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Koltès | Dictionnaire · NEW YORK

Une entrée

lundi 25 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée New York

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


NEW YORK

« Il y a un autre monde et il est dans celui-ci » écrivait Éluard. Pour Koltès, cet autre monde porte un *nom : New York. Toute sa vie, cette ville exercera son magnétisme obsédant, son appel. Elle sera le *lieu privilégié de l’écriture en vertu des contradictions qui l’animent et des *beautés terribles qui la saturent. Nulle autre ville ne figurera pour lui ce cœur du monde qui tient à la fois de la matérialité âpre, de l’utopie métissée, de la démesure fantastique : assemblant donc en elle les conditions de l’écriture et des expériences qui la relancent.

Le 28 juin 1968, à vingt ans, gagnant le Québec où il anime une colonie de vacances, il fait escale quelques heures à New York. Il pleut, c’est la *nuit, et le choc est puissant. Immédiatement il écrit rapidement à ses parents, note quelques mots comme pour dater l’émotion : « Démesuré, indescriptible… Inoubliable, surtout inhumain » [1]. Pour un jeune Messin, pour qui *Strasbourg est la grande ville – où il vit depuis un an –, New York est en effet d’une échelle qui dépasse tout ce qu’on pourrait imaginer. Il marche quelques heures dans Manhattan.

« Alors, là, c’est comme un coup de foudre : on est tout d’un coup plongé dans un autre monde, une autre civilisation, plus étrangère encore que le monde arabe ; c’est le règne des *Noirs, de la publicité ; des dollars, de la *prostitution et la pornographie qui est étalée là aux yeux de tout le monde, jusqu’aux enfants de 5-6 ans qui se promènent seuls dans la rue. C’est inoubliable. […] On s’y sent totalement perdu, étranger, mais on ne peut pas échapper à cette atmosphère étouffante » [2].

On devine que l’émotion tient aussi à une *violence, celle qui séduit : c’est d’ailleurs sous le prisme du coup de foudre qu’il en parle, et toujours à cette ville sera associée une dimension sensible, amoureuse, voire érotique. Cette expérience du choc n’est pas seulement fondatrice pour le jeune homme à qui est comme révélée l’existence du monde, dans son épaisseur complexe, elle l’est également pour l’écrivain – qu’il n’est pas encore. Après cette brève vision, et à l’issue de la colonie de vacances, il passe à la fin de cet été 1968 quelques jours dans la ville :

« Je suis enthousiasmé par N.Y., comme je ne peux pas le dire. C’est extraordinaire ! […] Je reprends le métro après un bon aperçu de New York de nuit (c’est “inécrivable”) ; le métro est un spectacle permanent dont je n’arrive pas à me lasser » [3].

La théâtralité immédiate de cette ville appelle à l’écriture dans la mesure d’un impossible. C’est bien parce qu’on ne peut pas le dire, que l’écriture ne peut pas annuler l’expérience en la disant que cette ville incite absolument à être écrite, puisque l’écriture est pour lui ce territoire qui mesure le gouffre qui sépare l’expérience de sa diction.

« J’ai trouvé/ma place/sur ce monde : /New York/J’y reviendrai/pour longtemps » écrit-il à une amie au moment de son départ [4].

Il y reviendra en effet, mais seulement près de quinze ans plus tard. Au printemps 1981, bénéficiant d’une bourse d’écriture par le CNL – à cette date, Patrice *Chéreau avait pris la décision de monter *Combat de nègre et de chiens, et même de mettre en scène les pièces que le dramaturge écrirait –, il choisit de se rendre à New York. En mai 1981, au moment où la *France élit le premier président socialiste de son *histoire, Koltès est dans les rues de Harlem pour pleurer la mort de Bob Marley qui vient de mourir. L’auteur a basculé dans une autre histoire. Celle qu’il choisit s’ancre à New York où il reconnaît ses semblables.

« Je me retrouve seul avec moi-même comme cela n’arrive qu’en *voyage, et en plus face à un univers si baroque, si compliqué, si mêlé, si beau que j’ai à peine le temps de découvrir une chose que je suis sollicité par une autre. […] j’aime à retrouver des gens que je reconnais comme mes semblables (alors que tout semble au contraire nous séparer), que je passe mon temps à cela, et qu’ici abondent les gens de ma “race”, que je caractériserais par : l’inquiétude (fondamentale,) le désespoir absolu (et sans tristesse), et le goût du plaisir. Du coup, parlant tous la même langue, je ne me sens pas dépaysé » [5].

Lieu des contradictions, New York est l’espace aussi de ses résolutions : territoire absolument étranger à lui, mais où l’étrangeté y est reconnaissance d’une appartenance. New York est alors une ville monde. Les quartiers distribuent les communautés, moins brassées que juxtaposées. Elle reproduit à son échelle tous les continents. Centre du monde donc, dans la mesure aussi où nombre de ceux qui la peuplent sont aussi ce qu’on nomme alors des marginaux – pour l’auteur, la marge est le centre, et les confins l’endroit qui tient l’ici en tension avec l’ailleurs. Koltès vit alors vers l’Upper Manhattan, près d’East Harlem. Dans ce qu’on nomme le Spanish Harlem, il vit auprès de déracinés qui le fascinent.

