arnaud maïsetti | carnets

Accueil > BERNARD-MARIE KOLTÈS | « RACONTER BIEN » > Koltès | articles & notes > Koltès | Dictionnaire · RIMBAUD

Koltès | Dictionnaire · RIMBAUD

Une entrée

lundi 18 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Rimbaud

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


RIMBAUD (ARTHUR)

« Bernard […] vivait avec très peu de choses : peu de meubles, quelques livres et rien d’autre. Chaque fois qu’il quittait un endroit, il distribuait les livres et n’emportait qu’un sac de *voyage, et toujours son Rimbaud » [1].

Les œuvres complètes du poète ardennais étaient donc les seuls armes et bagages qui accompagnaient Koltès dans ses lointains. Ce n’est pas qu’une anecdote. La matérialité de ces œuvres renvoie aussi au-delà des poèmes à une pensée en acte à laquelle Koltès se liera indéfectiblement. Rimbaud sera la base continue de sa vie – il semblerait que ce soit le seul auteur qu’il aura lu toute sa vie, de l’adolescence à la mort –, un lieu de confrontation surtout, non pas d’identification : un champ de force contre lequel s’éprouver.

C’est que Rimbaud n’est pas seulement la signature de quelques poèmes, il est aussi une morale et un appel, une figure que sa légende irradiante constitue autant (si ce n’est davantage) que la vérité biographique. Ce qu’on a fait de Rimbaud serait à cet égard presque aussi important que ce que Rimbaud a fait de lui – il serait un de ces auteurs dont la vie posthume aura écrit l’œuvre, en quelque sorte. Or, c’est avec ce *nom propre que Koltès compose.

Jeune auteur, il s’est même attelé à la *réécriture d’une œuvre de Rimbaud : Un cœur sous une soutane, plaisanterie grivoise du très jeune Rimbaud, anticlérical et moqueur. Reprenant le sous-titre de la nouvelle rimbaldienne, Intimités d’un séminariste, cette pochade, écrite en 1973 ou 1974 pour Yves *Ferry et restée inédite, n’était qu’une façon de prendre date avec l’acteur – avant de se retrouver plus tard autour de *La Nuit juste avant les forêts.

De la légende de Rimbaud s’impose en premier lieu la puissance adolescente, insubordonnée, atrocement libre. À travers elle se lisent en filigrane toutes les figures koltésiennes de jeunesse insoumise : d’*Alexis à *Zucco, en passant par Le *Rouquin. Figures auxquelles sont toutes attachées la *violence et la *beauté, le *désir d’ailleurs. Ce désir rimbaldien en quête de « vraie vie » peut même sembler l’arc dramaturgique de bien des pièces, en premier lieu, la fondatrice Nuit juste avant les forêts, scandée par ce désir impossible : « il faudrait être ailleurs » – impossible parce que, ailleurs, on se retrouverait dans un autre ici. Mais l’impossible est pour Rimbaud moins une fin que la condition de toute expérience (« L’Impossible » est ainsi le titre de l’avant-dernier chapitre d’Une saison en enfer). C’est ce mouvement qui anime *Charles / Carlos dans *Quai ouest, *Édouard dans Le *Retour au désert et Roberto Zucco, qui ne cesse d’être emporté par cette allure, aimanté par l’ailleurs. Pour chacun d’eux, la mort est exemplairement l’au-delà absolu.

Puis, l’autre aspect de la légende tient à cette dissidence radicale, à la volonté révolutionnaire d’avoir voulu accomplir en quelques phrases une opération sur le *langage qui le renouvèlerait de fond en comble. Cette lame de fond par quoi Rimbaud aura participé à défaire les structures poétiques antérieures et à permettre l’avènement de la littérature moderne, semblerait le propre des pièces de Koltès : mouvement de dévastation qui fonderait par la mise en pièce un monde neuf, à venir – « raz-de-marée » (selon l’expression de C. Triau) qu’emporte la *fin de bien des pièces, en quoi peut se lire également la geste rimbaldienne.

Adolescence émancipée, violence rageuse, désir d’ailleurs, puissance révolutionnaire, les motifs rimbaldiens structurent la *dramaturgie koltésienne. On perçoit par-là que Rimbaud n’est pas seulement l’objet d’une affection de lecteur pour Koltès, qu’un fétiche. Il est bien une puissance tissant des rapports entre la littérature et la vie, cette dernière tâchant de parfaire la première en l’exécutant.

Cependant, Rimbaud est aussi le lieu d’une confrontation. Koltès sera par exemple toujours méfiant à l’égard de la poésie, ce soin apporté au langage par-dessus tout. Cette méfiance ne relevait pas d’un goût, mais d’une décision : c’est que la puissance poétique – verticale – du langage était sa pente naturelle, et qu’elle minait la force narrative – horizontale – qu’il avait voulu donner à ses pièces, au tournant majeur qu’avait été La Nuit juste avant les forêts. Koltès écrira toujours en quelque sorte contre lui-même, contre la tentation poétique du langage, contre son versant rimbaldien.

