Koltès à regarder de près la mécanique des vaudevilles du xviie et du xixe s., pour la rigueur avec laquelle ces œuvres traitaient des règles classiques, qu’il fallait bien connaître pour pouvoir les dépasser. La deuxième hypothèse (avancée par A.-F. Benhamou) serait liée à la rencontre de *Chéreau, voire à son anticipation par Koltès. Ce dernier avait été ébloui par l’art scénique du metteur en scène au milieu des années 1970, et aurait infléchi sa composition en retour. On sait combien le souci de raconter une histoire était premier pour Chéreau, qui possédait l’art de déplier les intrigues, et d’être impitoyable avec les récits qu’il mettait en scène. On pourrait formuler une troisième hypothèse, moins technique. Le milieu des années 1970 coïncide aussi avec la période fervente du militantisme de l’auteur, qui s’engage au Parti communiste et adopte une lecture rigoureusement marxiste du monde. Celle-ci est une philosophie de l’histoire, où les conflits sont moteurs : lire le monde comme une *Histoire nourrissait ainsi un *désir d’écrivain d’écrire des histoires qui soient des lectures du présent.
C’est ainsi que le premier infléchissement a lieu au cœur de la rédaction d’un *roman – en marge du théâtre donc. Et il fallait sans doute pour Koltès en passer par cette forme plongée plus directement dans l’exigence narrative, tenue par elle seule, pour se défaire des impasses qu’il rencontrait alors, ce *suicide littéraire qui le conduisait au silence des dernières scènes des Voix sourdes. La rédaction de *La Fuite à cheval très loin dans la ville marque cette bascule. Elle n’est pas brutale. Le roman est contaminé par des moments qui fracturent ou interrompent la narration, pour produire une œuvre hybride, voire protéiforme : l’*onirisme demeure très présent qui fixe le récit sur des images. Koltès se libère pourtant d’une première manière, centrée radicalement sur une certaine mise en arrêt du *langage. C’est avec le *monologue de *La Nuit juste avant les forêts que Koltès trouve en quelque sorte le *lieu et la formule : le récit est confondu avec l’action même ; le temps du récit est celui de la parole donnée ; le monologue est constitué de récits minuscules qui forment ce récit immense de la rencontre avec cet inconnu trouvé dans la rue. L’ultime étape de cette conversion au récit s’opère lors de ces deux *voyages en *Afrique et en Amérique centrale, au cours de l’année 1978. Là, il fait la rencontre de l’Histoire – celle d’une colonisation qui survit à la décolonisation au *Nigeria, et des insurrections qui tentent d’écrire une autre Histoire au *Nicaragua. L’écriture de *Combat de nègre et de chiens sera la réponse à cette expérience. Elle est un radical virage avec ce qui précède : « l’hypothèse de l’illusion réaliste » lui permet d’adopter le schéma narratif conventionnel – qui fait coïncider structure temporelle et structure logique – pour déployer ses visions.
« Avant, je croyais que notre métier, c’était d’inventer des choses, maintenant, je crois que c’est de bien les raconter » [2]
Koltès lui-même a pris conscience de cet infléchissement. Désormais, le récit sera au cœur de ses préoccupations : l’art de bien raconter prend le pas sur celui d’inventer. Cependant, cet art intéresse Koltès dans la mesure où il ne s’agit pas de se couler dans une forme narrative, mais de la forger toujours à l’aune de son désir de faire voir/faire lire le monde. De l’architecture complexe de *Quai ouest à la radicale épure de *Dans la solitude des champs de coton, le récit koltésien n’est pas une manière, plutôt une inquiétude. Elle lie la volonté d’être immédiatement saisi en surface et de charrier des forces en profondeurs plus latentes et secrètes, toujours aussi riches de visions, de fantasmes obscurs.
L’attachement de Koltès au récit le singularise parmi ses contemporains dramaturge, engagés dans des aventures de langage ou des explorations expérimentales poétiques. Pourtant, cette spécificité – qui sera une des raisons aussi pour lesquelles il fut très rapidement considéré comme un classique contemporain – n’était pas un retour en arrière dans l’histoire des formes. Loin d’être ce geste conservateur, voire réactionnaire, l’art du récit koltésien jette en avant de lui les possibles d’une narration qui porte en elle les puissances du langage-action, les facultés fantastiques de l’onirisme, la complexité politique de maintenir en tension les affrontements. Le récit pour Koltès ne serait ainsi pas une solution trouvée pour son théâtre, mais une question devant laquelle le spectateur reste activement en quête.
« J’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous » [3].