« Ici, c’est Babylone » [6].

Le mot rasta est coloré pour Koltès d’un *mythe utopique et politique qu’il éprouve dans sa chair. New York est l’*amour de ces années :

« Je suis en train de créer à l’intérieur de moi des besoins et des accoutumances qu’il me sera difficile de satisfaire ailleurs » [7].

Ivre de ces marches et de *reggae, les concerts de Steel Pulse dans Harlem, les cafés paradisiaques comme des enfers, il ne cesse dans ces lettres de chanter le *désir de cette ville :

« New York (que j’aime), […] New York (que j’adore), […] New York (dont je suis éperdument épris)” [8].

À New York, ce printemps – puis à l’automne suivant –, Koltès fuit les mondanités de Greenwich Village où on l’appelle pourtant, en sa qualité de boursier. Il préfère de loin se rendre auprès des quais désaffectés qui bordent l’Hudson. Sous les voies ferrées désaffectées de la High Line, vers Lower West Side, des hangars sont des lieux de rencontres et de trafics louches, terriblement dangereux, et en cela désirables. Koltès y est aussi sensible aux jeux de lumière des couchers de soleil et des ombres démesurées qu’aux corps qui se retrouvent là. Les New Yorkais nomment ces quartiers West End : c’est pour l’auteur en quête désespérée d’allégories littéralement la terminaison ouest du monde, le terminus de l’Occident.

Il y lit comme un Eden inversé, où des lois neuves et sauvages gouvernent les désirs et réinventent le monde. C’est des visions de ce lieu que naîtra *Quai ouest — sorte de *traduction de West End :

« Dès que l’on y pénètre, on se rend compte que l’on se trouve dans un coin privilégié du monde, comme un carré mystérieusement laissé à l’abandon au milieu d’un jardin, où les plantes se seraient développées différemment ; un lieu où l’ordre normal n’existe pas, mais où un autre ordre, très curieux, s’est créé. […] De temps en temps, un cadavre y est jeté à l’eau » [9].

C’est sans doute pourquoi, ces années-là, le maire démocrate de New York fait alors campagne pour sa réélection et promet de détruire ces docks : réélu en novembre 1981, il tiendra sa promesse en 1985. Ce maire s’appelle Edward Irving Koch — et *Koch sera justement le nom du *personnage qui dans Quai ouest cherche à se jeter dans l’eau, et qu’on repêche. L’écriture pour Koltès est une façon de venger le réel, de réécrire l’Histoire, de prolonger ses ruines pour mieux les hanter.

Si cette pièce new-yorkaise puise dans l’imaginaire de Sur les Quais d’Elia Kazan autant que des visions concrètes perçues sur place, elle témoigne aussi de tout un rapport à la ville, son danger et sa puissance exubérante, sa beauté surtout. Koltès ne cesse de la dire, dans ses lettres de Manhattan. La beauté est toujours ce qui signe la ville, son empreinte. Elle n’est pas la joliesse, mais souvent sa violence, et toujours ce qui appelle, ce qui attire.

Les voyages se succéderont. Toute l’année 1985, puis au début de l’année 1986, au printemps et à l’automne, il ne perd pas une occasion de vivre dans sa ville d’élection et d’écriture. Koltès écrira une seconde pièce arrachée à l’expérience de New York. Au printemps 1985, il a trouvé un appartement dans l’East Side, quartier bien plus dur que Harlem, où rôdent punks et ce qu’on nomme les exclus. Là, il écrira sa pièce inspirée d’une rencontre avec un homme qui, l’abordant dans la rue pour lui vendre de la *drogue, ne faisait en fait que la manche. Dans la solitude des champs de coton est l’autre pièce américaine. Mais Koltès n’écrira jamais que comme auteur français en exil dans sa langue. C’est toujours comme étranger qu’il aborde ce monde qui est pour lui une civilisation à elle toute seule.

New York est une sorte de patrie, parce qu’elle assemble ces étrangers : Home Sweet Home. Près des docks, il a trouvé le lieu idéal où vivre et mourir : le Peter Rabbit, ce bar où se retrouve la communauté gay du quartier.

« Peut-être suis-je né pour habiter une chambre au-dessus de Peter Rabbit, dans l’extrême West Side de Manhattan, New York, USA. » [10].

New York, ou le monde possible.


[1Lettres, p. 60.

[2Lettres, p. 61.

[3Lettres, p. 82.

[4Lettres, p. 84.

[5Lettres, p. 441-442.

[6Lettres, p. 444

[7Lettres, p. 446.

[8Ibid.

[9Une part de ma vie, p. 12-13.

[10Lettres, p. 446.