Puis, Rimbaud n’est pas seulement l’auteur de cette œuvre mince et rapide qu’on connaît, composée en quelques années de jeunesse adolescente. Il est aussi l’homme qui, brutalement, tourna le dos à la littérature, partit. Ce qu’on nomme « le silence de Rimbaud » – et qui n’était peut-être que le lucide accomplissement de ce que sa poésie proposait –, le compose entièrement. Ce que Koltès chercha dans ses voyages, n’était-ce pas cette *solitude radicale, l’en-allée absolue qui, récusant l’Occident, cherchait à puiser en Orient le *secret terrible de l’existence ? Mais à l’inverse de Rimbaud, c’est dans l’ailleurs que Koltès puise la force d’écrire. Ses voyages sont l’envers du silence.

Enfin, il y a la pensée en acte que Rimbaud aura laissée. Si Une saison en enfer est ce livre considérable et en tous points inaugural, c’est aussi parce qu’il est la traversée sidérante de l’Occident et sa mise à mort. Revers de la *Bible, Une Saison en enfer est une façon d’en finir – dans la fulgurante vitesse de quelques pages – avec ce que l’œuvre divine initiait. Dès lors, l’œuvre de Rimbaud est aussi en partie anthropologique, et l’existence du poète en avait d’emblée pris acte. En refondant l’homme depuis une négativité radicale, il inversait la Création. L’Adam noir qui en émane et l’Eden de l’Aden qui le renverse sont en tous points le monde neuf, où ce n’est pas le Verbe qui se fait chair, mais la chair qui s’accomplit dans son silence. Aux confins du monde, Rimbaud aura réalisé dans son corps l’opération qu’il avait échoué à réaliser sur le langage. Être « l’étranger tout à fait » [2]. Jusqu’à la couleur de la peau, qu’il rêvait noire, et qu’il finira par avoir presque. Jusqu’au nom même qu’il changea : Abdoh Rimb. Koltès signera plusieurs lettres, d’*Afrique, de son nom africain : « Cheik Abdallah B.-M.K. » [3] – et lui aussi, constatant qu’il n’était pas noir, se maudissait de ne pas l’être, en acceptait la malédiction, tâchant de l’accomplir. La haine de l’Occident porte le dramaturge avant tout parce qu’il en est issu. Si la création – littéraire – a un sens, c’est au nom de la recréation anthropologique qu’elle permet : s’inventer autre, de corps et d’esprit, se fabriquer, dans la page et les *récits qui les animent, des forces pour ne pas être soumis à soi.

« Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée ! »

Gloire de Rimbaud. L’emportement est son mouvement propre, et sa langue, les fêtes et les drames inventés, les fleurs, les astres et les corps levés sur l’espace de pages rapides, entraînées toujours ailleurs sont ces illuminations de phrases sitôt évanouies par la force même qui les a fait surgir. Là où Rimbaud fut conduit, l’émergence neuve d’une langue qui voulait inventer le langage, il ne revient à personne de s’y porter, parce que l’expérience de Rimbaud a en un sens accompli la tâche d’avoir réalisé aussi l’abîme vers lequel elle tendait. Mais ce que Koltès a lu dans Rimbaud fut sans doute, dans cette exigence féroce d’accueillir la langue et de la faire porter là où elle ne pouvait porter, de fabriquer exprès pour elle des corps capables de doubler le corps du monde pour mieux en retour l’habiter, marcher sur elle pour prolonger la marche et le monde.

Si l’on saisit le geste d’écrire dans sa radicalité, il importait peu que Rimbaud fût poète et Koltès dramaturge – ni l’un ni l’autre ne l’était, catégories formées pour des statuts sans pertinence. Là où l’un comme l’autre, dans leur propre solitude, leur singularité d’écriture et dans leur monde, à leur propre mesure d’homme, ont accompli leur existence et leur œuvre, c’est dans la conquête de territoires neufs : de mots, ou de fictions ; réinvention de corps et d’*amour. Le désir d’être autre, noir, ou ailleurs, porte celui de renverser les identités, de faire de l’invention de soi une invention du monde : « On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde » [4]. Là où Rimbaud s’est tu, a commencé l’expérience du monde pour lui, et l’âpre réalité. Si Koltès ne s’est pas résolu à ce silence, c’est dans l’articulation de l’expérience d’écriture et du réel, qui est le lieu de l’écriture. Lieu coupé du réel certes, et épreuve de violence de la langue, l’écriture est cependant cet espace où la vie et l’art ne sont pas l’envers l’une de l’autre, mais comme la condition de l’une par l’autre. Écrire, c’est nommer cette appartenance à l’art, et le désir d’appartenir à la vie.


[1Lettres, p. 7. Préface de François Koltès.

[2La nuit juste avant les forêts, p. 11

[3Lettres, p. 492 et 503

[4G. Deleuze & F. Guattari, Mille plateaux, p.244.